Camps de concentration
Cet article a été publié avec le soutien de la Fondation pour la mémoire de la Shoah
Article traduit de l'anglais par Odile Demange
On peut dater la conception et la réalité des camps de concentration de la seconde guerre des Boers (1899-1902) en Afrique du Sud. Le commandant des troupes britanniques qui combattaient les Boers, Lord Kitchener, associa en effet à sa tactique de la terre brûlée l’aménagement de vastes camps destinés à l’internement des civils chassés de chez eux et déracinés par la destruction de leurs fermes et de leurs terres.
La création des importants dispositifs de détention que constituaient les camps de concentration a été facilitée par l’invention du fil de fer barbelé en France en 1865, suivie par une production de masse lancée dans l’Illinois, aux États-Unis, en 1874. Les barbelés permettaient de parquer à moindres frais de grands troupeaux de bétail et de construire d’autres types d’installations, destinées à limiter les déplacements. Largement utilisées dans le Sud-ouest des États-Unis, les clôtures en barbelés évoquent évidemment l’élevage extensif du bétail au Far West. Mais on ne tarda pas à élargir leur sphère d’application aux êtres humains. Les barbelés permettaient en effet aux gouvernements et à l’armée d’installer d’importants camps de détention sans avoir à supporter la charge financière de la construction de prisons en dur. À la fin du XIXe siècle, l’armée britannique décida d’enfermer et de déplacer des populations humaines exactement comme du bétail.
Chose intéressante, les camps de concentration, dont le concept et le nom apparurent en 1899, n’étaient pas considérés initialement comme des installations particulièrement cruelles ou inhumaines : c’était un terme technique et prosaïque désignant une méthode rationnelle et planifiée de gestion de populations hostiles. Ce traitement passait pour nettement plus humain que l’exécution. Le 11 décembre 1904, Bernhard von Bülow, chancelier du Reich, donna ordre au général von Trotha d’aménager des Konzentrationslager dans le Sud-ouest africain allemand (Deutsch-Südwestafrika) pour y regrouper ce qui restait des Héréros, un peuple massacré au cours de ce qu’on considère comme le premier génocide perpétré par les Allemands, la guerre des Héréros de 1904-1905. Trotha avait expulsé ces derniers de leur territoire et les avait chassés jusque dans le désert, où 60 000 d’entre eux périrent. Redoutant que de telles pratiques ne ternissent l’honneur de l’État allemand, le chancelier von Bülow estima que les Konzentrationslager étaient une méthode judicieuse pour traiter les insurgés.
Depuis 1945, notre conception a évidemment évolué : après Dachau et Buchenwald, aucun gouvernement quel qu’il soit n’oserait plus employer la formule de camp de concentration, préférant celles d’installations de détention ou de camps d’internement. Toute décision de confiner une population dans un camp s’accompagne inévitablement d’arbitraire et de violence : comme nous l’avons déjà vu avec l’exemple de la Grande-Bretagne, les camps de concentration ne furent pas seulement utilisés par les régimes autoritaires ou les dictatures. En des temps d’état d’exception tels que les guerres, certaines démocraties y ont, elles aussi, eu recours : la France pendant la Première Guerre mondiale (à Pontmain) et après la guerre d’Espagne pour la majorité des près de 600 000 individus qui avaient fui le régime de Franco, les États-Unis et le Canada pour les Américains et les Canadiens d’origine japonaise pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ces décisions comportent une part de violence, car les individus concernés sont contraints de se soumettre à la détention, sont privés de certains de leurs droits fondamentaux (liberté de mouvement) alors qu’ils n’ont commis aucun délit. Mais le régime national-socialiste fit de l’arbitraire absolu, autrement dit de la privation violente de tout droit, la règle fondamentale du Konzentrationslager, KZ dans son jargon administratif. Le premier construit fut celui de Dachau, à proximité de Munich. Il fut inauguré le 21 mars 1933, le jour même où le nouveau Reichstag votait les pleins pouvoirs au gouvernement d’Hitler. Dachau était destiné à l’internement des ennemis du régime : communistes, sociaux-démocrates, francs-maçons, intellectuels, « asociaux » tels que les alcooliques et les homosexuels. Quinze autres KZ furent ouverts au cours de la seule année 1933, parmi lesquels dix fermèrent au bout de quelques mois à des fins de rationalisation, de sorte qu’il ne restait en 1938 que trois camps de concentration : Dachau, Buchenwald (ouvert en 1937) et Flossenbürg. Après l’Anschluss de l’Autriche, la SS créa le camp autrichien de Mauthausen. La première grande vague d’internement de Juifs dans des camps de concentration suivit l’invasion de l’Autriche (mars 1938) et les pogromes de la Reichskristallnacht (la Nuit de Cristal, le 9 novembre 1938). Au lendemain de l’élimination des responsables de la SA le 30 juin 1934, les camps de concentration devinrent la chasse gardée de la SS, qui se considérait comme l’élite raciale du Troisième Reich et à qui les camps offraient une excellente occasion de prouver sa supériorité en humiliant les détenus. Les camps étaient un peu le miroir grossissant de la race supérieure autoproclamée. Ils étaient tous construits selon le même modèle : les installations de la SS, la Kommandantur et ses bureaux, et le camp lui-même, entouré d’une double clôture et de miradors. La place centrale était l’Appellplatz où l’on contrôlait régulièrement les effectifs des détenus. Dans le courant de la guerre et face à l’accroissement de la population des camps, les membres de la SS se firent de moins en moins visibles : le pouvoir était exercé par certains détenus (Lagerälteste, Blockälteste, Kapos, Vorarbeiter) choisis par la SS. Ils étaient tous d’autant plus zélés et plus brutaux qu’ils pouvaient être privés de leurs privilèges à tout moment par le Lagerkommandant. À Buchenwald, la situation s’améliora lorsque les Verts (les criminels de droit commun) furent remplacés dans ces fonctions par les Rouges (des prisonniers politiques allemands, principalement communistes).
Une brutalité sans nom, le travail forcé, les mauvais traitements de toutes sortes, la malnutrition et le froid, sans oublier les exécutions arbitraires furent autant de causes d’un taux de mortalité anormal et d’une réduction considérable de l’espérance de vie. D’où la tendance à confondre les camps de concentration avec les camps d’extermination, d’autant plus fréquente que les premiers furent très rapidement équipés de crématoires pour l’élimination des corps, et parfois même de chambres à gaz. Certains camps nazis, comme celui d’Auschwitz, étaient tout à la fois des camps de concentration et d’extermination, mais les nazis établissaient une distinction entre les camps classiques et les centres de mise à mort, véritables fabriques de cadavres qui n’abritaient qu’une faible proportion de détenus, la grande majorité des prisonniers n’y entrant que pour être tués quelques heures plus tard, sinon moins. Dans les camps de concentration, le travail forcé devint un impératif stratégique vers 1942, quand la guerre à l’Est commença à rencontrer de sérieux obstacles. L’explosion de la population des camps, due à l’extension du Reich allemand, fit du travail forcé la méthode la plus efficace pour produire à bas prix et tuer à petit feu les résistants et autres adversaires.
Les camps de concentration nationaux-socialistes se livrèrent à une expérience nouvelle dans l’Hréistoire : la privation totale d’humanité sans espoir ni rédemption possibles. Dans les années 1970, l’Occident découvrirait avec Soljenitsyne et Vassili Grossmann leur pendant russe, le goulag. La comparaison entre ces deux systèmes de camps de concentration fait toujours l’objet d’un débat aussi intense que la comparaison entre les deux régimes.
Bibliographie :
ANTELME, Robert, L’espèce humaine, , Gallimard, 1957.
BENZ, Wolfgang, Ausgrenzung, Vertreibung, Völkermord, Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 2006.
KOGON, Eugen, Der SS-Staat, Munich: Heyne Verlag, 1946. [L’État SS : le système des camps de concentration allemands, , Seuil, 1993].
KOTEK Joël et RIGOULOT Pierre, Le siècle des camps. Détention, concentration, extermination. 100 ans de mal radical, , Lattès, 2000.
ROUSSET, David, L’univers concentrationnaire, , Editions de Minuit, 1946.
WERTH, Nicolas, La terreur et le désarroi, , Tempus, Perrin, 2006.
WIEVIORKA, Annette, Déportation et génocide : entre la mémoire et l’oubli, , Hachette, 1992.