Le napalm dans la doctrine et la pratique américaines du bombardement, 1942-1975
RÉSUMÉ
Si la doctrine du bombardement stratégique a été largement traitée par l’histoire militaire et dans les études de relations internationales (Biddle 2002, Pape 2011), on s’est, en revanche, peu intéressé aux moyens déployés pour effectuer ces bombardements. Ils sont pourtant essentiels si l’on veut comprendre trois aspects décisifs de la doctrine et de la pratique du bombardement stratégique : 1) comment celles-ci ont été définies ; 2) comment elles ont évolué ; 3) comment elles ont été perçues et appliquées par différents acteurs (armées, institutions internationales et opinion publique) au fil du temps. Cet article se concentre sur ces questions à travers l’analyse de l’utilisation du napalm par l’armée des États-Unis. Il démontre que l’utilisation massive de cette arme, depuis sa création en 1942 jusqu’à la guerre du Vietnam, est au cœur d’un changement de doctrine et de pratique du bombardement stratégique américain. Cet article montre que l’analyse des armes déployées dans le cadre du bombardement stratégique enrichit l’historiographie – et la compréhension – de la doctrine et de la pratique du bombardement stratégique lui-même.
Le 4 juillet 1942, quand Louis Fieser, chercheur à Harvard, a inventé un nouveau type d’arme incendiaire qu’il a appelée napalm, il ne s’attendait certainement pas à être le « père » d’une arme qui serait le pilier des bombardements américains moins d’une dizaine d’années plus tard. Et il ne prévoyait probablement pas non plus qu’après avoir été abondamment félicité et récompensé pour cette invention pendant plus de 25 ans, il serait obligé de réécrire sa biographie officielle pour en effacer le mot « napalm ». 1
Chose intéressante, la trajectoire personnelle de Fieser – de la « gloire » à l’« opprobre » – est parallèle à celle de l’image du napalm durant toute la seconde moitié du xxe siècle. Pendant les vingt premières années qui suivirent sa création, le napalm fut énergiquement soutenu par d’éminents responsables de l’armée américaine (Curtis Le May étant le plus célèbre) tout en inspirant une relative indifférence à la population américaine. Durant cette période, l’armée américaine fit un usage croissant du napalm et, pour reprendre les termes de Robert Patterson, secrétaire à la Guerre d’Harry Truman, évoquant les armes incendiaires : « ce raté de la Seconde Guerre mondiale est devenu l’une des armes les plus puissantes des opérations dans le Pacifique. » 2 Cette « popularité » s’est pourtant rapidement ternie pendant et après la guerre du Vietnam. Le recours croissant de l’armée américaine au napalm entre 1945 et 1975 a précédé un net déclin de son utilisation : depuis la fin de la guerre du Vietnam, cette arme n’a plus jamais été employée en pareilles quantités. S’il est vrai que certaines armes incendiaires – d’une composition très proche de celle du napalm – ont été déployées dans les guerres d’Irak et d’Afghanistan, leur quantité est restée modeste par rapport aux volumes déversés sur le Vietnam et pendant la guerre de Corée (1950-1953). En 2001, l’armée américaine a même organisé une « cérémonie de la dernière boîte » à la Fallbrook Naval Weapons Station où elle a détruit publiquement ses derniers stocks de napalm. À l’instar de Fieser effaçant le mot « napalm » de sa biographie officielle, l’armée américaine a proclamé à la face du monde qu’elle avait éliminé le napalm de son arsenal.
Comprendre les évolutions des bombardements et de la doctrine des États-Unis par une approche normative centrée sur le napalm
Pourquoi le napalm a-t-il été de moins en moins utilisé depuis la guerre du Vietnam ? Comment l’utilisation du napalm pendant cette guerre a-t-elle influencé la stratégie et la pratique américaines de l’attaque aérienne ?
Nous affirmons dans cet article que l’image du napalm donnée par l’armée américaine ainsi que par les activistes de la société civile et les membres des Nations Unies à la fin et au lendemain de la guerre du Vietnam a directement influencé la doctrine et la pratique américaines du bombardement.
L’armée américaine en est venue, en effet, à associer le napalm et sa force de destruction à l’échec de la stratégie d’usure employée pendant la guerre du Vietnam. Cette stratégie – qui consiste à épuiser un adversaire par des opérations incessantes qui lui infligeront de telles pertes en hommes et en matériel qu’il finira par s’effondrer physiquement et par perdre sa volonté de combattre – n’avait pas su éroder la résistance de l’ennemi. 3 Elle avait plutôt conduit l’armée américaine à s’engager dans une longue escalade de violences qui avait eu pour effet non seulement d’épuiser ses propres ressources, mais de saper en définitive le soutien de la population vietnamienne et américaine nécessaire à la victoire. Le consensus qui régnait dans l’armée américaine sur l’échec de la guerre du Vietnam l’a conduite à revoir en profondeur sa culture militaire4, encourageant ainsi une nouvelle stratégie de retenue, c’est-à-dire une approche tenant compte de la population et reconnaissant la nécessité de réglementer les pratiques de la guerre, de protéger les civils et d’éviter de leur infliger des dommages lors d’opérations militaires, afin de gagner leur soutien. Cela a incité l’armée américaine à déployer des armes dont la puissance de feu pouvait être contrôlée et dirigée contre des cibles précises. 5 Le napalm cessa ainsi d’être le pilier de la stratégie militaire américaine : en effet, sa puissance de destruction était difficilement contrôlable et son utilisation sur des cibles précises très aléatoire. Aussi le napalm a-t-il été exclu de facto de la nouvelle doctrine dominante du bombardement stratégique.
