Bombes de gros calibre, armes nucléaires et drones : un siècle de trajectoires d’évolution
Ce texte est une version révisée d’un article rédigé initialement pour le colloque Civilians at Stake : Mass Violence in Europe and Asia from 1931 to the Present, Paris, 16-18 décembre 2015. Je remercie pour leurs précieux commentaires les organisateurs de ce colloque et les participants, et plus particulièrement Mark Selden, Neta Crawford et Claire Andrieu. Merci aussi à Janina Dill, Benoît Pelopidas et Henry Shue pour leurs lectures attentives et leurs suggestions, ainsi qu’aux participants du colloque Law and Libations de la Cornell Law School.
Résumé
Le bombardement aérien a beaucoup évolué au cours du siècle dernier, tant dans ses caractéristiques technologiques que dans les dégâts infligés aux civils et dans son statut juridique. Dans ces trois domaines, les trajectoires d’évolution sont complexes et imbriquées. Bien que la pratique du largage de bombes incendiaires sur les villes semble appartenir à un lointain passé et constitue une violation flagrante du droit existant, la présence persistante de milliers d’armes nucléaires continue à faire peser la menace de destructions plus effroyables encore. Si la précision croissante des méthodes de bombardement, notamment par les drones, rend la protection des innocents plus aisée, le flou qui entoure la définition des cibles militaires met toujours des civils en danger. De plus, la facilité avec laquelle les grandes puissantes recourent aux drones à l’extérieur des sites reconnus de conflit armé accroît la probabilité du recours à la force.
On peut aborder sous plusieurs angles l’évolution des bombardements aériens à partir de 1911, année où le lieutenant Giulio Gavotti fut le premier à larguer une bombe depuis un avion contre des villageois libyens rebelles. Les caractéristiques techniques qui rendirent l’attaque de Gavotti inefficace – manque de précision et faible puissance explosive – ont fait l’objet d’améliorations spectaculaires au fil des décennies. Depuis 1945, la puissance colossale des armes nucléaires a multiplié par un million celle des bombes de gros calibre qui avaient détruit un très grand nombre de villes allemandes et japonaises, rendant la question de la précision nulle et non avenue à maints égards. 1 Au contraire, la précision des missiles lancés depuis les véhicules aériens téléguidés (les « drones ») du début du xxie siècle leur permet de détruire leurs cibles moyennant une force explosive relativement faible.
Et ces cibles ? Une deuxième trajectoire d’évolution entre Gavotti et aujourd’hui – liée aux progrès de la précision et de la puissance des armes – consisterait à relever le nombre ou la proportion de civils tués, délibérément ou non, par des attaques aériennes. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le bombardement stratégique de villes a fait des centaines de milliers de victimes dans la population civile, avec pour point culminant les bombardements nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki, où une unique bombe larguée sur chacune de ces villes a causé plusieurs dizaines de milliers de morts. Au cours des décennies qui se sont écoulées depuis, les civils ont cessé d’être des cibles délibérées pour se transformer peu à peu et à quelques exceptions près en « dommages collatéraux ». Ce qui n’empêche pas les puissances nucléaires de faire reposer leur politique de « dissuasion » sur la perspective terrifiante de la mort massive de civils. Ces derniers ne sont pas des cibles explicites des armes nucléaires, mais leurs cibles implicites.
Les normes éthiques et juridiques du bombardement aérien ont évolué depuis la Seconde Guerre mondiale. On peut toutefois estimer que cette trajectoire a commencé bien avant et la faire remonter jusqu’à la tradition de la juste guerre catholique médiévale, qui mettait l’accent sur les principes de distinction (entre combattants qui pouvaient être pris pour cibles et civils qu’il fallait protéger) et de proportionnalité (les bénéfices militaires d’une attaque doivent être supérieurs aux dégâts anticipés infligés aux civils). De l’aube de la puissance aérienne et au largage de bombes incendiaires pendant la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée, cette tradition a exercé un effet négligeable sur les pratiques du bombardement. Les principes du jus in bello – relatifs à la conduite de la guerre – ont fini par être officiellement intégrés dans les lois de la guerre, également connues sous le nom de Droit International Humanitaire (International Humanitarian Law – IHL) ou Droit des Conflits Armés (Law of Armed Conflict – LOAC). L’utilisation potentielle d’armes nucléaires contrevient cependant à ces règles de droit, comme le ferait aujourd’hui le largage volontaire d’une bombe incendiaire sur une ville. La possession d’armes nucléaires défie, au moins par l’esprit, les lois censées préserver les civils de dommages disproportionnés. Au cours de ces dernières années, une campagne internationale a cherché à obtenir l’interdiction des armes nucléaires pour des raisons humanitaires ; leur action est en effet tout aussi indiscriminée que celle des mines terrestres antipersonnel ou des munitions à fragmentation (qui dispersent de nombreuses mini-bombes) interdites à la suite des pressions d’activistes et des efforts d’États sensibles à cette cause.
Les drones occupent l’autre extrémité du spectre de la puissance explosive et du potentiel d’utilisation distinguant cibles civiles et cibles militaires. Bien qu’éventuellement compatibles avec le principe in bello de distinction et de proportionnalité, les drones, qui permettent des frappes faciles (pour les États-Unis du moins) dans des zones extérieures à celles des conflits armés reconnus, posent des questions de conformité aux règles ad bellum sur l’usage de la force, règles qui définissent les cas où le recours à la force armée est considéré comme légal. Ces normes juridiques et éthiques constituent la troisième trajectoire d’évolution du bombardement aérien que retrace cet article.
Celui-ci se divise en trois parties – l’une consacrée à l’évolution technologique, la deuxième aux dommages subis par les populations civiles, la troisième aux normes juridiques et éthiques. À l’intérieur de chacune de ces parties, une section historique évoquera les changements survenus dans chaque domaine entre l’époque du lieutenant Gavotti et nos jours. En plus des premiers cas de bombardements italiens, une grande partie de ce texte se concentre sur les pratiques britanniques et surtout américaines depuis les guerres mondiales jusqu’à aujourd’hui. Ce poids particulier ne tient pas essentiellement à la plus grande disponibilité des sources et ne reflète en aucun cas un jugement de valeur qui voudrait faire croire que les bombardements effectués par les démocraties anglophones seraient, d’une manière ou d’une autre, pires que les autres formes de guerre – sans parler des atrocités délibérées – menées par d’autres genres d’États. 2
Les bombardements sont au cœur de cet article, car ce sujet se prête particulièrement bien à une analyse juridique et éthique concernant la protection des civils. Par ailleurs, les lois concernant les cibles de la guerre aérienne sont relativement peu développées par rapport à d’autres domaines, comme le traitement des prisonniers de guerre, et méritent d’être étudiées de plus près.
En étudiant ce qui détermine les règles du bombardement aérien, il paraît sensé de se concentrer sur les États-Unis – la plus grande puissance militaire mondiale et celle qui s’engage le plus fréquemment dans des opérations de guerre aérienne –, parce que leur pratique a profondément influencé l’évolution des normes dans ce domaine et qu’il est à prévoir qu’elle continuera à le faire. D’autres pays, comme la Russie et Israël, se sont engagés dans des campagnes aériennes au cours des dernières années, tandis qu’en Libye et en Syrie, des dictateurs brutaux ont fait reculer l’horloge normative d’un bon siècle en se livrant à des bombardements punitifs contre leurs propres civils. Mais selon toute probabilité, les États-Unis continueront à définir les critères des pratiques de bombardement et resteront au centre des efforts pour modifier ces pratiques. 3 L’article se conclut sur une note pessimiste qui souligne les faibles contraintes que, même au terme d’un siècle d’évolution, la loi impose encore à la violence aérienne contre les civils.
Évolution technologique
« Ce sont de petites bombes rondes – qui pèsent à peu près un kilo et demi pièce. J’en mets trois dans la caisse et une autre dans la poche avant de ma veste. » Voilà comment Giulio Gavotti décrivait, dans une lettre à son père, l’arsenal du premier bombardement attesté depuis un aéroplane. Le lieutenant Gavotti pilotait lui-même un Taube, un monoplan de bois primitif et balançait ses bombes – qui ressemblaient plutôt à de petites grenades – contre les « camps ennemis » proches de l’oasis d’Ain Zara. 4 Au cours des décennies suivantes, la qualité, la fiabilité, les dimensions et la rapidité des avions augmenteront spectaculairement en même temps que leur capacité à transporter des bombes d’un poids et d’une puissance explosive supérieurs.
L’imprécision oblige à viser des villes
Les progrès techniques permirent d’utiliser des avions dans un rôle tactique de soutien rapproché des troupes au sol, dans des combats aériens contre d’autres avions et dans des missions d’interception de chasseurs dans le cadre de la défense aérienne contre les bombardements. Mais nous nous intéresserons ici essentiellement aux bombardements stratégiques contre des cibles situées derrière le front, et sur leurs effets sur les civils. Comme l’a exposé Richard Overy, éminent historien de l’aviation pendant la Seconde Guerre mondiale, « quel que soit son degré de perfectionnement scientifique » et en dépit des évolutions technologiques réalisées depuis l’aube de l’aviation, « le bombardement à longue portée de la Seconde Guerre mondiale […] ne releva que d’une stratégie bien grossière. Il s’agissait de transporter de grandes quantités d’armes chimiques, explosives et incendiaires d’un point A à un point B, puis de les larguer – en général à une altitude considérable, et sans grande précision, sur le territoire se trouvant en dessous. » 5 Sahr Conway-Lanz a souligné que même si les États responsables de tels bombardements avaient pour intention de ne viser que des objectifs militaires, les limites techniques ne pouvaient qu’entraîner un grand nombre de victimes civiles. 6 Au cours de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre de Corée et, de façon très nette, au Sud Vietnam, les États-Unis ont traité les centres de population abritant des cibles militaires comme s’ils étaient eux-mêmes les objectifs militaires. 7 C’est ainsi que lorsqu’ils visaient, par exemple, des installations ferroviaires et des centres de transports de troupes et d’équipement militaire, les Alliés de la Seconde Guerre mondiale ont déployé les armes les plus puissantes que leurs avions pouvaient transporter, en y ajoutant des armes incendiaires pour assurer un maximum de dégâts. 8 L’importante capacité de destruction des armes nucléaires a encore encouragé la tendance de la planification stratégique aérienne américaine à concevoir les villes comme des cibles. Au milieu de l’année 1947, alors que les États-Unis ne possédaient qu’une douzaine de bombes atomiques de première génération et l’URSS aucune, l’armée avait déjà identifié une centaine de « concentrations industrielles urbaines » susceptibles de se prêter à un bombardement atomique. 9 L’attaque des centres de population visait, selon le jargon de la stratégie nucléaire, des cibles « contrevaleurs » par opposition aux cibles « contreforces » – c’est-à-dire des attaques contre les propres forces nucléaires de l’adversaire. La recherche d’un potentiel de contreforce fut facilitée par l’adoption de missiles balistiques qui vinrent compléter les avions comme principaux « vecteurs » d’armes nucléaires. Les missiles balistiques américains et soviétiques modernes étaient les descendants des fusées V-2 allemandes qui avaient semé la terreur sur Londres, Anvers et Liège pendant la Seconde Guerre mondiale. Après la défaite nazie, le renseignement militaire soviétique et les troupes de l’Armée Rouge firent la course avec leurs homologues américains pour repérer et s’emparer des centres de fabrication et d’essai des fusées allemandes – comme l’a mémorablement décrit Thomas Pynchon dans son roman, L’Arc-en-ciel de la gravité.
Plus grande précision = risque d’escalade nucléaire accru
L’amélioration des procédés rudimentaires de guidage inertiel des fusées V2 permit la conception de missiles balistiques modernes dont la précision autorisait, en théorie du moins, d’ambitieuses stratégies de contreforce. À son tour, l’intérêt pour la contreforce favorisa de nouveaux progrès du système de guidage des missiles. 10 Au début des années 1980, ces progrès furent tels que les stratèges américains firent miroiter la possibilité de lancer une « première frappe désarmante » contre l’Union soviétique, éliminant substantiellement – mais, hélas, pas intégralement – la capacité de celle-ci à riposter par une attaque nucléaire contre les États-Unis. Comme l’affirme Carol Cohn, l’adoption de ce qu’elle appelle un langage technostratégique accordait aux stratèges nucléaires une certaine distance psychologique. Ils pouvaient se concentrer sur les caractéristiques techniques des armements sans avoir à envisager les conséquences désastreuses que leurs plans stratégiques, même les mieux conçus, ne manqueraient pas d’avoir pour les êtres humains. 11
Pendant les années 1980, les descendants modernes d’une autre arme nazie – le missile de croisière V1 – promirent d’améliorer encore la précision des frappes de contreforce. Les missiles de croisière nucléaires à lanceurs aériens, terrestres et navals, déployés en grand nombre par les États-Unis, se flattaient d’être équipés de systèmes de guidage TERCOM (correspondance de relief du terrain) : l’arme se dirigeait vers sa cible désignée en suivant une carte préprogrammée. Les drones modernes représentent un développement supplémentaire de la technologie des missiles de croisière, avec l’ajout de systèmes de positionnement global (GPS) et de guidage laser pour les armes qu’ils transportent.
