Introduction : Le bombardement des populations civiles depuis la Seconde Guerre mondiale

Date: 
1 Avril, 2017

Les articles qui figurent dans ce numéro spécial consacré au bombardement des populations civiles depuis la Seconde Guerre mondiale représentent une sélection de textes présentés lors d’un atelier qui s’est tenu à Paris en décembre 2015 à l’occasion du 70e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cet atelier a été organisé par la publication en ligne Violence de masse et Résistance  /mass-violence-war-massacre-resistance/en (CERI-Sciences Po et Centre d’Histoire de Sciences Po) en partenariat avec l’Asia-Pacific Journal, http://apjjf.org/

Cette série d’articles s’ouvre sur la description par Sheldon Garon du transfert transnational de savoirs concernant la pratique de la défense civile de 1920 à 1945. Le premier bombardement aérien a eu lieu en Libye en 1911. Mais ce fut la Première Guerre mondiale qui révéla le potentiel révolutionnaire de cette nouvelle arme de guerre. Garon donne une image frappante des échanges internationaux dans le domaine de la défense civile au cours de l’entre-deux-guerres, même entre pays déjà engagés dans des alliances hostiles comme le Royaume-Uni et l’Allemagne. Des diplomates japonais profitèrent aussi de leur accès aux programmes de défense civile britanniques et allemands pour améliorer la défense du Japon. La Grande-Bretagne, l’Allemagne et le Japon se dotèrent de programmes de mobilisation massive comprenant l’évacuation des enfants et l’inscription obligatoire des habitants dans des associations de lutte contre les incendies. Ces mesures furent renforcées dans ces trois pays au cours de la Seconde Guerre mondiale à la suite de l’intensification des bombardements. On peut cependant relever des différences frappantes dans les approches de la défense civile entre l’Allemagne et le Japon. Ce dernier pays ne mobilisa pas de travailleurs forcés coréens et chinois pour la défense civile, alors qu’en Allemagne, des travailleurs réduits en esclavage et des détenus de camps de concentration furent envoyés dans les « zones de mort » pour dégager cadavres et gravats. Il apparaît que les Trümmerfrauen emblématiques de l’Allemagne se réfèrent en réalité aux femmes qui, après la guerre, déblayèrent les décombres ne contenant pas de cadavres.

Matthew Evangelista propose un vaste tour d’horizon d’un siècle de bombardements aériens en abordant l’évolution technologique – bombes incendiaires, bombes nucléaires et drones d’une part – , et le droit international ainsi que les contraintes éthiques, juridiques et politiques appliquées au bombardement des populations civiles de l’autre. Relevant que les armes nucléaires actuelles sont d’une puissance un million de fois supérieure à celle des bombes de gros calibre déployées pendant la Seconde Guerre mondiale, Evangelista se concentre sur l’évolution de la technologie et du choix de cibles aux États-Unis aussi bien qu’en Russie, dans l’OTAN, en Chine, en Israël et dans d’autres puissances nucléaires depuis les années 1940, se livrant ainsi une évaluation des risques actuels de guerre nucléaire. Il évalue notamment l’évolution de l’approche du ciblage des populations civiles depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux guerres contemporaines d’Afghanistan et d’Irak en passant par celles de Corée et d’Indochine, et se penche également sur les contraintes technologiques, éthiques et juridiques du déploiement des armes nucléaires depuis 1945. Observant le changement des normes juridiques et les évolutions technologiques telles que l’apparition de la guerre des drones ainsi que le rétrécissement des définitions américaines des populations civiles, il se demande si ces transformations ont effectivement empêché les États-Unis et d’autres pays de bombarder les civils au cours des trois quarts de siècle qui se sont écoulés depuis la Seconde Guerre mondiale. De même, il relève l’échec des puissances nucléaires à respecter leur accord de réduction puis de suppression des armes nucléaires. Evangelista conclut qu’« au terme d’un siècle d’évolution de la technologie et des normes juridiques, les civils qui affrontent les bombardements aériens et d’autres formes de guerre moderne ne peuvent toujours pas compter sur le droit international pour assurer leur survie. »

La Seconde Guerre mondiale a marqué le développement spectaculaire du bombardement stratégique, mené initialement par l’Allemagne, le Japon et la Grande-Bretagne, rejoints par les États-Unis dans la dernière année de la guerre. L’objectif était de détruire les villes ennemies et leurs populations grâce à des bombes conçues pour faire des milliers de morts, détruire des industries, saper le moral et reléguer des masses d’individus au rang de réfugiés. Mark Selden (sur http://apjjf.org/) et Marine Guillaume étudient les bombardements américains des civils pendant la Seconde Guerre mondiale et après. 