Cette évolution de l’image du napalm au sein de l’armée américaine – d’atout stratégique en mouton noir – a coïncidé avec les critiques dont cette arme a fait l’objet de la part d’activistes de la société civile et de membres des Nations Unies. L’escalade de la violence au Vietnam n’inspira pas seulement la terreur et l’indignation de la population locale mais aussi celles d’une large part de la société civile américaine et de membres des Nations Unies. Parmi ces derniers, certains dénoncèrent la guerre entre les États-Unis et le Vietnam, la présentant comme un conflit qui tuait des innocents (des civils vietnamiens mais aussi de jeunes Américains). Le napalm, en grande partie à cause de la vive émotion suscitée par certaines photos qui se sont gravées dans la mémoire collective, et de l’appréhension générale qu’inspire l’utilisation du feu dans les conflits armés, a été redéfini et représenté comme le symbole d’instruments de guerre illégitimes. Cette redéfinition a conduit les Nations Unies à élaborer des règles juridiques plus contraignantes pour limiter l’emploi du napalm, en s’appuyant sur le protocole III de la Convention sur l’interdiction de certaines armes classiques (CCAC) adoptée en 1980. La charge symbolique négative du napalm, associée aux nouvelles contraintes juridiques encadrant son utilisation, l’a emporté sur tout avantage tactique potentiel attaché à cette arme. 6
Cet article se concentre 1) sur l’évolution des approches de l’utilisation du napalm par l’armée américaine entre la Seconde Guerre mondiale et aujourd’hui ; 2) sur l’évolution de la perception du napalm et de la stratégie d’usure au sein de l’armée américaine après la guerre du Vietnam ; 3) sur l’analyse de l’image négative du napalm donnée après la guerre du Vietnam par les activistes et certains membres des Nations Unies, qui l’ont présenté comme un moyen de faire la guerre illégitime et illégal.
1. Le napalm et la doctrine de l’usure : de la création à l’apogée vietnamien
La création du napalm (1942) : l’invention d’une arme incendiaire « efficace ».
L’invention du napalm le 4 juillet 1942 par Louis Fieser couronnait une série d’expériences menées sur le campus de Harvard à partir de 1940 sous l’égide du National Defense Research Committee. Leur objectif était d’améliorer l’efficacité des agents incendiaires qui, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, avaient été « relégués » à la « périphérie » de la doctrine militaire américaine. Cette « relégation » peut s’expliquer par deux faits. Primo, pendant longtemps, les armes incendiaires avaient constitué un défi technique majeur, essentiellement en raison de l’inévitable compromis entre destruction et précision qui s’imposait à ses utilisateurs. Secundo, le développement et la recherche sur les armes incendiaires avaient été négligés au profit des armes chimiques, considérées comme beaucoup plus efficaces que les armes incendiaires telles que les lance-flammes. La situation changea avec la mise au point du napalm.
Le napalm est une arme bien particulière, « un agent incendiaire fait d’essence gélifiée », dont la composition et le nom ont changé au fil du temps (napalm, napalm B et MK77) et qui a été rapidement reconnu comme redoutablement efficace pour trois raisons : il augmente considérablement la probabilité d’embraser d’autres matériaux inflammables présents sur la zone cible ; il présente une grande viscoélasticité, qui accroît la portée du jet de combustible enflammé projeté par le lance-flammes 7 ; il ne s’enflamme pas spontanément et peut donc être manipulé plus facilement que d’autres agents incendiaires. Tous ces facteurs expliquent que l’armée américaine ait déployé le napalm rapidement après sa création.