Bien que cet exposé se concentre sur l’histoire du bombardement aérien « stratégique », les observateurs ont relevé depuis longtemps que l’emploi d’armes nucléaires à des fins « tactiques » contre des cibles militaires sur un champ de bataille – déjà terriblement destructeur en soi – risque, par un phénomène d’escalade, de conduire à une guerre nucléaire de grande envergure. 12 Ce risque constituait un élément intrinsèque de la politique des théoriciens américains de la « dissuasion nucléaire étendue » désireux, notamment, d’éviter une éventuelle invasion soviétique de l’Europe occidentale : l’Union soviétique s’abstiendrait, selon eux, d’attaquer l’Europe en employant des forces conventionnelles de crainte de déclencher une guerre nucléaire tous azimuts. Dans d’autres cas, par exemple dans les années 1960, lorsque les États-Unis envisagèrent de recourir à des armes nucléaires tactiques au Vietnam, l’escalade vers une guerre nucléaire planétaire n’était pas encore exclue. Les analystes chargés par le gouvernement américain d’étudier les coûts et les bénéfices d’une utilisation éventuelle du nucléaire dans ce contexte partirent de l’idée « que la guerre reste[rait] limitée à ce théâtre d’opérations et qu’il n’y [aurait] pas d’échange stratégique. » 13 Faire reposer une action militaire sur cette hypothèse était pourtant terriblement risqué, dans la mesure où le Nord Vietnam pouvait se flatter d’avoir deux alliés disposant de l’arme nucléaire, l’URSS et la Chine.
L’attrait d’armes nucléaires technologiquement plus « utilisables »
Bien après la fin de la guerre froide, l’attrait des armes nucléaires tactiques reste fort dans certains milieux, en même temps que le risque d’escalade. En 2015, les États-Unis ont financé une modification et une modernisation de leur bombe nucléaire B61, destinée à être déployée par l’aviation dans cinq pays de l’OTAN. Alors que leur politique nucléaire prévoit que « les programmes de prolongation de la durée de vie » (ce langage orwellien a survécu à la fin de la guerre froide) de leur arsenal nucléaire ne « soutiendront pas de nouvelles missions militaires et ne prévoiront pas de nouvelles capacités militaires », le nouveau B61-12 s’oppose manifestement à cette politique. Cette arme modifiée, qui intègre de nouveaux GPS et d’autres procédés technologiques de guidage, est « destinée à accroître la précision, permettant à l’armée d’obtenir les mêmes effets que ceux de l’ancienne bombe, mais avec une puissance nucléaire moindre. » La puissance de cette arme peut, paraît-il, aller de 0,3 kilotonnes, soit 300 tonnes (les plus puissantes bombes de gros calibre de la Seconde Guerre mondiale étaient de 6 tonnes), à 10 kilotonnes (une puissance à peine inférieure à celle de la bombe qui a détruit Hiroshima). Sa polyvalence – elle est destinée à des fins à la fois stratégiques et non stratégiques – fait l’effet d’une invitation à l’escalade ; en effet, ne sachant pas à quelle version il a affaire, un éventuel adversaire risque de réagir de façon disproportionnée. 14 Grâce à des explosifs nucléaires moins puissants et à la possibilité de limiter les retombées radioactives, ces nouvelles armes pourraient être jugées plus « utilisables », ce qui ne ferait qu’accroître le risque d’escalade vers la guerre totale. 15
D’anciens éminents responsables militaires américains l’admettent. Comme l’a affirmé le général (à la retraite) James Cartwright, ancien responsable du Commandement stratégique américain, « si je peux réduire la puissance, et réduire donc le risque de retombées, etc., cela la rend-elle plus utilisable aux yeux de certains – dans le cadre de certains processus de prise de décision présidentielle ou de sécurité nationale ? La réponse est que probablement, oui, elle devient ainsi plus utilisable. » Le général Norman Schwartz, ancien chef d’état-major de l’US Air Force, a défendu cette bombe modernisée en quelques phrases hachées : « Sans aucun doute. Une plus grande précision et une moindre puissance sont un potentiel militaire souhaité. Sans aucun doute. » Dans un entretien avec Hans Kristensen, le général a admis que ses détracteurs n’avaient pas tort d’affirmer que « la plus grande précision et les options de moindre puissance pourraient rendre le B61-12 d’une utilisation plus séduisante, grâce à la diminution des dommages collatéraux et des retombées radioactives. » Sa conclusion était cependant à l’opposé de celle de ses détracteurs. Selon Kristensen, le général Schwartz estimait que cette « facilité d’utilisation » rendait l’utilisation de ces armes moins probable ; « l’accroissement du potentiel augmenterait la force de dissuasion et rendrait l’utilisation moins probable parce que les adversaires seraient plus facilement convaincus que les États-Unis sont prêts à recourir aux armes nucléaires en cas de nécessité. » 16 Ces arguments, qui s’inscrivaient dans le répertoire de base des débats nucléaires quasi théologiques de la guerre froide, reposent effectivement sur la conviction non vérifiée que se préparer à utiliser les armes nucléaires avec le maximum de « crédibilité » évitera d’avoir à s’en servir. 17
En résumé, les progrès technologiques dans la précision des vecteurs et dans la flexibilité de la puissance explosive permettent tout un éventail de pratiques de bombardement – depuis l’assassinat ciblé d’individus au moyen de drones jusqu’à des interventions nucléaires contre des cibles contreforce stratégiques, qui provoqueraient néanmoins d’importantes destructions civiles, ou contre des cibles tactiques, entraînant un risque d’escalade vers une catastrophe nucléaire globale.
Pratiques de ciblage
Que leur but ait été d’exercer un « contrôle aérien » contre des sujets coloniaux rétifs à l’aube de l’aviation ou de « décourager » et « démoraliser » la population civile ennemie pendant les deux guerres mondiales, les grandes puissances ont attaqué les centres de population avec un effet dévastateur sur la vie des civils. Au cours des guerres que les États-Unis ont menées ensuite en Corée et au Vietnam, comme pendant la guerre soviétique en Afghanistan, les civils ont vu leurs villages délibérément attaqués chaque fois que la population était jugée favorable aux forces de la guérilla. Les guerres aériennes en Irak en 1991 et en Serbie en 1999 ont visé les civils moins délibérément, mais les attaques contre des cibles et des infrastructures « à double usage » ont contribué à infliger des souffrances à la population civile – ce qui entrait dans les intentions de certains responsables militaires. 18 Le recours aux « bombes barils » et aux armes chimiques par le régime syrien de Bachar el-Assad et les bombardements indiscriminés réalisés par son allié russe font du châtiment délibéré de civils une tactique de guerre.
Lors des guerres menées par les États-Unis dans le contexte de la lutte globale contre le terrorisme, les autorités militaires et politiques ont officiellement renoncé à cibler délibérément des civils, bien que ces derniers aient tout de même été des dizaines de milliers à périr en Irak et en Afghanistan. Enveloppée de secret, la politique américaine concernant les frappes de drones sous l’administration Obama s’est vue reprocher de provoquer la mort de civils, ce qui n’a pas empêché les autorités d’affirmer avec obstination que seuls des combattants étaient visés. Pendant ce temps, les arsenaux des États-Unis, de la Russie, de la Grande-Bretagne, de la France, de la Chine, d’Israël, du Pakistan, de l’Inde et de la Corée du Nord ont continué à abriter plusieurs milliers d’armes nucléaires. Si celles-ci sont utilisées un jour, quelles que soient leurs cibles, leurs premières victimes seront des civils. Aussi est-il impossible d’affirmer que la trajectoire d’évolution des pratiques de ciblage soit lisse, ou même unidirectionnelle.
Le moral des civils délibérément pris pour cible
L’ère du bombardement aérien a commencé avec une certaine ambiguïté s’agissant des cibles visées. À en croire la lettre qu’il adressa à son père, Gavotti largua ses bombes contre des « campements ennemis » de Libye. 19 Nous en déduisons qu’il avait pour cibles des combattants armés décidés à empêcher les Italiens d’arracher le contrôle de la Libye aux Turcs ottomans. Certaines sources évoquent pourtant des attaques ultérieures contre des « villageois arabes ». 20 En admettant qu’elle ait existé un jour, la distinction entre les rebelles et les populations qui les soutenaient commença à s’estomper rapidement dans la pratique. Prenons l’exemple britannique. Entre 1919 et 1922, Winston Churchill fut membre du gouvernement britannique, occupant successivement les fonctions de secrétaire d’État à la Guerre, secrétaire d’État à l’Aviation et secrétaire d’État aux colonies, chargé en tant que tel d’imposer l’ordre aux peuples qui résistaient à l’autorité britannique. Un des instruments qu’il préconisa à cette fin était le bombardement aérien des zones tribales à l’aide de gaz toxiques, particulièrement en Irak, mais aussi en Inde et en Afghanistan – même lorsque ses conseillers lui firent remarquer que cela risquait de « tuer des enfants et des malades ». « Je suis très favorable à l’emploi de gaz toxiques contre les tribus non civilisées », écrivit Churchill à Hugh Trenchard, chef d’état-major de l’Aviation. Les Britanniques recoururent effectivement à des bombardements aériens contre de nombreux villages du Kurdistan et utilisèrent des gaz toxiques contre les rebelles irakiens, avec, selon les termes de Churchill, « un excellent effet moral ». 21
Bien que l’on établisse souvent une distinction entre les pratiques militaires des Européens contre des populations qu’ils considéraient comme non civilisées et celles qu’ils appliquaient à d’autres représentants de la civilisation, cette différence ne doit pas être surestimée. Pendant la Première Guerre mondiale, par exemple, l’utilisation d’avions pour bombarder des cibles européennes, bien que limitée, était clairement destinée à inspirer la terreur aux populations civiles, répondant ainsi, en grande partie, à la même intention que dans les colonies. À la suite de ce conflit, les premiers théoriciens de la puissance aérienne – dont le plus célèbre est Giulio Douhet – ont plaidé explicitement en faveur d’attaques contre des centres de population civile dès le début d’une guerre. Douhet y voyait un moyen efficace pour mettre rapidement fin aux conflits armés – ou même, dans le langage de l’époque nucléaire, pour exercer un effet de dissuasion grâce à la perspective d’importantes destructions civiles. Dans l’éventualité d’une guerre, il préférait la mort brutale de civils au sacrifice des meilleurs éléments de la nation – les jeunes soldats mâles, selon lui – durant des années de guerre de tranchées implacable, telle que celle qu’on avait connue en 14-18.
Viser délibérément des civils pour saper leur moral et leur soutien à la guerre a occupé une place centrale dans les réflexions d’autres théoriciens de la puissance aérienne comme Trenchard en Grande-Bretagne et Billy Mitchell aux États-Unis. Certains esprits dissidents jugeaient cependant préférable de se concentrer sur des cibles exclusivement militaires pour peser sur le cours des combats. Ainsi, les spécialistes ont récemment attiré l’attention sur « l’antagoniste de Douhet », Amadeo Mecozzi. 22 On a pu comparer sa controverse avec Douhet concernant le juste rôle de la puissance aérienne au débat américain qui opposa à la même époque Mitchell et William Sherman lequel, dans son traité de 1926 intitulé Air Warfare, jugeait « particulièrement odieux d’envisager de faire la guerre à des civils désarmés de tous âges et de tous sexes. » 23 Pourtant, s’inscrivant dans la logique de Douhet, les Italiens furent parmi les premiers à employer le bombardement de terreur contre une ville européenne : en avril 1937, les forces aériennes italiennes coopérèrent avec les forces allemandes pour détruire Guernica, soutenant ainsi les troupes de Francisco Franco lors de la guerre civile espagnole. Moins d’un an plus tard, le dictateur italien Benito Mussolini donna ordre d’attaquer Barcelone, dans l’intention manifeste de terroriser les civils. Comme l’explique Overy :
Le bombardement de Barcelone, du 16 au 18 mars 1938, suivit en effet les ordres directs de Mussolini, qui, depuis Rome, sommait de bombarder le « centre démographique » de la ville. Le futur chef d’état-major de la Regia Aeronautica, le général Francesco Pricolo, écrivit en 1938 que « l’arme véritable de la flotte aérienne est la terreur. » Tout comme Douhet, Pricolo appréciait le « pouvoir décisif » que pouvait avoir la flotte aérienne pour garantir la victoire. 24
Bien que l’attaque contre Guernica soit mieux connue grâce à la puissante représentation de Pablo Picasso, le raid italien contre Barcelone était destiné à produire des effets comparables – provoquer délibérément la mort de centaines de civils.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la puissance aérienne a indéniablement servi des objectifs militaires immédiats, les Alliés ayant obtenu la supériorité aérienne contre les Allemands en Afrique du Nord ce qui leur permit ensuite de recourir à l’aviation pour assurer un soutien de proximité aux troupes au sol. 25 Mais les commandants d’aviation britanniques aussi bien qu’américains – et, trop souvent, leurs supérieurs politiques – imaginaient pouvoir mettre leurs ennemis « K.O. » par la seule puissance aérienne. Les conséquences pour les civils en Allemagne et au Japon ont été catastrophiques. En Europe, le nombre des victimes civiles d’attaques aériennes a été de 600 000 ; au Japon, il s’est peut-être élevé à 500 000, avec plus de 100 000 morts au cours d’un seul raid aérien contre Tokyo les 9-10 mars 1945. 26 À la fin de la guerre, l’enquête américaine sur les bombardement stratégiques (US Strategic Bombing Survey) a révélé que ce que Robert Pape a appelé la stratégie de punition principalement dirigée contre les civils avait exercé peu d’effets positifs sur la victoire militaire, et avait même été souvent contreproductive. 27 Cependant, l’avènement d’armes nucléaires de forte puissance a ranimé chez les ardents défenseurs de la puissance aérienne l’espoir que les bombardements permettraient de gagner des guerres rapidement, sinon de les éviter complètement grâce à la dissuasion.