Les États-Unis critiquèrent ce type de bombardement lorsque l’Allemagne et le Japon s’y livrèrent, et jusqu’en 1944, la doctrine stratégique américaine se concentra sur la destruction de cibles militaires comme les usines d’armement, les ponts, les ports et les bases militaires. L’invention du napalm et la frustration due aux résultats limités des bombardements tactiques entraînèrent un revirement fondamental de l’attitude des États-Unis face au ciblage des populations civiles qui eut des conséquences dévastatrices en 1944-1945. La décision des États-Unis de participer avec la Grande-Bretagne au bombardement de Dresde en février 1945 fut suivie presque immédiatement du largage de bombes incendiaires sur 64 villes japonaises, à commencer par la destruction d’une quarantaine de kilomètres carrés dans l’agglomération de Tokyo durant la nuit du 9 au 10 mars 1945. Malgré la destruction massive de villes japonaises par des bombes incendiaires et par le napalm, cette expérience a été plus ou moins effacée des souvenirs de guerre américains (et même japonais) par le bombardement nucléaire d’Hiroshima et de Nagasaki qui a suivi. Les planificateurs militaires n’ont cependant pas oublié l’efficacité du bombardement des villes. Comme le relève Selden, le largage de bombes incendiaires et de napalm sur les villes prenant les populations civiles pour cibles et semant la terreur préparerait le terrain, moyennant quelques modifications, aux stratégies américaines appliquées en Corée, au Vietnam et dans les guerres américaines ultérieures.  

En se concentrant sur l’utilisation du napalm par les États-Unis dans le bombardement des villes et des campagnes entre la Seconde Guerre mondiale et les guerres d’Indochine, Marine Guillaume montre que cette nouvelle arme était « au cœur d’un changement de doctrine et de pratique du bombardement stratégique américain. » Contrastant avec l’absence de réaction de l’opinion publique au précédent largage de bombes incendiaires sur les villes japonaises, l’utilisation du napalm deviendrait un objet de controverse au moment de la guerre du Vietnam, discréditant à la fois cette arme et le ciblage de civils par l’armée américaine. Un certain nombre de membres de l’armée finirent même par conclure que son utilisation était contreproductive, car elle concentrait l’opposition contre les envahisseurs américains et fournissait aux militants pacifistes des arguments convaincants. Si cela ne persuada pas l’armée de renoncer à utiliser des armes aux caractéristiques proches de celles du napalm dans des guerres ultérieures, cette arme reste toujours très mal considérée.  

La Seconde Guerre mondiale peut conserver une place dans les mémoires en raison de la mise au point de deux puissantes technologies de mort qui s’abattirent sur les populations civiles depuis les airs : le largage de bombes incendiaires et de napalm d’une part, le bombardement atomique de villes de l’autre. Alors que ces deux innovations avaient été élaborées dans l’espoir de contraindre l’Allemagne à la reddition, c’est le Japon qui leur paya le plus lourd tribut. Au cours des trois quarts de siècle qui se sont écoulés depuis 1945, alors que la pensée stratégique gouvernant les démêlés entre États-Unis et Union soviétique se concentrait sur les armements nucléaires, le largage de bombes incendiaires et de napalm depuis les airs a dominé toutes les guerres américaines ultérieures et infligé les châtiments les plus dévastateurs aux ennemis des États-Unis au cours des guerres de Corée, du Vietnam et des conflits armés plus récents.  

 

Citer cet article

Claire Andrieu et Mark Selden, Introduction : Le bombardement des populations civiles depuis la Seconde Guerre mondiale, Mass Violence & Résistance, [en ligne], publié le : 1 Avril, 2017, accéder le 17/05/2021, http://bo-k2s.sciences-po.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/introduction-le-bombardement-des-populations-civiles-depuis-la-seconde-guerre-mondiale, ISSN 1961-9898
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