Le napalm dans la Seconde Guerre mondiale (1943-1945) : les premières utilisations
Le napalm a été employé pour la première fois sur le champ de bataille de Papouasie Nouvelle-Guinée le 15 décembre 1943 à l’aide de lance-flammes. L’armée américaine en fit ensuite un usage croissant lors d’attaques aériennes, d’abord dans le Pacifique (le 15 février 1944 à proximité de l’île de Ponhpei) et six mois plus tard en Europe (juste après le Jour J). Le napalm ne tarda pas à réapparaître dans le Pacifique : plus des deux tiers du napalm utilisé par les États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale (14 000 tonnes) furent largués dans cette région, dont une grande partie au cours de l’attaque contre Tokyo que Curtis LeMay a présentée comme « le raid le plus dévastateur de l’histoire de la guerre aérienne », le 9 mars 1945, et qui fit selon les estimations 84 000 morts et 90 000 blessés dans la population civile et détruisit plus du quart de la totalité de la ville. 8Le bombardement de Tokyo suivi de la destruction de 64 villes japonaises (avec des raids incendiaires qui commencèrent le 10 mars 1945) éclipsa la « plus grande conflagration du monde occidental » pendant la Seconde Guerre mondiale et certains historiens considèrent qu’il fut plus coûteux que les bombardements nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki. 9 Dans la mesure où la plupart des travaux sur la Seconde Guerre mondiale se concentrent sur le théâtre d’opérations européen, le napalm apparaît rarement comme une arme décisive de ce conflit. En outre, dans la mesure il ne fut employé que vers la fin, la quantité totale de napalm larguée pendant la Seconde Guerre mondiale (14 000 tonnes) ne représente que 17 % des armes incendiaires utilisées par les États-Unis durant ce conflit. Les États-Unis étant les seuls, à l’époque, à posséder du napalm et n’étant pas les plus grands utilisateurs de bombes incendiaires (la Royal Air Force britannique en largua deux fois plus que l’US Air Force), le napalm ne représenta que 5 % de la quantité totale d’armes incendiaires déployées par les Alliés pendant le conflit.
La guerre de Corée (1950-1953) : l’arme numéro 1
Bien que le napalm ait été utilisé dans plusieurs conflits après la Seconde Guerre mondiale – notamment lors de la guerre civile grecque (1944-1949) et en Indochine (1946-1954) 10 –, ces utilisations n’atteignirent pas le volume largué par les avions américains pendant la brève mais dévastatrice guerre de Corée (1950-1953). Le napalm fut utilisé dans de telles quantités dès le tout premier jour, le 26 juin 1950, que le New York Herald Tribune titrait de façon provocante en octobre 1950 : « Napalm, l’arme numéro 1 en Corée. » 11 Comme l’a rapporté l’International Peace Research Institute de Stockholm, « un total de 32 357 tonnes de napalm s’est abattu sur la Corée, près du double de ce qui avait été largué sur le Japon en 1945. Non seulement les Alliés ont largué plus de bombes sur la Corée que sur le théâtre du Pacifique pendant la Seconde Guerre mondiale – 635 000 tonnes contre 503 000 tonnes – mais une plus grande partie de ce qui a été lâché était du napalm, en termes absolus et relatifs. » 12 Le napalm était alors considéré comme une arme très efficace pour effectuer des bombardements de zone ou des bombardements stratégiques, c’est-à-dire des bombardements qui ne visaient pas seulement une infrastructure ou une position tactiques, mais couvraient toute la zone entourant la cible.
Entre la guerre de Corée et la guerre du Vietnam (1953-1961) : l’arme de l’usure
Au cours de la période qui a suivi la guerre de Corée (1953) et précédé celle du Vietnam (1961), le napalm a fait deux réapparitions sur le champ de bataille, en Algérie et à Cuba. Nous ne disposons pas de documents officiels sur ce sujet, mais plusieurs témoignages de journalistes, et même de militaires sur le terrain, reconnaissent que le napalm a été utilisé et produit dans les bases françaises pendant la guerre d’Algérie (1954-1962). Des pilotes américains avaient formé les Français à larguer du napalm depuis les airs. 13 Certains affirment que le napalm aurait détruit les deux tiers de l’ensemble des forêts algériennes. 14 La seconde utilisation majeure de napalm sur le champ de bataille a eu lieu à Cuba, entre 1956 et 1959, puis une nouvelle fois en 1961 : le régime de Batista en aurait, dit-on, employé des quantités significatives contre les troupes rebelles de Castro. Les armes incendiaires – et le napalm en particulier – devinrent une arme de choix pour détruire les infrastructures et les ressources, et briser ainsi le moral des rebelles tout en sapant les soutiens dont ils jouissaient.