L’attrait persistant de la punition des civils
Guerre nucléaire mise à part, aux États-Unis, deux tendances ont milité contre les stratégies militaires centrées sur la destruction directe d’objectifs civils qui avaient caractérisé la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée. N’opérant plus dans un contexte de « guerre totale » mobilisant toute la société, les responsables américains d’après-guerre ont rarement cherché à faire porter par les citoyens ordinaires de la puissance belligérante adverse la responsabilité des actes de leurs dirigeants. Le motif de la vengeance qui avait si souvent inspiré le soutien de Churchill au bombardement des villes allemandes ne joua guère de rôle dans les calculs des dirigeants américains lors des guerres qu’ils menèrent dans la seconde moitié du xxe siècle – ne fût-ce que parce que les adversaires des États-Unis étaient généralement trop éloignés ou trop faibles pour se livrer à des attaques propres à inspirer des idées de vengeance. 28
Néanmoins, les autorités de l’US Air Force semblent congénitalement incapables de résister à la tentation d’épouser des stratégies de bombardement punitives. Même si elles renoncent à attaquer directement la population, il leur paraît important que les effets militaires des bombardements rendent la vie difficile aux civils. L’avis du général à la retraite Charles Dunlop, ancien responsable des services juridiques de l’US Air Force, n’a rien d’exceptionnel : « L’expérience montre que l’érosion de la “volonté” d’un adversaire par les effets indirects de bombardements aériens contre les civils est un élément clé de la victoire dans la guerre moderne. » 29
Prenons l’exemple de la guerre du Kosovo. En mars 1999, quand l’OTAN a lancé sa toute première offensive contre la Serbie en raison du traitement qu’elle infligeait à la population albanaise de la province du Kosovo, sa stratégie a consisté à bombarder la Serbie afin d’inciter son dirigeant, Slobodan Milošević, à retirer ses troupes. Cette campagne devait être une opération à « perte zéro » pour l’OTAN. Mais pas pour la Serbie. Lors des pourparlers qui précédèrent la guerre, le général de corps d’armée de l’US Air Force Michael Short intervint pour lancer un ultimatum aux négociateurs serbes. Selon les propos qu’il tint ultérieurement dans une interview, il aurait dit à ceux-ci :
Vous ne pouvez pas imaginer ce que ce sera. La rapidité, la violence, la létalité et la destruction qui se produiront dépassent tout ce que vous pouvez imaginez. Si effectivement, vous n’êtes pas prêts à accepter mes conditions, mieux vaut interrompre cette réunion sur-le-champ. Je vous suggère de sortir, de prendre votre voiture et de faire le tour de Belgrade. Rappelez-vous bien le visage que présente la ville aujourd’hui. Si vous m’obligez à entrer en guerre contre vous, Belgrade ne ressemblera plus jamais à cela – plus de votre vivant, ni de celui de vos enfants. Belgrade et votre pays seront détruits si vous m’obligez à faire la guerre. 30
Ce n’était pas du bluff. Short préférait bombarder Belgrade qu’attaquer la Troisième Armée serbe au Kosovo, et son état-major avait identifié plusieurs centaines de cibles, parmi lesquelles des ponts, le réseau électrique et une station de télévision et de radio. Quand le général Wesley Clark, commandant suprême des forces alliées, a demandé à Short ce qu’il recommanderait dans l’éventualité où Milošević réagirait à la guerre de l’OTAN en accélérant la « purification ethnique » des Albanais (ce qu’il fit), Short répondit : « Je m’attaquerai au leadership à Belgrade ». Le « général Clark a hoché la tête », a raconté Short plus tard, et « tout le monde a admis que c’était la bonne réponse. » 31
Plus tard, à la suite du bombardement prétendument accidentel de l’ambassade de Chine à Belgrade, quand Short fut obligé d’exposer à la presse comment il justifiait le bombardement de la ville, il déclara, s’adressant aux « citoyens influents de Belgrade »,
Si vous vous réveillez le matin, qu’il n’y a plus d’électricité chez vous et plus de gaz à votre cuisinière, si le pont que vous empruntez pour aller travailler est démoli et a de bonnes chances de rester au fond du Danube pendant les 20 années à venir, vous vous mettrez sans doute à vous poser des questions : « Hé, Slobo, c’est quoi, cette histoire ? Ça va durer encore longtemps comme ça ? » Et à un moment, vous cesserez d’applaudir le machisme serbe qui s’exerce contre le monde et vous commencerez à vous demander à quoi ressemblera votre pays si ça continue. 32
Short semblait ignorer que Belgrade avait été le théâtre de plusieurs mois de manifestations massives, et inefficaces, contre la dictature de Milošević et que les bombardements de l’OTAN avaient touché certaines des régions de Serbie les plus hostiles à Milošević, comme Nis et Novi Sad, les privant d’électricité et faisant de nombreux morts parmi la population civile.
Au cours des guerres américaines ultérieures, affirme Neta Crawford, les États-Unis ont fait des efforts délibérés pour éviter les pertes civiles en officialisant des pratiques destinées à éviter les dégâts excessifs. Pourtant, au cours des douze années de guerres « post 11 septembre » couvertes par son étude, elle dénombre au sein de la population civile plus de vingt mille morts qu’elle présente comme « systémiques » et prévisibles. 33 Les attaques aériennes, le siège et l’invasion de Falloujah en novembre 2004, entrepris en représailles à l’assassinat d’employés américains d’une société de sécurité privée, ont entraîné des destructions massives de vies et de biens civils – ne fût-ce que parce que la cible de l’attaque initiale a été l’hôpital général de Falloujah. 34 Selon un membre de l’US Marine, les règles de cet engagement reposaient sur l’« hypothèse que tous ceux qui se trouvaient dans la ville étaient hostiles. » 35
Par rapport aux pratiques militaires conventionnelles des guerres en Irak et en Afghanistan, les dégâts causés par les attaques de drones dans la population civile ont été nettement moins importants. Mais ainsi que l’a reconnu le président américain Barack Obama, « la plupart des critiques à l’égard des frappes de drones – chez nous et à l’étranger – ont trait, ce qui se comprend, au signalement de victimes parmi la population civile », les estimations du gouvernement américain étant nettement inférieures à toutes les autres. Le président américain a affirmé avec insistance que les cibles visées intentionnellement ne sont jamais des civils, mais des « terroristes qui posent une menace continue et imminente au peuple américain. » 36L’interprétation de cette affirmation dépend en grande partie de questions de définitions – qui peut ou ne peut pas être à juste titre qualifié de civil, sujet sur lequel nous reviendrons un peu plus loin – et ce qui constitue une menace « imminente ».
La dissuasion nucléaire est impossible sans dégâts civils
Les armements nucléaires n’ont tué personne – civil ou militaire – dans un contexte de guerre depuis 1945, bien que les morts imputables à l’exploitation des mines d’uranium, à la fabrication des armes ainsi qu’aux essais et accidents nucléaires soient considérables. 37 Ajoutons que les drames effroyables évités de justesse à la suite d’accidents nucléaires et de stratégies nucléaires de la corde raide pendant les crises de la guerre froide donnent à penser que le non recours doit davantage à la chance qu’à des questions de jugement pondéré ou de gestion raisonnable. 38S’agissant des dégâts potentiels que le nucléaire pourrait occasionner dans la population civile s’il était utilisé dans le cadre d’opérations guerrières, on peut relever au moins une évolution positive qui a accompagné la fin de la guerre froide et de la course aux armements entre les États-Unis et l’URSS – un arsenal nettement moins important, grâce aux traités signés par les États-Unis et la Russie. Malheureusement, cependant, si l’on songe aux effets climatiques imprévisibles d’une guerre nucléaire, aux conséquences des incendies dévastateurs que provoqueraient de nombreuses détonations d’ogives nucléaires dans des zones urbaines et à la dispersion mondiale de radiations toxiques, l’armement subsistant est certainement suffisant pour qu’on s’inquiète du risque de destruction de toute vie sur notre planète. 39 D’autres modifications, recommandées et anticipées, comme la levée de l’état d’alerte instantanée des missiles balistiques nucléaires, n’ont pas été adoptées. Les états d’alerte avancée accroissent la probabilité de déclencher une guerre par inadvertance, mais n’abordent qu’indirectement les problèmes de dommages civils. Paradoxalement, les propositions de réduction progressive des armes nucléaires américaines à un niveau de « dissuasion minimum » dépendent implicitement ou explicitement de l’assurance que l’arsenal subsistant sera en mesure de tuer « assez » de civils – ce qui est, après tout, à la base de l’effet de dissuasion que l’on prête à ces armes. On peu penser qu’un petit nombre d’armes nucléaires qui viseraient exclusivement des navires de l’ennemi en mer ou des silos à missiles situés dans un désert isolé, par exemple, exerceraient un moindre effet de dissuasion. 40
L’évolution des normes juridiques et éthiques
Après la technologie et le ciblage des populations civiles, notre troisième trajectoire d’évolution du bombardement aérien s’intéresse aux normes juridiques et éthiques gouvernant cette pratique. Plus encore que dans les deux autres domaines, le terme de « trajectoire » – dans la mesure où il sous-entend un parcours prévisible ou sans accroc – est impropre. L’importance des principes de distinction et de proportionnalité du jus in bello inscrits dans la tradition de la Guerre Juste concernant le traitement des civils pendant un conflit armé a connu des hauts et des bas dans les pratiques de bombardement depuis l’époque de Gavotti jusqu’à nos jours.
Aucun récit linéaire ne saurait rendre compte des événements. Nous pourrions considérer la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée comme les creux de la vague, des périodes où l’on a ignoré tout fondement juridique ou moral propre à épargner aux civils les conséquences d’une attaque aérienne, et toute intention en ce sens de la part des belligérants. Et nous pourrions relever une amélioration progressive des contrôles juridiques, qui a incité les États à reconnaître de plus en plus clairement qu’ils étaient tenus d’éviter de causer du tort aux civils. Nous n’en voyons pas moins des responsables de l’US Air Force, comme les généraux Dunlap et Short, justifier la pression sur les civils en la présentant comme un avantage annexe désirable de l’attaque de certains types d’objectifs militaires largement définis. Leur raisonnement repose-t-il sur une base juridique ? De toute évidence, nous affrontons toujours la réalité des armes nucléaires. Leur éventuel effet de dissuasion repose en effet sur la crainte d’un immense massacre d’innocents. De telles armes peuvent-elles réellement être légales ?
Les drones compliquent encore cette image à maints égards. Leur précision accrue s’est, en théorie, accompagnée d’une plus grande conformité potentielle avec les principes d’in bello, mais les désaccords sur ce qui – ou sur qui – constitue une cible légitime ne manquent pas. Par ailleurs, la commodité relative des attaques de drones, que les États-Unis mènent loin des sites de conflit armé reconnu, a affaibli le respect des normes ad bellum gouvernant l’utilisation de la force. Il est tout simplement trop facile pour les États-Unis de s’engager dans un conflit armé.
Premières tentatives de contrôle juridique des bombardements
On est en droit d’affirmer qu’à l’aube de la puissance aérienne, le paysage juridique était à peu près nu. La Convention de La Haye, adoptée en 1899 et révisée en 1907, interdisait « d’attaquer ou de bombarder, par quelque moyen que ce soit, des villes, villages, habitations ou bâtiments qui ne sont pas défendus » (article 25). Elle exigeait des agresseurs qu’ils préviennent à l’avance les autorités compétentes du camp adverse (article 26) et prennent toutes les mesures nécessaires pour « épargner, autant que possible, les édifices consacrés aux cultes, aux arts, aux sciences et à la bienfaisance, les monuments historiques, les hôpitaux et les lieux de rassemblement des malades et des blessés, à condition qu’ils ne soient pas employés en même temps à un but militaire » (article 27). Ces interdictions ne s’appliquaient qu’aux signataires des conventions dans leurs interactions réciproques et ne concernaient pas leurs opérations dans leurs territoires coloniaux ou ailleurs. 41 De plus, le critère exigeant qu’un centre de population ne soit pas défendu pour être en droit d’être épargné par les bombardements laissait une faille non négligeable ; en effet, la présence de troupes, quelles qu’elles fussent, et de n’importe quel type d’installation militaire pouvait suffire à le priver de cette garantie, au même titre, le cas échéant, que sa situation à l’arrière d’un État belligérant tandis que les forces armées se battaient sur le front.
Dans l’entre-deux-guerres, en 1923, les États furent tout près de réglementer la guerre aérienne à La Haye : les articles d’un projet de traité furent élaborés, mais ne furent jamais approuvés. Un exposé de leurs principes majeurs suffit à prouver à quel point les pratiques de la Seconde Guerre mondiale les violaient, mais aussi combien ils se rapprochent des normes juridiques et des règles coutumières actuelles.
- Le bombardement aérien, dans le but de terroriser la population civile ou de détruire ou d’endommager la propriété privée sans caractère militaire ou de blesser les non-combattants, est interdit. (Article 22)
- Le bombardement aérien n'est légitime que lorsqu’il est dirigé contre un objectif militaire, c’est-à-dire un objectif dont la destruction totale ou partielle constituerait pour le belligérant un avantage militaire net. (Article 24-1)
- Un tel bombardement n’est légitime que s’il est dirigé exclusivement contre les objectifs suivants : forces militaires, ouvrages militaires, établissements ou dépôts militaires, usines constituant des centres importants et bien connus employés à la fabrication d’armes, de munitions connues ou de fournitures militaires caractérisées, lignes de communication ou de transport dont il est fait usage pour des buts militaires. (Article 24-2)
- Le bombardement de cités, de villes, de villages, d’habitations et d’édifices qui ne se trouvent pas dans le voisinage immédiat des opérations des forces de terre est interdit. (Article 24-3)
La tentative suivante visant à réglementer les bombardements aériens eut pour cadre une conférence sur le désarmement qui se tint à Genève entre février 1932 et le début de 1934. Bien que son ouverture ait coïncidé avec l’annonce du bombardement japonais contre Shanghai, la motivation ne fut pas suffisante pour permettre de surmonter les difficultés de l’élaboration d’un traité sur le désarmement général, dont les bombardiers ne constituaient qu’un élément. De plus, la situation avait beaucoup évolué au cours des années qui avaient suivi la réunion de La Haye, touchant – pour les aviateurs et les théoriciens de la puissance aérienne – l’idée même de l’existence d’une distinction significative entre le front et l’arrière. Peu d’entre eux croyaient encore, pour reprendre les termes du projet de 1923, qu’il fût possible de limiter les bombardements au « voisinage immédiat des opérations des forces de terre ».