La guerre du Vietnam (1961-1973) : le napalm au cœur de la stratégie de bombardement
La première utilisation connue de napalm pendant la guerre du Vietnam date du 27 février 1962. Ce jour-là, deux pilotes sud-vietnamiens formés par les États-Unis larguèrent du napalm sur des positions nord-vietnamiennes. En 1966, le napalm était devenu un pilier de la stratégie de bombardement. 15
Après 1962, la quantité d’armes incendiaires et de napalm atteignit rapidement de nouveaux records : « environ 388 000 tonnes de napalm américain ont été déversées sur l’Indochine entre 1963 et 1973, contre 32 357 tonnes sur la Corée en un peu plus de trois ans, et 16 500 tonnes sur le Japon en 1945. » De fait « toutes les munitions, incendiaires comprises, ont été utilisées dans des quantités deux ou trois fois supérieures à la totalité employée par les forces américaines pendant la Seconde Guerre mondiale. » 16 À partir de 1964, le napalm-B, conçu pour s’enflammer plus facilement et continuer à flamber plus longtemps, fut massivement utilisé aussi bien au nord Vietnam qu’au sud. Le pic d’utilisation du napalm fut atteint en avril 1972. Le retrait définitif des troupes américaines eut lieu en 1973, après presque dix années de bombardements continus au napalm : « Le Sud Vietnam, malgré le concours de peut-être 400 000 tonnes de napalm larguées pour son compte, s’est rendu le 30 avril 1975. Le napalm, et avec lui l’Amérique, avait perdu sa première guerre. » 17
Après la guerre du Vietnam (1973-2011) : la disgrâce
Après le Vietnam, le napalm a été employé dans plusieurs guerres, et surtout, dans les années 2000, en Afghanistan et en Irak. L’armée américaine a reconnu récemment que de nombreuses bombes MK77 avaient été utilisées pendant ces conflits. Sans qu’on ait parlé de napalm à propos de ces bombes, leurs propriétés incendiaires sont très comparables. Malgré des noms distincts, seule une répartition légèrement différente des constituants distingue le napalm du liquide contenu dans les bombes MK77. Leurs effets et leurs avantages militaires sont considérés comme identiques. 18 Interrogé sur la présence de MK77 sur les champs de bataille d’Afghanistan, un éminent général américain a répondu que l’armée américaine n’utilisait pas le « vieux napalm » mais « une nouvelle forme de napalm ». 19Voilà qui illustre deux points intéressants. D’abord, l’armée américaine utilise toujours du napalm, mais en quantités nettement moindres : cela veut dire que cette arme – et la stratégie d’usure visant à détruire massivement les infrastructures et les ressources militaires mais aussi civiles – est considérée comme tactiquement efficace. Cela semble particulièrement vrai en matière de contre-insurrection, où les combattants sont difficiles à identifier et se dissimulent au milieu des civils. 20 Ensuite, l’armée a utilisé une nouvelle étiquette (MK77) pour désigner le napalm, soulignant le haut niveau d’opprobre attaché à cette arme. L’armée préfère ne pas employer explicitement le mot « napalm », pour éviter de heurter l’opinion publique. 21
2. La nouvelle image du napalm dans l’armée américaine : de l’arme d’usure idéale à l’objet d’opprobre
Si l’on veut comprendre pourquoi le napalm est tombé en disgrâce aux yeux de l’armée après la guerre du Vietnam et pourquoi elle a remis en cause son utilité stratégique, il faut commencer par comprendre les évolutions de la doctrine d’attaque aérienne. Une arme ne peut jamais s’étudier ex nihilo, en dehors de la doctrine qui encourage – ou entrave – son utilisation. En l’occurrence, le napalm ne peut être dissocié de la doctrine du bombardement aérien.
Stratégie d’usure contre bombardement de précision
Si la pratique du bombardement aérien a été marginale avant les attaques incendiaires massives des Allemands dans le contexte de la guerre civile espagnole (notamment à Guernica), ce sujet préoccupait les militaires depuis les années 1910 et nombre d’entre eux avaient cherché à définir la meilleure doctrine stratégique aérienne. Le débat concernant la manière la plus efficace de bombarder l’adversaire se divise grosso modo en deux positions : ceux qui sont favorables à la stratégie d’usure (un processus de longue haleine destiné à épuiser l’adversaire par des opérations incessantes qui lui infligeront de telles pertes en hommes et en matériel qu’il finira par s’effondrer physiquement et par perdre sa volonté de combattre) et ceux qui préfèrent une stratégie de retenue (c’est-à-dire une approche attentive à la population, qui reconnaît la nécessité de réglementer les pratiques de la guerre pour protéger les civils). Bien sûr, pour les acteurs, ces deux positions représentent moins des attitudes antagonistes que les deux pôles d’un continuum : le niveau de destruction ou de retenue peut varier considérablement en fonction du contexte et de l’adversaire. 22
La stratégie d’usure
Suivant les préceptes de Giulio Douhet, les tenants de la stratégie d’usure affirment que les bombardements stratégiques doivent frapper deux types de cibles. D’abord les civils, avec si possible le maximum de puissance destructrice pour briser leur moral et les persuader, en définitive, de ne plus soutenir leur gouvernement et leur armée. Ils pensent également que la destruction de « ressources stratégiques » finira par obliger les États, incapables de soutenir les efforts de guerre, à capituler. 23 Les bombardements doivent aussi viser, et c’est leur deuxième cible, les usines qui produisent des ressources nécessaires à la poursuite de la guerre, les routes et les chemins de fer, et tout ce qui permet à l’adversaire de continuer à se battre. Les bombardements doivent être massifs, pour démontrer la supériorité du potentiel de bombardement et hâter l’effondrement de l’adversaire.
Les armes utilisées pour réaliser les frappes d’usure possèdent généralement une redoutable puissance de feu et la capacité de détruire des infrastructures résistantes : après la Seconde Guerre mondiale et avant la guerre du Vietnam, si la majorité des États européens utilisaient des bombes à la thermite et des bombes explosives dans le cadre de leurs frappes d’usure, les États-Unis firent du napalm, peu après son invention, l’arme de choix de leurs bombardements incendiaires massifs.
La stratégie de retenue
Les adeptes des bombardements de précision et de la stratégie de retenue critiquent les deux hypothèses fondamentales de la stratégie d’usure. Alors que les deux stratégies recommandent le recours à des frappes tactiques (c’est-à-dire à des frappes visant des usines d’armement, des chemins de fer, des ponts ayant une utilité militaire immédiate), les partisans de la stratégie de précision sont plus favorables à l’utilisation d’armes dotées d’une puissance de feu modérée, qui ne détruiront pas l’intégralité de la zone et risquent moins de tuer des civils ou de détruire l’infrastructure entourant la cible. Deux raisons expliquent cette position : primo, les frappes mettant en œuvre une puissance de feu modérée aident l’État à conserver des ressources et des hommes. Secundo, loin de briser le moral des civils et des combattants, les bombardements massifs ont souvent pour effet de renforcer leur détermination. La stratégie d’usure entraîne plus de risques de dommages collatéraux, des infrastructures et des civils qui n’étaient pas visés au premier chef par la frappe étant détruits, blessés ou tués simplement parce qu’ils étaient proches de la cible. Les dommages collatéraux renforcent habituellement la volonté de se battre.
Vietnam : le tournant éthique et la fin de la stratégie d’usure
Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette transition, de la mise au point de nouvelles stratégies de bombardement de précision aux pressions de la société civile pour réduire les morts de civils. De toute évidence, un certain nombre de représentants de l’armée américaine se sont montrés plus sceptiques quant à l’efficacité des stratégies d’usure après la guerre du Vietnam. La réputation du napalm comme atout tactique ne pouvait qu’en pâtir.
Entre 1945 et la guerre du Vietnam, de nombreux militaires considéraient le napalm comme une arme de guerre efficace. Curtis LeMay, le général de l’US Air Force qui conçut une stratégie efficace de bombardements incendiaires incluant l’emploi de napalm contre le Japon, plaida à maintes reprises pour les bombardements incendiaires en alléguant que « tout l’objectif de la guerre stratégique consiste à détruire le potentiel de guerre de l’ennemi. » 24
Pourtant, le consensus qui semblait régner sur la « normalité » du napalm céda manifestement du terrain pendant la guerre du Vietnam à la suite d’attaques aériennes répétées au napalm contre des civils. Certains soldats éprouvaient une vive répugnance à l’égard de cette arme, en raison notamment de l’odeur de chair brûlée qui accompagnait son utilisation. Cette odeur hanta un certain nombre d’entre eux après la guerre du Vietnam. 25 Parce qu’il leur arrivait de voler près du sol, les pilotes constataient également les effets terrifiants du napalm, ce qui en conduisit certains à condamner son inhumanité. Curtis LeMay a rapporté la réaction de certains de ses hommes : « Nous avons tué des civils, des civils amis, et bombardé leurs maisons, nous avons incendié des villages entiers avec leurs occupants, femmes et enfants, et dix fois plus de soldats communistes cachés, en faisant pleuvoir sur eux des déluges de napalm, et les pilotes regagnaient leurs navires, puant le vomi arraché à leurs organes par le choc de ce qu’ils avaient été contraints de faire. » 26
Évidemment, le napalm n’est pas devenu soudainement un moyen inhumain de faire la guerre aux yeux des officiers de l’armée américaine après la guerre du Vietnam : ils ont plutôt commencé à se dire qu’en définitive, les effets terrifiants de ces armes sur les populations visées l’emportaient sur leur avantage stratégique limité. Par ailleurs, on observa à la suite de la défaite américaine au Vietnam une évolution plus générale des attitudes concernant les torts infligés aux civils en temps de guerre. 27 Matthew Evangelista résume parfaitement les changements à long terme de l’approche du bombardement stratégique aux États-Unis et chez leurs alliés :
Les normes qui gouvernent le bombardement – et plus particulièrement les dégâts qu’il inflige aux civils – ont considérablement évolué en un siècle, depuis les attaques délibérées contre des villageois rebelles par les forces coloniales italiennes et britanniques au Proche et au Moyen Orient jusqu’aux pratiques institutionnalisées s’efforçant d’éviter les victimes civiles dans les guerres de contre-insurrection et dans les opérations antiterroristes américaines d’aujourd’hui. Entre les deux, les campagnes de bombardements stratégiques de la Seconde Guerre mondiale ont provoqué de terribles destructions civiles par le bombardement incendiaire de villes et, pour finir, par les attaques atomiques contre Hiroshima et Nagasaki. 28
3. Changer les normes juridiques et les perceptions collectives : l’image du napalm comme arme illégitime et illégale après la guerre du Vietnam
Les bombardements au napalm n’ont pas seulement cristallisé le vif scepticisme et les critiques virulentes contre la stratégie d’usure et l’escalade de la violence qu’elle a provoquée au Vietnam. Ils sont aussi devenus aux yeux de nombreux activistes un symbole, non seulement d’une guerre inhumaine, mais de l’inhumanité de certains moyens de combattre, contraires aux lois de la guerre.
Napalm et population intérieure : de l’indifférence à l’indignation
Si plusieurs membres des Nations Unies commencèrent à s’intéresser de près au napalm en 1970, à la fin du conflit vietnamien, certains opposants intérieurs américains avaient protesté contre l’utilisation de cette arme dès 1966. Les pressions intérieures contre le recours au napalm prirent de multiples formes, qu’il s’agisse de grands mouvements de contestation et de journées d’éducation populaires ou de manifestations contre la Dow Corporation qui produisait le napalm utilisé au Vietnam.