En définitive, les négociations de Genève échouèrent, en même temps que les efforts destinés à limiter les opérations de bombardiers ou à les interdire purement et simplement. À la suite de cet échec, le Comité international de la Croix Rouge chercha d’autres moyens de protéger les civils – par exemple en désignant certaines villes (« villes sécurisées » ou « villes de sécurité ») ou des zones à l’intérieur des villes (« localités sécurisées » ou « zones sanitaires »), qu’il serait interdit de bombarder. Bien que ces propositions se soient inspirées de l’expérience plutôt positive de la protection de certaines zones de Madrid et de Shanghai lors de leurs récentes expériences de bombardements, ce projet resta lettre morte. 42
En juin 1938, en l’absence de tout accord formel, le premier ministre britannique Neville Chamberlain prononça une déclaration unilatérale devant le Parlement, esquissant les grandes lignes de la politique britannique concernant les bombardements. Il peut être utile d’étudier ce texte à la lumière des pratiques britanniques ultérieures :
- Premièrement, il est contraire au droit international de bombarder des civils en tant que tels et d’attaquer délibérément des populations civiles.
- Deuxièmement, les objectifs visés du haut des airs doivent constituer des objectifs militaires légitimes et pouvoir être identifiés…
- Troisièmement, en attaquant ces objectifs militaires, il faut manifester une vigilance raisonnable, afin qu’aucun civil du voisinage ne soit bombardé par inadvertance. 43
Trois mois plus tard, la Société des Nations adopta une formulation presque identique comme base de sa résolution sur les bombardements. La déclaration britannique a ceci de frappant qu’à la différence des dispositions vouées à l’échec de La Haye en 1923 (Article 24-2), elle laissait dans le flou la définition de termes clés comme « objectifs militaires légitimes ». Cela sous-entendait l’interdiction totale de causer le moindre tort aux civils – sans mention de proportionnalité ni de double effet. Le langage britannique redondant « il faut manifester une vigilance raisonnable… qu’aucun civil du voisinage ne soit bombardé par inadvertance » devient dans la version de la Société des Nations une disposition précisant que les forces armées doivent veiller à ce que « les populations civiles du voisinage ne soient pas bombardées par négligence. » 44 Ces interdictions générales risquaient d’inspirer un certain cynisme aux autorités militaires, conscientes de l’impossibilité d’assurer une protection totale aux civils lors d’opérations militaires. Les gouvernements étaient-ils sérieux lorsqu’ils parlaient de protéger les civils des effets des bombardements simplement en évitant d’agir par inadvertance ou négligence ?
Malgré l’absence de règles juridiques formelles concernant les bombardements, tuer intentionnellement des civils continuait à susciter une très large aversion. On put s’en convaincre en observant la réaction populaire à la destruction de Guernica en 1937 et les attitudes des dirigeants britanniques et américains face à la campagne aérienne allemande de 1939 et aux attaques japonaises en Manchourie et à Chongqing. Winston Churchill, devenu Premier ministre de Grande-Bretagne, condamna le bombardement de Varsovie et de Rotterdam par Hitler en le présentant comme « une forme nouvelle et odieuse d’attaque » – alors qu’il ne différait pas beaucoup dans son principe du bombardement entrepris par la Grande-Bretagne contre des villages kurdes sous le commandement de Churchill quelques décennies plus tôt – et jura que son gouvernement ne bombarderait pas « d’objectifs non militaires, quelle que soit la politique du gouvernement allemand. » Le gouvernement américain publia une déclaration à la suite de la campagne de bombardement japonaise, rappelant que pour lui, « tout bombardement général d’une vaste zone où réside une importante population qui se livre à des activités pacifiques est injustifié et contraire aux principes du droit et de l’humanité. » Au début de la Seconde Guerre mondiale, le président Franklin Roosevelt invoqua à la fois l’interdiction juridique prononcée par la Convention de La Haye et le principe moral plus général de l’immunité civile quand il adressa « un appel urgent à tous les gouvernements susceptibles de prendre part aux hostilités pour qu’ils affirment publiquement leur détermination de n’engager, en aucune circonstance et d’aucune manière, leurs forces armées dans le bombardement aérien de populations civiles ou de villes non fortifiées. » 45
Réduire en cendres les villes et les contrôles juridiques
D’autres ont fait un excellent récit de l’abandon relativement rapide de ces normes. 46 Il convient cependant de relever la force du motif de la vengeance chez certains dirigeant alliés, désireux de faire payer leurs actes aux Allemands et aux Japonais (et inversement). Son équivalent juridique le plus proche est le concept de représailles – bien qu’en théorie, celles-ci ne soient pas censées avoir pour objectif d’affirmer la non validité des contraintes légales, mais d’obliger l’autre camp à renouer avec un comportement respectueux de la loi. Dans la mesure, toutefois, où les responsables politiques et les opinions publiques estimaient que les civils devaient être à l’abri d’attaques directes, ils pensaient également que cette immunité n’avait plus cours dès que le camp ennemi s’en prenait délibérément à la population civile. Or les Allemands avaient tué 43 000 civils britanniques pendant le Blitz de 1940-1941. Paradoxalement, le premier bombardement allemand contre des civils qui se produisit à Londres, le 24 août 1940, fut « accidentel », les cibles visées par ces avions étant des dépôts de carburant le long de la Tamise et à Rochester. Churchill réagit dès le lendemain en ordonnant une série de raids contre des zones industrielles et résidentielles de la capitale allemande, Berlin. Hitler, à son tour, lança alors des attaques de représailles contre Londres. 47
Le goût de Churchill pour la vengeance ne fut pas étranger à l’escalade des bombardements alliés qui suivit et il se manifesta même lorsque des vies britanniques n’étaient pas en jeu. En juin 1942, par exemple, les ministres de son cabinet de guerre et lui-même apprirent que, par représailles à l’assassinat de l’officier SS Reinhard Heydrich, les nazis avaient rasé les villages de Lidice et de Ležáky en Tchécoslovaquie occupée, faisant quelque 1 300 morts dans la population civile. Churchill proposa que des bombardiers britanniques réagissent en attaquant et en « effaçant » trois villages allemands. Certains de ses collaborateurs approuvèrent cette proposition, tandis que d’autres auraient préféré choisir pour cibles des villes plus importantes. Les principaux adversaires de ce projet lui reprochaient avec pragmatisme de détourner de précieuses bombes d’objectifs militaires. Comme le relève l’historien qui a relaté ce débat, « le fait que, même en tenant compte de l’atrocité des excès nazis, le cabinet de guerre ait pu, ne fût-ce que discuter de l’idée de tuer des civils – et que certains de ses membres essentiels aient pu sérieusement envisager de le faire – donne la mesure de la rapidité avec laquelle la guerre totale avait érodé les scrupules traditionnels en Grande-Bretagne. » 48
En 1943, la réticence à porter tort aux non combattants ne se manifestait plus guère (sinon parmi un petit nombre de civils – tels que Vera Brittain, qui critiqua avec obstination les bombardements indiscriminés –, et certains responsables religieux toujours attachés aux principes de la Guerre Juste). 49Cette année-là, un plan opérationnel conjoint de bombardement aérien anglo-américain envisageait « de détruire et de désorganiser progressivement le système militaire, industriel et économique allemand et de saper le moral de la population allemande au point d’affaiblir irrémédiablement sa capacité de résistance armée. » 50 Les responsables alliés semblaient ne tenir aucun compte de la distinction entre combattants et civils. Certains indices donnent à penser qu’ils cherchaient à punir ces derniers, accusés de soutenir des dictatures brutales. Cette impression ressort très nettement des déclarations de Churchill, par exemple en 1943, lorsqu’il demanda au Congrès américain d’« entreprendre le processus si nécessaire et désirable de réduire en cendres les villes et les autres centres militaires du Japon, car il faudra certainement qu’ils soient en cendres avant que le monde puisse vivre en paix. » 51Le largage de bombes incendiaires sur des villes comme Hambourg, Dresde et Tokyo, dont chacun fit plusieurs dizaines de milliers de victimes, ne respectait pas la moindre distinction entre civils et combattants. 52
Les limites de la légalisation
Un certain nombre d’observateurs ont affirmé qu’après que le fond eut été touché pendant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis sont devenus de plus en plus sensibles aux pertes civiles provoquées par leurs guerres et ont reconnu l’obligation juridique de limiter les dégâts infligés à ce type de population. Selon Neta Crawford, l’engagement militaire américain au Vietnam a marqué un tournant, plus d’un million de Vietnamiens, Cambodgiens et Laotiens ayant été tués par les tapis de bombes et les attaques incendiaires au napalm. 53 Les citoyens américains, dit-elle, ont été horrifiés par la politique de leur gouvernement et leurs protestations ont fini par attirer l’attention de la Maison Blanche et du Pentagone. 54 À l’en croire, les forces armées ont alors officialisé de nouvelles règles et procédures afin d’améliorer le respect des lois de la guerre, et plus particulièrement celles concernant les dégâts infligés aux civils. Cette nouvelle approche se serait clairement manifestée dans la guerre aérienne menée contre l’Irak en 1991. 55 D’autres auteurs – notamment Janina Dill et Henry Shue – seraient prêts à reconnaître une certaine « légalisation » des pratiques américaines, les juristes militaires se chargeant de façon accrue de conseiller ceux qui font la guerre en se fondant sur leur interprétation des exigences du droit. Pourtant, cette « légalisation » des pratiques américaines de bombardement ne s’est pas obligatoirement accompagnée d’une meilleure protection des civils, en raison de la permissivité avec laquelle les autorités américaines ont interprété des dispositions juridiques dont le flou est notoire. L’évaluation sommaire que fait Crawford de la guerre de 1991 donne à penser que les points de vue des trois auteurs ne sont pas si éloignés que cela : « La guerre du Golfe de 1991 marque un jalon essentiel de l’institutionnalisation de la préoccupation touchant les non combattants, tout en illustrant la permissivité avec laquelle la nécessité militaire a été interprétée pour autoriser les dommages collatéraux. » 56 Il n’en est pas moins utile d’étudier leurs différences de plus près.
Quelle est la loi qui s’applique ici ? Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les principales évolutions du droit de la guerre – la Convention de Genève de 1949 – concernaient la protection des soldats et marins blessés, des prisonniers de guerre et des civils pris au piège de la guerre (plus particulièrement sous occupation militaire). Elles ne portaient ni sur le ciblage d’objectifs militaires, ni sur les bombardements aériens. En outre, grâce aux efforts des États-Unis, les Conventions de Genève de 1949 ne disaient pas un mot des armes nucléaires – l’innovation militaire la plus révolutionnaire née de la guerre. Il a fallu attendre 1977 pour obtenir une vraie codification des restrictions sur les bombardements, mettant l’accent sur le principe de distinction et de protection des civils prévu par le premier protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1949. Ce n’était toutefois qu’un succès partiel, notamment parce que ce texte n’établissait toujours pas de liste d’objectifs militaires légitimes, à l’instar de l’article 24-2 du projet de réglementation de La Haye de 1923. Les États-Unis et un certain nombre d’autres puissances militaires actives n’ont ni signé ni ratifié ce protocole, rejetant ainsi implicitement les efforts internationaux pour imposer des limites légales à l’utilisation de la force aérienne. Ce refus ne va pas vraiment dans le sens du nouveau respect américain de la loi mis en avant par Crawford. Si les États-Unis ont fini par reconnaître une grande partie du Premier protocole additionnel en admettant qu’il jouissait du statut de loi coutumière, ils n’ont pas voulu se lier les mains en signant et en ratifiant ce document.
Dans sa remarquable étude intitulée Legitimate Targets, Janina Dill relève, comme le fait Crawford, la légalisation croissante des pratiques de bombardement américaines. Elle doute cependant que ces pratiques s’accordent véritablement avec l’esprit de la loi – et estime, en tout état de cause, que la loi est si vague que les autorités américaines sont libres de l’interpréter de manière à en déformer le but. Reconnaissant que les attaques délibérées de civils ne peuvent être qu’illégales, Dill concentre son attention sur la loi qui s’intéresse aux attaques contre des objets, parmi lesquels les réseaux électriques, les ponts et autres éléments d’infrastructure57 qui affectent profondément le bien-être des civils et qui ont été – comme nous l’avons vu –les cibles privilégiées de l’US Air Force en Serbie, ainsi que lors de la guerre précédente de 1991 contre l’Irak. Elle affirme que pour respecter la loi concernant les objectifs militaires – essentiellement l’article 52 (2) du Premier protocole additionnel – les États doivent adopter une « logique de suffisance ». En s’efforçant d’observer les principes de distinction (entre objectifs militaires et civils) et de proportionnalité au moment de choisir leur cibles, « les belligérants doivent associer leurs objectifs politiques généraux et leurs aspirations morales » – ce que Dill appelle « sequencing », séquençage. Ils doivent « distinguer clairement les objets et les personnes directement liés à la rivalité entre armées ennemies de tout le reste, qui est à l’abri des attaques directes. » Ce qu’elle appelle « containment », endiguement. 58
Les déclarations d’officiers de l’US Air Force comme Dunlap et Short concernant les pressions exercées sur les civils ne peuvent que nous faire douter qu’ils prônent la logique de suffisance. Les recherches approfondies de Dill, qui comprennent plusieurs dizaines d’interviews de responsables militaires de tout grade, suggèrent que leur logique est tout autre – une logique qui trouve un écho dans les réflexions du général Short sur la guerre du Kosovo. Bien que les États-Unis aient, de façon croissante, consulté des spécialistes du droit dans le choix de leurs cibles, celles-ci reflètent une « logique d’efficacité » – qui ne recherche pas une « victoire militaire générique » mais répond à des objectifs politiques plus vastes. Le plus important de ceux-ci est le « changement de régime », un objectif clé des deux guerres américaines contre Saddam Hussein en Irak aussi bien que des opérations militaires contre la Serbie de Milošević.