De nombreux adversaires de la guerre du Vietnam entreprirent de dénoncer spécifiquement l’utilisation du napalm par l’armée américaine. Cela tenait notamment à l’association, dans la représentation populaire, entre le napalm et les terribles blessures et souffrances infligées aux civils, et plus particulièrement aux enfants. Les premières photos de bébés et d’enfants brûlés au napalm commencèrent à circuler en 1964 dans des revues à gros tirage. Si les réactions ne furent pas immédiates, la situation évolua après 1967, lorsque les manifestants se mirent à brandir régulièrement ces images, qui contribuèrent largement à la perception du napalm comme une arme inhumaine. Un cliché retint particulièrement l’attention des Américains et des citoyens de nombreux pays : « Accidental napalm » qui remporta le prix Pulitzer (disponible sous http://www.apimages.com/Collection/Landing/Photographer-Nick-Ut-The-Napalm-Girl-/ebfc0a860aa946ba9e77eb786d46207e)
« Accidental napalm »
Avec la bombe atomique, le napalm est l’une des rares armes étroitement liée à une représentation précise dans l’imaginaire collectif. Il s’agit de la photographie prise par Nick Ut le 8 juin 1972, dans un village du sud Vietnam touché par une attaque aérienne au napalm. Cette photo, publiée dans le New York Times, remporta le prix Pulitzer la même année. Diffusée dans le monde entier, elle a fréquemment été brandie aux manifestations pacifistes, à côté de banderoles portant le slogan « Napalm sticks to kids » (« Des bâtons de napalm pour les gosses »). Cette image a été érigée en « icône publique », n’incarnant pas seulement la cruauté de la guerre du Vietnam durant laquelle de nombreux civils furent délibérément pris pour cibles, mais l’inhumanité de la guerre en général. 29
Il est particulièrement intéressant de retracer l’histoire de cette photo car elle révèle comment l’iconographie collective crée et façonne des images symboliques. On croit habituellement que le cliché d’Ut représente une frappe américaine contre un village vietnamien. Ce n’est que partiellement exact : en réalité, c’était un pilote sud-vietnamien, et non américain, qui bombarda ce village au napalm. Bien sûr, la formation des pilotes sud-vietnamiens était assurée par des pilotes américains et les États-Unis fournissaient le napalm. Les Américains portent donc l’entière responsabilité des terribles souffrances dues à cette arme, mais ce ne furent pas eux qui lancèrent cette attaque contre ce village. Ajoutons que ce dernier n’était pas la cible initiale des pilotes sud-vietnamiens : ils étaient censés en frapper un autre, soupçonné d’abriter des ennemis. Cette erreur a d’ailleurs été soulignée par le titre même de cette photo (« accidental » napalm). Le fait que la destruction de ce village au napalm n’ait pas été prévue initialement et que l’opération n’ait pas été effectuée des pilotes américains ne minimise évidemment pas la gravité de cette agression.
Quoi qu’il en soit, cette image saisit un élément essentiel, au cœur de la contestation dont le napalm a fait l’objet : en raison de sa puissance de feu et de sa faculté à s’enflammer facilement et durablement, cette arme était aussi utilisée pour terroriser et blesser des civils. Après avoir commencé par dénoncer cette photo, l’armée américaine s’engagea ensuite dans une « guerre d’images » : elle organisa une exposition de photos de cette même enfant brûlée au napalm (devenue une adulte appelée Kim Phuc) accompagnée du pilote américain prétendument responsable de l’attaque au napalm de son village : John Plummer. 30 Sur cette photographie, appelée « Rencontre devant le Mur », nous voyons à la fois Plummer et Kim Phuc, assis à la même table, souriants, réunis pour le Veterans Day célébré devant le « Mur », autrement dit le monument aux morts du Vietnam de Washington D.C. 31 Il est vrai que cette photo est passée relativement inaperçue et que son impact n’a jamais égalé celui du cliché récompensé par le prix Pulitzer. 32
L’opprobre
Peu après 1966, le napalm mais aussi tous ceux qui y étaient associés ont commencé à inspirer une certaine répugnance. Alors que dans les années 1950, Louis Fieser s’était vu décerner plusieurs médailles pour avoir participé à la création du napalm, la situation évolua radicalement après 1966. Il essuya alors des critiques réitérées pour son rôle dans le développement de cette arme. L’évolution fut également brutale pour la Dow Corporation (la société qui produisait le napalm utilisé au Vietnam) en 1968. Les étudiants regimbaient à postuler à des emplois chez Dow, des groupes religieux critiquaient cette entreprise, de grandes universités refusèrent sa présence à des salons de l’emploi. La société cessa finalement la production de napalm en 1969. Son image n’en reste pas moins ternie aujourd’hui encore en raison de cette activité.
Vers la fin des années 1960, le statut du napalm avait changé du tout au tout dans l’imagination populaire. Ce n’était plus une arme comme les autres. Tant aux États-Unis qu’ailleurs, on le présentait comme une arme qui prenait les enfants pour cibles, ou comme une illustration de la violence exercée par les États-Unis. En résumé, la guerre du Vietnam fit du napalm un objet « investi d’un fort pouvoir social dépassant sa capacité matérielle. » 33 Le napalm est devenu un symbole.
Peur anthropologique
L’opprobre attaché au napalm tient aussi à la peur intense qu’inspire cette arme non seulement à ceux qui y sont exposés, mais à ceux qui en observent les effets. Le napalm brûle les chairs jusqu’à l’os sans provoquer de saignements externes : les personnes touchées meurent généralement d’hémorragie interne, d’asphyxie ou de la gravité de leurs brûlures. On peut relever des effets analogues chez les victimes d’agents chimiques ou biologiques. Néanmoins, plusieurs auteurs qui ont étudié les armes chimiques pensent que si les armes qui tuent sans provoquer de saignements visibles inspirent pareille épouvante, c’est parce qu’elles estompent les barrières anthropologiques fondatrices de nos sociétés entre les femmes (qui saignent de l’intérieur) et les hommes (qui saignent de l’extérieur ). 34 Il s’agirait selon eux d’une « transgression anthropologique » qui provoquerait en définitive une « peur anthropologique » en détruisant la division symbolique entre sexes, qui est pourtant au cœur de toutes les communautés humaines. 35
Cette peur intense pourrait aussi tenir au fait que le napalm tue sans donner au soldat la possibilité de prouver ses qualités héroïques. Pour les mêmes raisons que les armes chimiques, le napalm est une arme anti-chevaleresque : courage, engagement et héroïsme sont impuissants à sauver les combattants. 36 Ceux-ci deviennent des soldats anonymes susceptibles de mourir à tout moment dans de terribles souffrances, sans avoir eu le temps de donner la preuve de leurs compétences ou de leur bravoure. Plusieurs témoignages de soldats, mais aussi d’historiens militaires, tendent à étayer cet argument. Robert Neer mentionne ainsi le soldat James Ransone qui écrivit, après avoir vu ses hommes touchés accidentellement par du napalm : « Là où le napalm avait brûlé la peau jusqu’à ce qu’elle éclate, elle se mettait à peler sur le visage, les bras, les jambes – on aurait dit des chips. Les hommes suppliaient qu’on les achève. Je n’ai pas pu. » 37
Rendre le napalm illégal : le rôle déterminant du secrétaire général U Thant dans l’interdiction du napalm
L’utilisation réitérée du napalm pour terroriser les populations civiles au Vietnam a mis en évidence la double nécessité de renforcer les règles juridiques encadrant l’utilisation de cette arme destructrice et de condamner les États-Unis pour les terribles violences commises au Vietnam. L’émergence des armes incendiaires dans la conscience internationale a été la conséquence de leur utilisation pendant la guerre du Vietnam. Le secrétaire général des Nations Unies, U Thant, a été alerté sur les problèmes que posait le napalm pendant la Conférence de Téhéran (1969), qui s’est penchée sur la nécessité d’établir des conventions internationales humanitaires supplémentaires pour interdire certaines méthodes de guerre menaçant les civils et l’environnement. U Thant était par ailleurs très préoccupé par la situation au Vietnam et souhaitait mettre un frein aux terribles exactions commises par les États-Unis (notamment l’utilisation de l’agent orange38, le massacre de civils et le recours au napalm.) Selon un communiqué de presse du 19 mai 1972 du secrétaire général Kurt Waldheim, qui a mené à son terme le mouvement initié par U Thant, ce dernier avait déclaré : « Vous êtes conscients qu’au cours des deux dernières semaines, j’ai exprimé publiquement ma profonde préoccupation à propos du conflit vietnamien. Pour des raisons qu’aucun de vous n’ignore certainement, les Nations Unies n’ont pas encore pu jouer le rôle qu’elles devraient assumer, selon moi, pour contribuer à trouver une solution à ce problème. Par le passé, les Nations Unies ont été critiquées à maintes reprises parce qu’elles ne s’occupaient pas activement de la guerre du Vietnam. Comme vous le savez, j’ai récemment entrepris de présenter un mémorandum au président du Conseil de Sécurité. » 39
Encadrer le napalm au niveau international
Le 22 septembre 1972, l’Assemblée générale des Nations Unies s’est rassemblée à l’occasion de la Conférence de la Commission du Désarmement, chargée de discuter du renforcement ou de la modification possibles des règles existantes encadrant l’utilisation des armes conventionnelles (c’est-à-dire d’armes qui ne sont ni chimiques, ni biologiques, ni nucléaires). Ces discussions ont débouché sur l’adoption en 1980 d’une nouvelle convention appelée Convention sur l’interdiction de Certaines Armes Classiques (CCAC). Le napalm était l’un des principaux points à l’ordre du jour.