Pour dire les choses simplement, dans la logique de l’efficacité, la campagne militaire doit faire pression sur les civils pour qu’ils renversent le dictateur et éliminent la menace qu’il représente. Cette interprétation est en parfaite cohérence avec la réticence du général Short à « limiter » les opérations militaires à un engagement avec la Troisième Armée de Serbie ; il préférait en effet effrayer et démoraliser les civils de Belgrade. Elle s’applique également aux deux guerres américaines contre l’Irak. En 1990-1991, l’Irak avait envahi et occupé le Koweït et, aux dires de certains, menaçait l’Arabie Saoudite. Au lieu d’attaquer exclusivement les forces irakiennes présentes au Koweït, les États-Unis se sont lancés dans une intervention dévastatrice contre Bagdad. Au moment de l’invasion de l’Irak de 2003, alors que l’objectif était prétendument de trouver et de détruire des armes de destruction massive et d’empêcher l’État irakien de soutenir les terroristes, la méthode employée a consisté à terroriser les partisans (et les adversaires) de Saddam Hussein en détruisant une nouvelle fois Bagdad.
On a l’impression que les responsables de l’armée américaine savent parfaitement à quel point ils déforment la loi pour l’adapter à leurs objectifs de guerres politiquement efficaces, fût-ce aux dépens des civils. On en a pour preuve les subtiles modifications qu’ils apportent à la lettre des documents juridiques pertinents en les paraphrasant. Le texte officiel publié en 2013 par la présidence des chefs d’état-major des trois corps d’armée américains, Joint Targeting, en offre un bon exemple. Dans un appendice consacré à la loi, les auteurs écrivent que « les populations civiles et les objectifs civils/protégés ne peuvent pas être délibérément pris pour cibles, bien qu’il y ait des exceptions à cette règle. » En réalité, le droit moderne de la guerre ne prévoit aucune exception à l’interdiction de viser délibérément des civils. Plus loin, les auteurs écrivent que les « actes de violence dont le but exclusif est de répandre la peur parmi la population civile sont interdits. » Ce passage est particulièrement insidieux parce qu’il s’agit d’une paraphrase proche mais fallacieuse de l’article 51 (2) du Premier protocole de Genève de 1977 affirmant que « Sont interdits les actes ou menaces de violence dont le but principal est de répandre la terreur parmi la population civile. » Le remplacement de « principal » par « exclusif » permettait de prendre pour cible des objectifs à double usage, dans la mesure où un but secondaire d’une telle opération consisterait à détruire cet objectif pour son utilité militaire. 59
Permissivité dans l’interprétation des règles juridiques
Ce type de manipulation du langage juridique – et les exemples abondent – donne à penser que les réflexions de responsables militaires comme le général Short ne reflètent pas seulement leurs opinions personnelles, mais s’ancrent dans une interprétation particulière de ce que les autorités militaires américaines considèrent comme légalement admissible, interprétation en conflit avec ce qu’accepteraient comme tel la plupart des spécialistes internationaux du droit en dehors des États-Unis. Henry Shue a qualifié l’approche américaine de permissivité. Il y voit une « tendance récente et profonde qui touche à la fois la torture américaine et la guerre américaine, et consiste à assouplir les contrôles grâce à une redéfinition unilatérale de termes essentiels du droit international interprétés avec beaucoup plus de rigueur par la plupart des sociétés à l’extérieur de l’Amérique. » 60 On se fera une idée du pouvoir discursif des États-Unis en constatant qu’au lieu de présenter la version internationale reconnue, un site internet anglophone populaire sur les lois de la guerre propose l’interprétation américaine minoritaire de principes clés – par exemple, qu’il est interdit d’attaquer des civils dans « le but exclusif de les terroriser » et qu’en attaquant des objectifs militaires, les commandants doivent « chercher, dans une mesure conforme aux nécessités militaires, à éviter ou à minimiser les pertes civiles. » 61
L’idée que les normes américaines régissant la définition des cibles (et la torture) sont de plus en plus permissives face à l’éventualité de causer du tort à (essentiellement) des étrangers va à l’encontre d’opinions faisant état d’une plus grande répugnance de la population et des autorités américaines à provoquer la mort de civils innocents. Crawford et Miller rattachent l’un comme l’autre cette répugnance au mouvement de protestation contre la guerre du Vietnam. Dill suggère, elle aussi, que l’approche américaine de la guerre est une réaction à des attitudes publiques qui répugnent à faire des victimes civiles et réprouvent également les pertes dans les rangs des combattants. Elle attribue ces attitudes à des préoccupations morales croissantes concernant les droits individuels, que d’autres spécialistes ont associées à la révolution des droits de l’homme de la seconde moitié du xxe siècle. Des stratégies militaires américaines, comme les concepts d’« effects-based operations », « opérations basées sur les effets », et de « shock and awe », « choc et effroi », visent à conclure rapidement les guerres, un peu dans l’esprit des pionniers de la puissance aérienne tels que Giulio Douhet, mais à un prix potentiellement bien plus élevé pour la vie individuelle des civils.
La focalisation sur les droits individuels trouve un curieux écho dans la principale stratégie gouvernant l’emploi américain de drones armés : l’assassinat ciblé. 62 Bien qu’il s’agisse d’opérations ultrasecrètes, des journalistes sont parvenus à obtenir de nombreuses informations sur la manière dont l’administration Obama choisit les cibles à éliminer à l’aide de drones. Ce processus s’inscrit dans ce que Dill a appelé la « logique de responsabilité » : il s’agit d’identifier des individus accusés de participation au terrorisme ou à l’insurrection et de s’efforcer de ne tuer qu’eux, grâce à des armes célèbres pour leur précision. Le président approuve personnellement la liste des hommes à abattre. 63
Le président Obama a paru invoquer un principe proche de la logique de responsabilité de Dill dans un important discours de mai 2013, où il a enfin abordé la politique de son administration concernant les drones. Ce discours a suivi des révélations sur l’assassinat ciblé de plusieurs citoyens américains, parmi lesquels Anwar al-Awlaqi, propagandiste d’al-Qaïda, et (dans le cadre d’une attaque distincte) de son fils de 16 ans, auxquelles s’ajoutaient des préoccupations à propos d’éventuelles victimes civiles. Le discours d’Obama contient de nombreuses justifications du programme d’assassinats ciblés, mais l’élément le plus remarquable a peut-être été sa promesse touchant l’utilisation future des drones : « Avant d’entreprendre toute frappe, nous devons nous assurer avec une quasi-certitude qu’aucun civil ne sera tué ou blessé – la norme la plus haute que nous puissions établir. » C’est en réalité une norme excessivement ambitieuse, comme le président semble l’admettre trois phrases plus loin : « Néanmoins, c’est un fait certain que des frappes américaines ont causé des pertes civiles, un risque qui existe dans toutes les guerres. » Il en revient pourtant à la logique de responsabilité, déclarant qu’« en ciblant notre action de manière précise contre ceux qui veulent nous tuer et non pas contre les gens parmi lesquels ils se cachent, nous choisissons la méthode la moins susceptible d’entraîner des pertes de vies humaines innocentes. » 64
Des obstacles durables à la protection des civils
Avons-nous ainsi fait le tour des exigences juridiques de la protection des civils face aux bombardements ? Peut-être sommes-nous parvenus à un consensus – en dépit de quelques arguties des représentants de l’US Air Force – donnant raison à Neville Chamberlain et à la Société des Nations : « il est contraire au droit international de bombarder la population civile en tant que telle. » Par ailleurs, le président Obama, concernant en tout cas les frappes de drones, a fait une déclaration générale très proche de l’esprit de celle de la SDN en 1938 visant à garantir que « des populations civiles du voisinage ne soient pas bombardées par négligence. » Trois points continuent cependant à nous interdire d’être soulagés par cette tournure des événements : 1) sous l’administration Obama, la définition de ceux qui méritent d’être protégés en qualité de civils a été considérablement restreinte par rapport à celle du droit international – pour reprendre les termes de Shue, le gouvernement américain a adopté une définition très permissive de ceux qui constituent des cibles légitimes ; 2) il reste à travers le monde plusieurs milliers d’armes nucléaires, des plans d’utilisation et aucune barrière juridique admise empêchant leur utilisation ; et 3) le recours facile à la guerre comme instrument de la politique extérieure américaine fait que s’il y a trop de guerres en cours – un jugement raisonnable –, il y a trop de civils tués, même si leur nombre par conflit a diminué par rapport à l’époque de la guerre totale.
En examinant le droit international régissant les frappes de drones, nous sommes confrontés à une question de définition, un désaccord sur l’identité de ceux qui peuvent être considérés comme des civils ou, devrions-nous peut-être dire, de ceux qui ne peuvent pas l’être. Parmi les termes que nous avons relevés dans différents rapports d’enquête et articles de médias quotidiens, figurent ceux de « terroriste », « militant » ou « ennemi ». Ce ne sont pas des termes juridiques, et ce ne sont certainement pas ceux qui figurent dans les différents traités gouvernant la guerre. Le texte pertinent pour juger de la légalité des assassinats ciblés en vertu du droit humanitaire international figure dans le Premier Protocole de Genève (1977) article 51 (3) : « Les personnes civiles jouissent de la protection accordée par la présente section sauf si elles participent directement aux hostilités et pendant la durée de cette participation. » En 2009, le Comité international de la Croix-Rouge a publié un guide interprétatif exposant son point de vue sur la notion de « participation directe aux hostilités » sans réussir pour autant à résoudre les points les plus controversés. 65 Pour reprendre les propos d’un ancien juriste de la CIA, « Que signifie “participer directement aux hostilités” ? Vous ne pouvez pas cibler quelqu’un simplement parce qu’il a consulté un site internet d’al-Qaïda. Mais vous n’avez pas non plus envie d’attendre qu’il soit prêt à faire exploser une bombe. C’est une échelle mobile. » 66
Pour les critiques les plus virulents des drones, leur utilisation au Pakistan, au Yémen, en Somalie et ailleurs constitue autant de violations du droit humanitaire international. On s’accorde généralement à admettre l’absence de tout conflit armé juridiquement reconnu sur le territoire pakistanais, comme en Afghanistan et en Irak. Or tuer sans sommation n’est légalement admissible que dans le cadre des hostilités d’un conflit armé. Les agents de la CIA qui effectuent les attaques de drones – sans parler des agents de sécurité privés qui travaillent avec eux – ne sont pas des combattants légaux et se rendent donc coupables de meurtres. 67 En outre, sous l’administration Obama, la liste des hommes susceptibles d’être la cible d’assassinats à distance a été élargie, à en croire le New York Times, au-delà des insurgés et des suspects de terrorisme pour inclure les trafiquants de drogue. Relayant des sources gouvernementales américaines anonymes, ce journal a relaté en août 2009 que « Cinquante Afghans soupçonnés d’être des trafiquants de drogue liés aux Talibans ont été inscrits sur une liste de cibles du Pentagone à capturer ou à tuer. » 68
Aux États-Unis, la réduction de la catégorie des civils non-combattants à protéger de toute attaque se poursuit à un rythme soutenu. Dans son manuel de 2015 sur le droit de la guerre, le département américain de la Défense a donné l’impression de revenir sur les contraintes imposées à l’attaque de civils utilisés comme « boucliers humains » par exemple, affirmant que certains jouaient ce rôle volontairement. 69 La manière dont ce manuel traite les journalistes, assimilés à des espions et à des combattants, a suscité les protestations du New York Times :
Les journalistes, dit le manuel, sont généralement considérés comme des civils, mais peuvent, dans certains cas, être jugés comme des « belligérants non privilégiés », un terme juridique qui s’applique aux hommes qui se battent mais se voient accorder moins de protections que les combattants déclarés d’une guerre. Dans certains cas, affirme ce document, « la transmission d’informations (par exemple fournir des informations directement utilisables dans des opérations de combat) peut constituer une participation directe aux hostilités ». 70
Poussant encore plus loin la menace présumée que représentent les civils, un maître de conférences en droit de l’Académie militaire américaine de West Point a proposé que les professeurs déloyaux puissent, eux aussi, être juridiquement traités comme des belligérants non privilégiés qu’il était donc possible d’attaquer. Un autre néoconservateur a jugé son analyse complètement « cinglée ». 71
Même sans remettre en question la définition d’un civil, les observateurs doutent depuis longtemps que la politique de l’administration Obama ait respecté les principes de distinction et de proportionnalité. L’un des critiques les plus précoces et les plus virulents a été David Kilcullen, principal conseiller en contre-terrorisme de l’ancienne Secrétaire d’État, Condoleezza Rice, sous l’administration Bush. Il affirmait ainsi en mai 2009 : « Au cours des trois dernières années, des frappes de drones ont tué environ 14 chefs terroristes. Mais, selon des sources pakistanaises, elles ont aussi tué quelque 700 civils. Soit 50 civils par militant, un taux de réussite de 2 % – difficile de parler de “précision”. » 72 Selon lui, l’administration n’adhérait manifestement pas à la norme de proportionnalité.
Les journalistes qui se sont intéressés à la méthode américaine de choix des cibles de frappes de drones – la seule façon d’établir si les principes de distinction et de proportionnalité sont respectés, vu le secret qui entoure ce programme –, ont décrit un système hautement centralisé. Si centralisé même que la décision ultime du choix des cibles – parmi lesquelles des citoyens américains – incombait au président Obama en personne. Selon un rapport détaillé et solidement documenté du New York Times, l’approche de l’administration Obama « à en croire plusieurs responsables de l’administration, considère dans les faits tous les hommes d’âge militaire présents sur une zone de frappe comme des combattants, à moins que des documents explicites du renseignement ne prouve leur innocence à titre posthume. » 73 Autrement dit, la CIA et le Pentagone supposaient que les individus présents sur un secteur donné étaient des combattants, à moins qu’on ne puisse les persuader après l’attaque qu’ils avaient tué des innocents. On comprendra mieux, dans ces conditions, l’importante différence entre les allégations de l’administration Obama sur le très faible nombre de victimes civiles et les protestations de ses détracteurs, affirmant que les civils avaient souffert de façon disproportionnée. Tout est une question de définition. Comme l’a relaté le Times, « les responsables du contre-terrorisme affirment avec insistance que cette approche obéit à une logique très simple : ceux qui sont présents dans une zone d’activité terroriste avérée, ou qui se trouvent en compagnie d’un agent important d’al-Qaïda, sont probablement louches. » 74 On est bien loin des exigences du protocole de Genève de protection des personnes civiles « sauf si elles participent directement aux hostilités et pendant la durée de cette participation. »
Des journalistes ont procédé récemment à un autre type de calcul. En s’appuyant en partie sur des documents obtenus grâce à des fuites, ils ont comparé le nombre précis d’individus ciblés par des frappes de drones au nombre de personnes tuées avant que les individus visés n’aient effectivement été liquidés. Le Guardian a ainsi fait état d’un rapport de 41 individus visés contre 1 147 tués. 75 L’Intercept affirmait à partir de documents gouvernementaux que près de 90 % des personnes tuées par des frappes de drones en 2012 et en 2013, années pour lesquelles les journalistes ont obtenu des documents, n’étaient pas les cibles prévues à l’origine. Ces gens-là n’en ont pas moins été qualifiés a posteriori d’« Ennemi tué au combat » (Enemy Killed in Action, EKA). 76
Définir comme des ennemis tous ceux qui ont été tués par un drone n’est pas une manière convaincante de prouver son respect du droit international. C’est pourtant l’approche fondamentale adoptée par les défenseurs de ces frappes, comme Michael Hayden, général de l’US Air Force à la retraite et ancien directeur de la CIA. Il a reconnu de rares erreurs ayant entraîné la mort d’innocents, et a admis avoir attaqué des sites où la présence de la cible visée n’était que soupçonnée et où d’autres individus – EKIA – avaient été tués à sa place. « Nous n’avons pas présenté d’excuses pour avoir tué des terroristes de rang modeste », a-t-il écrit, parce que « à la guerre, il est malheureusement nécessaire de tuer aussi des fantassins. » 77 Le problème est que ceux qui ont été tués n’étaient pas des soldats. En vertu du droit humanitaire international, ils ont droit à la protection accordée aux civils « sauf s’ils participent directement aux hostilités et pendant la durée de cette participation » ou s’ils peuvent être identifiés comme accomplissant une « fonction de combat continue. » 78 Emboîtant le pas à Hayden, le président Obama affirme que les individus tués étaient tous des « terroristes qui posent une menace continue et imminente au peuple américain ». 79 En l’absence de l’indispensable transparence sur les critères appliqués par les États-Unis dans le choix des cibles de ses drones, on a cependant peine à croire que tous les individus tués constituaient une menace imminente pour les Américains. Ajoutons qu’une « menace continue et imminente » tient de l’oxymore : l’imminence d’une menace empêche d’ordinaire qu’elle soit continue ; en effet, si elle était imminente, elle serait soit réalisée, soit évitée, et non continuée.
En juillet 2016, l’administration Obama a publié une série longuement attendue de directives sur les frappes de drones, destinée à apporter enfin une certaine transparence et à dissiper une partie des doutes sur le choix des individus visés par des assassinats ciblés. La date de ce communiqué de presse – un vendredi après-midi précédant un long week-end férié – donnait à penser que l’on prévoyait que ces rapports ne répondraient pas aux attentes et décevraient les critiques, dont certains avaient suggéré à l’avance le type d’informations qui auraient dû figurer dans ces directives. disponible sur : http://www.nytimes.com/interactive/2016/07/01/world/document-airstrike-death-toll-executive-order.html
Les commentaires des médias se concentrèrent largement sur les faibles estimations de l’administration concernant les morts de « non combattants » : entre 64 et 116 – un chiffre largement inférieur aux nombres les plus modestes relevés par des organisations indépendantes. 80 Ce chiffre figurait dans un document présenté par le Directeur du Renseignement National américain (DNI) et intitulé « Résumé des informations concernant les frappes de contreterrorisme américain hors des zones d’hostilité active ». Le DNI reconnaissait l’écart entre ses estimations et celles d’organisations non gouvernementales, mais les justifiait par les meilleurs renseignements dont disposait son service. Il attribuait une partie des estimations plus élevées à « la diffusion délibérée de désinformations par certains acteurs, dont des organisations terroristes, dans les rapports des médias locaux sur lesquels s’appuient certaines estimations non gouvernementales. » Le gouvernement américain utilisait, affirmait-il, les informations de son propre service de renseignement « pour déterminer si un individu appartient à une partie belligérante qui se bat contre les États-Unis dans un conflit armé, s’il joue un rôle direct dans les hostilités contre les États-Unis ou s’il est ciblable dans l’exercice de la défense nationale. » Cette dernière catégorie peut paraître assez large et assez floue pour faire redouter la permissivité identifiée par Shue. Les règles du jus ad bellum inscrites dans la Charte des Nations Unies concernant le recours à la force militaire sont plutôt plus strictes et imposeraient vraisemblablement des restrictions plus grandes au bombardement de cibles « hors des zones d’hostilité active », lequel revient dans les faits à employer la force armée contre le territoire de pays souverains. Comme l’a souligné un analyste, « le résumé du DNI n’est pas suffisamment clair ni suffisamment précis sur l’identification des “zones extérieures aux hostilités actives” et plus précisément sur la manière dont ces zones sont déterminées et caractérisées. » Ce texte ne fait figurer dans cette catégorie que l’Afghanistan, l’Irak et la Syrie. « Toutes les autres régions sont-elles “en dehors”, y compris l’intégralité du Yémen et l’intégralité du Pakistan de tout temps ? Sur quelle base ? » 81
À l’autre extrémité de l’échelle partant des drones explosifs, les armes nucléaires lancent curieusement des défis comparables au droit international. Examinons la nature problématique du critère que le président Obama a invoqué pour identifier les individus susceptibles d’être ciblés par des drones – il fallait qu’ils posent « une menace continue et imminente au peuple américain » Les hypothèses sur l’imminence de la menace nucléaire s’étaient également révélées problématiques – et dangereuses – pendant la guerre froide. La perspective, par exemple, d’une attaque à court délai ou d’une attaque surprise, d’une agression inattendue, avait poussé les États-Unis et l’Union soviétique à maintenir leurs armes nucléaires en état d’alerte maximale. Les forces devaient également pouvoir réagir promptement à une attaque « imminente », au point que les stratégies opérationnelles concernant leur utilisation commencèrent à tenir de la prévention plus que des représailles. 82
Asymétrie des forces et limites du droit
Les armes nucléaires comme les drones reflètent l’asymétrie des forces toujours existante dans le système international et qui a caractérisé des époques antérieures de l’histoire des bombardements. En 1911, les Turcs et les Arabes de Libye n’avaient aucun moyen de se prémunir contre l’attaque de Giulio Gavotti. De même, les pays et les populations visées par des attaques de drones sont dans l’incapacité de déployer des systèmes antiaériens modernes – radars, artillerie ou missiles antiaériens, avions d’interception. Si tel n’était pas le cas, les drones, qui volent à des vitesses subsoniques, seraient vulnérables et ne pourraient pas opérer. Nous avons beau penser que les drones sont relativement bon marché en soi et constituent un grand égaliseur potentiel, ce n’est pas le cas. Ils s’inscrivent dans un système mondial de reconnaissance par satellites, de bases militaires et d’installations de traitement du renseignement que seuls les pays riches peuvent s’offrir, de même que seuls les pays riches pouvaient, il y a un siècle, déployer des avions militaires.
Dans le domaine nucléaire, cette asymétrie influence la manière dont nous appréhendons la conformité des armes nucléaires avec le droit international. D’un côté, la relation inégale entre puissances nucléaires et non nucléaires est inscrite dans le traité de non-prolifération nucléaire de 1970. Elle a été renforcée par l’accord-cadre de 2015 avec l’Iran : les membres du Conseil de Sécurité des Nations Unies qui possèdent l’arme nucléaire ont tenu à interdire à l’Iran de développer ce type d’équipement, sans imposer pourtant la moindre limite aux arsenaux des superpuissances nucléaires ou des États dotés de l’arme nucléaire situés au voisinage de l’Iran (Israël et Pakistan par exemple). En l’absence de désarmement nucléaire de « ceux qui l’ont », pourtant réclamé par le traité, le régime nucléaire reste fondamentalement injuste.
D’un autre côté, on a assisté à des tentatives d’application des critères du droit humanitaire international aux armes nucléaires. L’affaire la plus marquante a été portée devant la Cour internationale de Justice en 1996. En acceptant de juger une affaire présentée par l’Assemblée générale des Nations Unies, alors que le Conseil de Sécurité constitue l’organe le plus manifestement chargé des questions de guerre et de paix, les juges ont encouragé les activistes antinucléaires, qui se sont mis à espérer une diminution de l’asymétrie de pouvoir entre le Conseil et l’Assemblée. Mais le résultat les a déçus. Les juges ont paru s’entendre sur une interprétation de bon sens selon laquelle la plupart des attaques nucléaires imaginables ne pouvaient que violer les principes fondamentaux de discrimination et de proportionnalité. Ils ont admis à l’unanimité, par exemple, que « est illicite la menace ou l’emploi de la force au moyen d’armes nucléaires qui serait contraire à l’article 2, paragraphe 4, de la Charte des Nations Unies et ne satisferait pas à toutes les prescriptions de son article 51. » Cela ne marquait pourtant aucune percée juridique, car les articles applicables interdisaient déjà toute menace d’utilisation ou toute utilisation de la force en dehors des cas de légitime défense ou d’action autorisée par le Conseil de Sécurité.
Le problème, toutefois, est que les États dotés de l’arme nucléaire et qui arguent de son effet de « dissuasion » brandissent bien la menace de son utilisation en cas d’échec de celle-ci. Cette menace doit toute sa force à ses conséquences terrifiantes – non pas la destruction de cibles militaires, mais le massacre gratuit d’êtres humains. On peut donc se demander si cet emploi serait illicite même en cas de légitime défense, auquel cas la menace elle-même serait également illicite. Les juges ne sont pas parvenus à s’entendre (ils étaient sept contre sept) sur une déclaration affirmant que « il ressort des exigences susmentionnées que la menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait généralement contraire aux règles du droit international applicable dans les conflits armés, et spécialement aux principes et règles du droit humanitaire », mais que la « Cour ne peut cependant conclure de façon définitive que la menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait licite ou illicite dans une circonstance extrême de légitime défense, dans laquelle la survie même d’un état serait en cause. » 83 La dernière partie de cet énoncé reprend un argument avancé par Michael Walzer dans son célèbre Just and Unjust Wars – l’idée qu’une « urgence suprême » puisse justifier le massacre indiscriminé de civils. 84 La notion d’urgence suprême de Walzer est plus étroite que la formulation de la Cour, qui suggère que face à la défaite, tout pays dont les dirigeants assimileraient défaite et mise en cause de la « survie » de l’État pourrait recourir à des armes dont les effets indiscriminés et disproportionnés seraient contraires au droit humanitaire. Et si ces armes sont licites, pourquoi des armes strictement illégales comme les armes chimiques et biologiques ne le seraient-elles pas – dans les cas où la survie même de l’État est en jeu ? Si certains États ont le droit de recourir aux armes nucléaires lorsque leur survie est menacée, tous ne devraient-ils pas disposer de ce droit – celui de posséder, de menacer et, dans « une circonstance extrême », d’utiliser des armes nucléaires ? Ou nous inclinons-nous une fois de plus devant l’asymétrie de la force et reconnaissons-nous que seules les puissances nucléaires existantes ont le droit d’assurer leur survie en menaçant leurs ennemis d’anéantissement nucléaire ? Bien que la formule d’urgence suprême de Walzer soit effectivement plus restrictive que celle de la Cour, elle ne s’engage pas moins sur une pente presque aussi savonneuse. 85
Un autre recours engagé plus récemment par les militants antinucléaires a cherché un lien avec le droit en utilisant le concept de « conséquences humanitaires » et en organisant une série de conférences internationales auxquelles ont participé la plupart des États du monde (et même, dans certains cas, ceux qui possèdent l’arme nucléaire). 86 Comme le diraient les spécialistes des mouvements sociaux, ils ont cherché à « greffer » les armes nucléaires sur un processus qui a vu la stigmatisation progressive de toute une gamme de technologies militaires – des armes biologiques et chimiques aux mines terrestres antipersonnel et aux munitions à fragmentation – et a abouti pour chacune d’entre elles à un traité international les interdisant. 87 Cependant, en l’absence d’un authentique mouvement populaire de soutien, on est en droit de douter de la réussite de ces efforts. 88
Permettez-moi de conclure sur un dernier paradoxe qui rassemble technologie, torts causés aux civils et lois de la guerre. Les caractéristiques techniques des drones permettent à leur utilisateurs de respecter plus strictement les principes du jus in bello protégeant les civils, même si les critères américains extrêmement permissifs du choix de cibles mettent en réalité les civils en péril ; néanmoins, la facilité d’utilisation des drones pour une superpuissance militaire riche comme les États-Unis fait courir le risque d’une violation des principes ad bellum dans la poursuite d’une guerre interminable. Pour le moment, drones mis à part, les États-Unis – et seuls les États-Unis – restent engagés dans de multiples guerres simultanées contre des ennemis anciens et nouveaux, déployant toute leur panoplie de bombes et d’armes en tout genre. En mai 2016, par exemple, la coalition dirigée par les États-Unis avait déjà largué 41 697 bombes dans sa guerre contre l’EI et le secrétaire américain à la Défense prévoyait de réclamer au Congrès une rallonge de 1,8 milliards de dollars pour en acheter 45 000 de plus. Le commandant des forces américaines en Corée se plaignait que la « perte de bombes à fragmentation risque d’épuiser le stock militaire des États-Unis dans le Pacifique ». En parlant de « perte », il ne songeait pas à l’éventualité d’un retrait de ces armes de l’arsenal américain parce qu’elles violent la Convention sur les armes à fragmentation signée par plus d’une centaine de pays (mais pas les États-Unis). Il s’inquiétait à l’idée qu’elles ne soient transférées au Moyen-Orient pour être utilisées contre l’EI et ne soient donc plus disponibles pour des opérations en Asie. 89
À la différence des dizaines de milliers de bombes conventionnelles larguées en deux ans, les armes nucléaires n’ont plus été employées dans un conflit militaire depuis la destruction de Hiroshima et Nagasaki en 1945. Certains observateurs optimistes y voient l’effet d’un tabou contre leur utilisation. Toutefois, si des armes nucléaires devaient servir à nouveau, quelle que soit la précision de leurs systèmes de vecteurs, elles infligeraient de redoutables dégâts aux civils, à leur environnement et aux générations à venir, et leur emploi violerait de toute évidence les principes fondamentaux de la discrimination et de la proportionnalité. 90
Malheureusement, ces deux variantes – 1) conflit armé fréquent avec des drones qui infligent relativement peu de dommages collatéraux ou 2) perspective rare (nous l’espérons) d’une guerre nucléaire qui dévasterait la planète – n’épuisent pas tous les types de guerre envisageables. L’héritage de la guerre mondiale contre le terrorisme comprend les guerres civiles « transnationalisées » actuellement en cours en Irak et en Afghanistan, les troubles violents qui agitent le Pakistan, le Soudan, la Somalie, le Yémen et le Nigéria, les répercussions désastreuses de l’« intervention humanitaire » en Libye et les conséquences de grande portée de la rébellion armée, de la répression étatique brutale, du terrorisme et de l’intervention étrangère en Syrie. Au terme d’un siècle d’évolution de la technologie et des normes juridiques, les civils qui affrontent les bombardements aériens et d’autres formes de guerre moderne ne peuvent toujours pas compter sur le droit international pour assurer leur survie. Il est bien trop fragile pour cela.
Matthew Evangelista est directeur du Judith Reppy Institute for Peace and Conflict Studies et President White Professor of History and Political Science à Cornell University. Son ouvrage le plus récent, cosigné par Henry Shue, est The American Way of Bombing : Changing Ethical and Legal Normes, from Flying Fortresses to Drones, 2014. Parmi ses centres d’intérêt actuels, on peut citer le droit humanitaire international, les mouvements séparatistes et les questions de genre et conflit. Outre plusieurs volumes dont il a été l’éditeur, il a écrit notamment : Innovation and the Arms Race (1988); Unarmed Forces: The Transnational Movement to End the Cold War (1999); The Chechen Wars: Will Russia Go the Way of the Soviet Union? (2002); Law, Ethics, and the War on Terror (2008); and Gender, Nationalism, and War: Conflict on the Movie Screen (2011).
- 1. Des lecteurs de précédentes versions de ce texte ont cru que j’exagérais en affirmant que les armes nucléaires modernes sont un million de fois plus puissantes que les bombes de la Seconde Guerre mondiale. Voici les calculs, de la première petite bombe larguée en 1911 à la plus grosse bombe jamais testée en 1961, avec la comparaison entre une arme nucléaire typique et une bombe de gros calibre caractéristique de la Seconde Guerre mondiale. La bombe de Gavotti pesait à peu près un kilo et demi, soit 1500 grammes ou 1,5 x 103 grammes. Les armes nucléaires se mesurent en kilotonnes – 1000 (103) tonnes d’équivalent de TNT – ou en mégatonnes, un million (106) de tonnes. Une tonne est l’équivalent d’un million de grammes. La plus grosse arme nucléaire à avoir jamais explosé a été la Tsar Bomba soviétique – 50 mégatonnes, 5 x 1013 tonnes ou 5 x 1019 grammes. La puissance des ogives nucléaires des missiles actuels se situe entre quelque 100 kilotonnes (105 tonnes ou 1011 grammes) et 500 kilotonnes (5 x 105 tonnes ou 5 x 1011 grammes). La puissance explosive des bombes de gros calibre courantes pendant la Seconde Guerre mondiale était d’environ 1 800 kilogrammes (1,8 x 105 grammes). Une ogive nucléaire moderne de 180 kilotonnes (1,8 x 1011 grammes) est donc 106 ou un million de fois plus puissante qu’une bombe de gros calibre typique. George Lewis (correspondance par email, 16 juin 2016) a fait remarquer que la plus grosse arme nucléaire déployée par les États-Unis – la bombe B53 ou W53 pour l’ogive nucléaire, dotée d’une puissance de 9 mégatonnes – est presque un million de fois (0,9 million) plus puissante que la plus grosse bombe conventionnelle utilisée pendant la Seconde Guerre mondiale, le « Tallboy » britannique, de 10 000 kg. Pour plus d’informations sur les arsenaux et les puissances nucléaires, voir http://fas.org/issues/nuclear-weapons/nuclear-notebook/
- 2. Pour un exposé sur ces questions, voir deux publications de Sciences Po. Violence de masse et résistance – réseau de recherche : Bas von Benda-Beckmann « L’Angleterre seule responsable ? Les historiens ouest-allemands et la Bombenkrieg », 11 octobre 2016, /mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/l-angleterre-seule-responsable-les-historiens-ouest-allemands-et-la-bombenkrieg ; et Johann Chapoutot, « Solution finale ; Expression et projet », /mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/solution-finale-expression-et-projet,
- 3. Comme l’explique un éminent spécialiste du droit international coutumier, « Il est généralement plus facile pour les États les plus puissants d’adopter un comportement qui affectera de manière sensible le maintien, le développement ou la modification de règles coutumières qu’à des États moins puissants », Michael Byers, « Custom, Power, and the Power of Rules - Customary International Law from an Interdisciplinary Perspective », Michigan Journal of International Law 17 (1995-1996), p. 115. Pour approfondir le sujet, voir aussi mon introduction à Matthew Evangelista et Henry Sue, éd., The American Way of Bombing : Changing Ethical and Legal Norms, from Flying Fortresses to Drones, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2014, à laquelle une partie de ce texte est empruntée.
- 4. « Gavotti racconta del primo bombardamento aereo », citant la lettre du 1er novembre 1911, sur le site Internet du Corriere della Sera, http://cinquantamila.corriere.it/storyTellerArticolo.php?storyId=4de399d11a8fc; Alan Johnston, « Libya 1911: How an Italian pilot began the air war era », BBC News, 10 mai 2011; Marco Patricelli, L’Italia sotto le bombe: Guerra aerea e vita civile 1940-1945, Rome, Editori Laterza, 2007, p. 3-5.
- 5. Richard. Overy, The Bombing War: Europe 1939-1945, Londres, Penguin Books, 2013, p. 1681 (iBooks version). [Sous les bombes : nouvelle histoire de la guerre aérienne, 1939-1945, trad. S. Weiss, Paris, Flammarion, 2014, p. 830]
- 6. Sahr Conway-Lanz, Collateral Damage: Americans, Noncombatant Immunity, and Atrocity after World War II, Londres, Routledge, 2006.
- 7. Dans les premières années de la participation des États-Unis à la Seconde Guerre mondiale, les pratiques de bombardement américaines visaient des installations utiles à l’armée à l’intérieur des villes, comme les embranchements ferroviaires, et leurs frappes avaient lieu de jour. En revanche, les forces britanniques menaient des bombardements de destruction de nuit, moment où il était impossible de distinguer les cibles civiles des cibles militaires. Cette distinction entre États-Unis et Grande-Bretagne ne doit cependant pas être exagérée, car la précision des raids était telle que quand les États-Unis visaient les gares, cela les obligeait évidemment à prendre les centres-villes pour cibles. En tout état de cause, en 1944-1945, les deux Alliés cherchaient simplement à causer le plus de dégâts possibles dans les villes. Henry D. Lytton, « Bombing Policy in the Rome and Pre-Normandy Invasion Aerial Campaigns of World War II: Bridge-Bombing Strategy Vindicated - and Railyard-Bombing Strategy Invalidated », Military Affairs, vol. 47, n° 2, avril 1983, p. 53-58. Sur l’échec des tentatives de bombardement aérien de précision des Américains pendant la Seconde Guerre mondiale, voir Stephen F. McFarland, America's Pursuit of Precision Bombing, 1910-1945, Washington, DC, Smithsonian Institution Press, 1995.
- 8. Ibid.; Pierre-Etienne Bourneuf, Bombarder l'Allemagne : L'offensive alliée sur les villes pendant la Deuxième Guerre mondiale, Paris, Presses Universitaires de France, 2014 ; Richard Overy, Sous les bombes : nouvelle histoire de la guerre aérienne, 1939-1945, trad. S. Weiss, Paris, Flammarion, 2014 ; Raphael Littauer et Norman Uphoff, éd., The Air War in Indochina, éd. rev., Boston, Beacon Press, 1972.
- 9. David Alan Rosenberg, « The Origins of Overkill: Nuclear Weapons and American Strategy, 1945-1960 », International Security, vol. 7, n° 4, printemps 1983, p. 3-71, ici p. 14-15; Edward Kaplan, To Kill Nations: American Strategy in the Air-Atomic Age and the Rise of Mutually Assured Destruction, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2015.
- 10. Donald MacKenzie, Inventing Accuracy : A Historical Sociology of Nuclear Missile guidance, Cambridge, MA, MIT Press, 1990.
- 11. Carol Cohn, « Sex and Death in the Rational World of Defense Intellectuals », Signs, vol. 12, 1987 ; voir aussi Henry T. Nash, « The Bureaucratization of Homicide », Bulletin of the Atomic Scientists, avril 1980.
- 12. A propos du développement précoce d’armes nucléaires « tactiques » aux États-Unis et en URSS et des stratégies de leur utilisation, voir Matthew Evangelista, Innovation and the Arms Race : How the United States and the Soviet Union Develop New Military Technologies, Ithaca, N.Y., Cornell University Press, 1988.
- 13. F.J. Dyson, R. Gomer, S. Weinberg, S.C. Wright, Tactical Nuclear Weapons in Southeast Asia, Study S-266, Institute for Defense Analyses, Jason Division, mars 1967. Pour un résumé et un lien vers le document: http://nautilus.org/essentially-annihilated/summary-tactical-nuclear-weapons-in-southeast-asia/.
- 14. Hans M. Kristensen, « B61 LEP: Increasing NATO Nuclear Capability and Precision Low-Yield Strikes », 15 juin 2011, http://fas.org/blogs/security/2011/06/b61-12/.
- 15. Pour une analyse de ces dynamiques dans le contexte de la guerre froide, voir Evangelista, Innovation and the Arms Race. Pour une évaluation récente, voir Benoît Pelopidas, « A Bet Portrayed as a Certainty: Reassessing the Added Deterrent Value of Nuclear Weapons », in George P. Shultz et James E. Goodby, éd., The War that Must Never Be Fought, Stanford, Hoover Press, 2015, p. 14-19.
- 16. Hans M. Kristensen, « General Cartwright Confirms B61-12 Bomb “Could Be More Useable », 5 novembre 2015, http://fas.org/blogs/security/2015/11/b61-12_cartwright/; et « General Confirms Enhanced Targeting Capabilities of B61-12 Nuclear Bomb,” 23 janvier 2014, https://fas.org/blogs/security/2014/01/b61capability/.
- 17. Pelopidas, « A Bet Portrayed as Certainty ».
- 18. Henry Shue, « Force Protection, Military Advantage, and “Constant Care” for Civilians: The 1991 Bombing of Iraq », in Evangelista & Shue, éd., American Way of Bombing.
- 19. « Gavotti raconta del primo bombardamento aereo ».
- 20. Donald Cameron Watt, « Restraints on War in the Air before 1945 », ch. 4 in Michael Howard, éd., Restraints on War: Studies in the Limitation of Armed Conflict, Oxford, UK, Oxford University Press, 1979, p. 61.
- 21. Il voulait parler de ce que nous appellerions aujourd’hui le « moral ». Avec la bénédiction de Churchill, Trenchard chercha à exploiter les résultats de la campagne irakienne pour améliorer le prestige de sa branche des forces armées et présenta au cabinet un rapport sur « Le développement du contrôle aérien en Irak. » Le rapport de Trenchard est disponible en ligne sur le site du British Public Records Office, http://www.nationalarchives.gov.uk/pathways/firstworldwar/transcripts/aftermath/air_power_iraq.htm (téléchargé le 8 septembre 2007). Les citations de ce paragraphe sont empruntées à Geoff Simons, Iraq: From Sumer to Saddam, 3e éd., Londres, Palgrave Macmillan, 2004, p. 179. Voir aussi Yuki Tanaka, « British “Humane” Bombing of Iraq during the Interwar Era », ch. 1, in Yuki Tanaka et Marilyn B. Young, éd., Bombing Civilians: A Twentieth Century History, New York, New Press, 2009. Sur le recours à la puissance aérienne dans d’autres colonies, voir V.G. Kiernan, Colonial Empires and Armies, 1815-1960, Montréal, McGill/Queen’s Press, 1998, p. 194-201.
- 22. Rodolfo Sganga, Paulo G. Tripodi, Wray R. Johnson. « Douhet’s antagonist: Amedeo Mecozzi’s alternative vision of air power », Air Power History, été 2011.
- 23. William Sherman, Air Warfare, repr., Maxwell Air Force Base, AL, Air University Press, 2002 et débattu dans Bourneuf, Bombarder l’Allemagne.
- 24. Overy, Sous les bombes, p. 666.
- 25. Robert S. Ehlers Jr., The Mediterranean Air War : Airpower and Allied Victory in World War II, Lawrence, University Press of Kansas, 2015.
- 26. Mark Selden, « A Forgotten Holocaust: US Bombing Strategy, the Destruction of Japanese Cities and the American Way of War from World War II to Iraq », Japan Focus, 2 mai 2007, http://www.japanfocus.org/-Mark-Selden/2414/article.html ; Overy, Sous les bombes, p. 452.
- 27. Robert Pape, Bombing to Win : Air Power and Coercion in War, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1996. [Bombarder pour vaincre : puissance aérienne et coercition dans la guerre, trad. J.P. Le Saint, Paris, Centre d’études stratégiques aérospatiales, 2011.]
- 28. Un cas remarquable de bombardement américain de vengeance pendant la Seconde Guerre mondiale a été le raid contre Tokyo du 18 avril 1942 dirigé par le lieutenant colonel James Doolittle en réaction à l’attaque contre Pearl Harbor au mois de décembre précédent.
- 29. Charles Dunlap, « Clever or Clueless ? Observations about Bombing Norm Debates », in Evangelista & Shue, éd., American Way of Bombing, p. 116.
- 30. Interview du General Michael C. Short, Frontline, PBS, s.d., http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/kosovo/interviews/short.html .
- 31. Ibid.
- 32. William Drozdiak, « NATO General Predicts Victory in Two Months », Washington Post, 24 mai 1999.
- 33. Neta C. Crawford, Accountability for Killing : Moral Responsability for Collateral Damage in America’s Post-9/11 Wars, New York, Oxford University Press, 2013, plus partic. chap. 2.
- 34. Richard W. Miller, « Civilian Deaths and American Power: Three Lessons from Iraq and Afghanistan », in Evangelista & Shue, éd., American Way of Bombing; Crawford, Accountability for Killing, p. 288-293.
- 35. Crawford, Accountability for Killing, p. 289.
- 36. Barack Obama, « Obama’s Speech on Drone Policy », New York Times, 23 mai 2013. En français : http://iipdigital.usembassy.gov/st/french/texttrans/2013/05/20130524147993.html#ixzz4Q5SjagCb
- 37. Pour un aspect important, par ailleurs négligé, voir Gabrielle Hecht, Being Nuclear : Africans and the Global Uranium Trade (Cambridge, MA : MIT Press, 2012). Sur les accidents nucléaires, Scott D. Sagan, The Limits of Safety : Organizations, Accidents and Nuclear Weapons, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1993.
- 38. Pelopidas, « A Bet Portrayed as a Certainty. » Pour un exposé récent, avec vidéo, sur les conséquences d’un accident majeur, voir Dave Philipps, « Decades Later, Sickness Among Airmen After a Hydrogen Bomb Accident », New York Times, 19 juin 2016, http://www.nytimes.com/2016/06/20/us/decades-later-sickness-among-airmen-after-a-hydrogen-bomb-accident.html?_r=1 .
- 39. Lynn Eden, Whole World on Fire : Organizations, Knowledge, and Nuclear Weapons Devastation, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2004.
- 40. Matthew Evangelista, « Nuclear Abolition or Nuclear Umbrella: Choices and Contradictions in US Proposals », in Getting to Zero The Path to Nuclear Disarmament, Catherine McArdle Kelleher et Judith Reppy, éd., Stanford, CA, Stanford University Press, 2011.
- 41. La formulation de ce paragraphe et certains éléments de l’exposé qui suit s’inspirent de Matthew Evangelista, Law, Ethics, and the War on Terror, Cambridge, UK, Polity, 2008, p. 31-34.
- 42. Bourneuf, Bombarder l’Allemagne, p. 161-164.
- 43. Chambre des Communes, Hansard, 21 juin 1938, vol. 337, col. 919-1045, cité en anglais dans Bourneuf, Bombarder l’Allemagne, p. 165.
- 44. Ibid.
- 45. Citations tirées de Robert C. Batchelder, The Irreversible Decision, 1939-1950 , New York, Macmillan, 1961, p. 172-173. Pour plus de détails, voir David Biddle, Rhetoric and Reality in Air Warfare : The Evolution of British and American Ideas about Strategic Bombing, 1914-1915, Princeton, N.J., Princeton University Press, 2002.
- 46. Voir particulièrement Selden, « Forgotten Holocaust » ; Bourneuf, Bombarder l’Allemagne et Overy, Sous les bombes.
- 47. Bourneuf, Bombarder l’Allemagne, p. 183-184.
- 48. Jonathan Schneer, Ministers at War : Winston Churchill and His War Cabinet, New York, Basic, 2014, p. 100-101.
- 49. Vera Brittain, « Massacre by Bombing : The Facts behind the British-American Attack on Germany », Fellowship, vol. 10, n° 3 (mars 1944) ; sur les responsables religieux, Batchelder, Irreversible Decision.
- 50. Batchelder, Irreversible Decision, p. 174-175.
- 51. Cité dans A. C. Grayling, Among the Dead Cities: The History and Moral Legacy of the WWII Bombing of Civilians in Germany and Japan, New York, Walker and Company, 2006, p. 187.
- 52. Cité dans A. C. Grayling, Among the Dead Cities: The History and Moral Legacy of the WWII Bombing of Civilians in Germany and Japan, New York, Walker and Company, 2006, p. 187.
- 53. Pour une tentative majeure pour étayer ces estimations, voir Milton Leitenberg, Deaths in Wars and Conflicts in the 20th Century, Occasional Paper #29 of the Cornell University’s Judith Reppy Institute for Peace and Conflict Studies, 3e éd., 2006, p. 76-77.
- 54. Neta Crawford, « Targeting Civilians and US Strategic Bombing Norms: Plus ça change, plus c’est la même chose? » et Miller, « Civilian Deaths and American Power », les deux dans Evangelista & Shue, American Way of Bombing.
- 55. Crawford, « Targeting Civilians » et Accountability for Killing, p. 190-202.
- 56. Crawford, Accountability for Killing, p. 190.
- 57. Pour un exposé sur ce sujet, voir Ward Thomas, « Victory by Duress: Civilian Infrastructure as a Target in Air Campaigns », Security Studies, vol. 15, n° 1 (avril 2006); et David Wippman et Henry Shue, « Limiting Attacks on Dual-Use Facilities Performing Indispensable Civilian Functions », Cornell International Law Journal, vol. 35 (2002).
- 58. Janina Dill, Legitimate Targets ? Social Construction, International Law and US Bombing , Cambridge, UK, Cambridge University Press, 2015, p. 108.
- 59. Joint Chiefs of Staff, Joint Targeting, Publication 3-60, 31 janvier 2013, Appendice A, point 4a, les italiques sont ajoutées. L’analyse qui figure ici et même certaines formulations sont empruntées à Henry Shue, email du 27 décembre 2015.
- 60. Joint Chiefs of Staff, Joint Targeting, Publication 3-60, 31 janvier 2013, Appendice A, point 4a, les italiques sont ajoutées. L’analyse qui figure ici et même certaines formulations sont empruntées à Henry Shue, email du 27 décembre 2015.
- 61. Joint Chiefs of Staff, Joint Targeting, Publication 3-60, 31 janvier 2013, Appendice A, point 4a, les italiques sont ajoutées. L’analyse qui figure ici et même certaines formulations sont empruntées à Henry Shue, email du 27 décembre 2015.
- 62. On trouvera une discussion aux multiples facettes dans Claire Finkelstein, jens David Ohlin et Andrew Altman, éd., Targeted Killings : Law and Morality in an Asymmetrical World, Oxford, Oxford University Press, 2012.
- 63. On trouvera une discussion aux multiples facettes dans Claire Finkelstein, jens David Ohlin et Andrew Altman, éd., Targeted Killings : Law and Morality in an Asymmetrical World, Oxford, Oxford University Press, 2012.
- 64. Obama, « Obama’s Speech on Drone Policy ». Texte français : http://iipdigital.usembassy.gov/st/french/texttrans/2013/05/20130524147993.html#ixzz4Q5SjagCb
- 65. Obama, « Obama’s Speech on Drone Policy ». Texte français : http://iipdigital.usembassy.gov/st/french/texttrans/2013/05/20130524147993.html#ixzz4Q5SjagCb
- 66. Obama, « Obama’s Speech on Drone Policy ». Texte français : http://iipdigital.usembassy.gov/st/french/texttrans/2013/05/20130524147993.html#ixzz4Q5SjagCb
- 67. Obama, « Obama’s Speech on Drone Policy ». Texte français : http://iipdigital.usembassy.gov/st/french/texttrans/2013/05/20130524147993.html#ixzz4Q5SjagCb
- 68. James Risen, « US to Hunt Down Afghan Drug Lords Tied to Taliban », New York Times, 10 août 2009.
- 69. James Risen, « US to Hunt Down Afghan Drug Lords Tied to Taliban », New York Times, 10 août 2009.
- 70. « The Pentagon’s Dangerous Views on the Wartime Press », New York Times, 10 août 2015.
- 71. « The Pentagon’s Dangerous Views on the Wartime Press », New York Times, 10 août 2015.
- 72. « The Pentagon’s Dangerous Views on the Wartime Press », New York Times, 10 août 2015.
- 73. « The Pentagon’s Dangerous Views on the Wartime Press », New York Times, 10 août 2015.
- 74. « The Pentagon’s Dangerous Views on the Wartime Press », New York Times, 10 août 2015.
- 75. « The Pentagon’s Dangerous Views on the Wartime Press », New York Times, 10 août 2015.
- 76. « The Pentagon’s Dangerous Views on the Wartime Press », New York Times, 10 août 2015.
- 77. « The Pentagon’s Dangerous Views on the Wartime Press », New York Times, 10 août 2015.
- 78. « The Pentagon’s Dangerous Views on the Wartime Press », New York Times, 10 août 2015.
- 79. « The Pentagon’s Dangerous Views on the Wartime Press », New York Times, 10 août 2015.
- 80. Charlie Savage et Scott Shane, « US Reveals Death Toll From Airstrikes Outside War Zones », New York Times, 1er juillet 2016. Le document pertinent, « Summary of Information Regarding US Counterterrorism Strikes Outside Areas of Active Hostilities », est disponible sur : http://www.nytimes.com/interactive/2016/07/01/world/document-airstrike-death-toll-executive-order.html
- 81. Sarah Knuckey, « The Good and Bad in the US Government’s Civilian Casualties Announcement », https://www.justsecurity.org/31785/good-bad-governments-civilian-casualties-announcement/, 2 juillet 2016.
- 82. Voir les analyses dans Henry Shue et David Rodin, Preemption : Military Action and Moral Justification, Oxford, Oxford University Press, 2010, plus particulièrement les chapitres de Marc Trachtenberg et de Suzanne Unlacke.
- 83. Voir les analyses dans Henry Shue et David Rodin, Preemption : Military Action and Moral Justification, Oxford, Oxford University Press, 2010, plus particulièrement les chapitres de Marc Trachtenberg et de Suzanne Unlacke.
- 84. Michael Waler, Just and Unjust Wars : A Moral Argument with Historical Illustrations, New York, Basic Books, 1977, ch. 6 [Guerres justes et injustes : argumentation morale avec exemples historiques, trad. S. Chambon et A. Wicke, Paris, Belin, 1999.]
- 85. Michael Waler, Just and Unjust Wars : A Moral Argument with Historical Illustrations, New York, Basic Books, 1977, ch. 6 [Guerres justes et injustes : argumentation morale avec exemples historiques, trad. S. Chambon et A. Wicke, Paris, Belin, 1999.]
- 86. Michael Waler, Just and Unjust Wars : A Moral Argument with Historical Illustrations, New York, Basic Books, 1977, ch. 6 [Guerres justes et injustes : argumentation morale avec exemples historiques, trad. S. Chambon et A. Wicke, Paris, Belin, 1999.]
- 87. Michael Waler, Just and Unjust Wars : A Moral Argument with Historical Illustrations, New York, Basic Books, 1977, ch. 6 [Guerres justes et injustes : argumentation morale avec exemples historiques, trad. S. Chambon et A. Wicke, Paris, Belin, 1999.]
- 88. Ulrich Kühn, « 70 Jahre nach Hiroshima und Nagasaki », Heinrich Böll Stiftung, 4 août 2015; Tom Sauer & Joelien Pretorius, « Nuclear weapons and the humanitarian approach », Global Change, Peace & Security, 2014. Sur les précédentes campagnes, voir Margarita H. Petrova, « Proportionality and Restraint on the Use of Force: The Role of Nongovernmental Organizations », in Evangelista & Shue, American Way of Bombing; et Petrova, « Small States in Humanitarian Norm Making », in Louis W. Pauly et Bruce W. Jentleson, éd., Power in a Complex Global System, New York, Routledge, 2014.
- 89. Ulrich Kühn, « 70 Jahre nach Hiroshima und Nagasaki », Heinrich Böll Stiftung, 4 août 2015; Tom Sauer & Joelien Pretorius, « Nuclear weapons and the humanitarian approach », Global Change, Peace & Security, 2014. Sur les précédentes campagnes, voir Margarita H. Petrova, « Proportionality and Restraint on the Use of Force: The Role of Nongovernmental Organizations », in Evangelista & Shue, American Way of Bombing; et Petrova, « Small States in Humanitarian Norm Making », in Louis W. Pauly et Bruce W. Jentleson, éd., Power in a Complex Global System, New York, Routledge, 2014.
- 90. Ulrich Kühn, « 70 Jahre nach Hiroshima und Nagasaki », Heinrich Böll Stiftung, 4 août 2015; Tom Sauer & Joelien Pretorius, « Nuclear weapons and the humanitarian approach », Global Change, Peace & Security, 2014. Sur les précédentes campagnes, voir Margarita H. Petrova, « Proportionality and Restraint on the Use of Force: The Role of Nongovernmental Organizations », in Evangelista & Shue, American Way of Bombing; et Petrova, « Small States in Humanitarian Norm Making », in Louis W. Pauly et Bruce W. Jentleson, éd., Power in a Complex Global System, New York, Routledge, 2014.