À l’ouverture de cette conférence, on disposait de peu de données statistiques sur les armes incendiaires, surtout par rapport à l’abondante documentation concernant les armes chimiques, biologiques et nucléaires. Il n’existait qu’un rapport, commandé par U Thant et intitulé « Napalm et autres armes incendiaires et tous les aspects de leur utilisation possible : rapport du Secrétaire Général ». Ce texte livrait pourtant un bon aperçu de la trajectoire de l’utilisation du napalm et des caractéristiques techniques de cette arme. 40 Le rapport présentait le napalm comme une arme utilisée de façon indiscriminée contre des civils et dotée d’un redoutable pouvoir incendiaire. Si le rapport mentionne d’« autres armes incendiaires » comme le phosphore blanc, il n’y fait allusion que très brièvement, montrant que le napalm, depuis son utilisation au Vietnam, restait l’arme incendiaire dont il était le plus urgent d’encadrer l’emploi. Le rapport concluait « que l’utilisation du napalm – car c’est sur cette arme que l’attention s’est principalement portée – devrait être interdite, mais n’a pas encore été prohibée par le droit international général ». 41
Les experts qui travaillaient sur le sujet se sont rapidement trouvés en désaccord sur deux points. Premièrement, ils contestaient la nature des contraintes juridiques à imposer au napalm : devait-il être interdit sur le champ de bataille ou les conditions de son utilisation devaient-elles être redéfinies avec plus de précision ? Deuxièmement, ils s’opposaient sur l’objet de la contrainte juridique : son objet devait-il être le napalm ou les armes incendiaires en général ? Si seul le napalm était mentionné, le texte juridique pouvait paraître trop restrictif et donc insuffisamment contraignant (rien n’empêchait un État de trouver une arme portant un autre nom et exerçant un effet très comparable). D’un autre côté, l’absence de consensus sur la définition d’une arme incendiaire (une arme doit-elle être définie comme incendiaire à cause de ses effets, de sa composition, ou de son mode d’utilisation ?) créerait une zone grise que les États seraient libres d’exploiter pour continuer à utiliser des armes partageant de nombreuses caractéristiques avec le napalm.
Le protocole III de la Convention sur l’interdiction de Certaines Armes Classiques (CCAC)
Les débats se sont poursuivis avec le concours du Comité international de la Croix-Rouge, qui a organisé les conférences préliminaires de Lucerne (septembre 1974) et de Lugano (janvier 1976). Ces deux conférences ont permis de créer une base documentaire complémentaire sur les effets du napalm et sur les questions juridiques liées à son utilisation. On est parvenu à un accord en 1979, et le Protocole III, également appelé « Protocole sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi des armes incendiaires », a été officialisé. 42
Le consensus reflété par le Protocole III consistait à conserver le terme générique d’« armes incendiaires » au lieu de mentionner exclusivement le napalm43, et d’en limiter l’utilisation plutôt que de les bannir entièrement du champ de bataille. Il rappelle le principe de distinction, c’est-à-dire l’interdiction, en toutes circonstances, d’attaquer la population en tant que telle, les civils en tant qu’individus ou les objets civils avec des armes incendiaires. Il interdit l’utilisation d’armes incendiaires sur le terrain quand elles sont dirigées contre des objectifs militaires qui ne sont pas clairement séparés des civils. Il rappelle aussi la nécessité de prendre toutes les précautions possibles en cas de recours à des armes incendiaires (depuis le sol ou par voie aérienne) afin de limiter leurs effets à leur objectif militaire et d’éviter la perte incidente de vies civiles, les blessures aux civils et les dégâts aux objets civils. Enfin, le protocole interdit l’utilisation d’armes incendiaires contre les forêts ou autres types de végétaux – sauf si ces éléments naturels sont utilisés pour couvrir, dissimuler ou camoufler des combattants ou autres objectifs militaires, ou constituent en eux-mêmes un objectif militaire. En résumé, le Protocole III n’estime pas que l’utilisation du napalm est toujours illégale : il n’en met pas moins en garde contre son utilisation contre des civils ou à proximité de zones où se trouvent des civils.
À Genève, la CCAC (et avec elle le Protocole III) a été adoptée par consensus le 10 octobre 1980. Elle a été présentée à la signature le même jour : 50 États ont signé cette Convention qui est entrée en vigueur le 2 décembre 1983. Aujourd’hui, 121 États en sont membres. Les États-Unis ont fini par la ratifier en 2009, à une réserve près : ils conservent le droit d’utiliser des armes incendiaires contre des objectifs militaires situés au milieu de concentrations de civils lorsqu’ils estiment que cette utilisation provoquera moins de victimes et/ou moins de dommages collatéraux que celle d’autres armes. Bien que cette réserve reprenne le principe de toutes les précautions possibles, elle élargit également le droit des États-Unis à utiliser des armes incendiaires lorsque ces dernières restent moins destructrices que d’autres éléments de leur arsenal, comme les bombardements à la thermite ou de petites armes nucléaires.
Conclusion
Cet article met en perspective l’évolution de la doctrine et de la pratique du bombardement de l’armée américaine, et la diminution de l’utilisation du napalm que cette évolution a entraînée : après la guerre du Vietnam, le napalm a été présenté comme une méthode de guerre inhumaine par les activistes, comme une arme non conforme aux lois de la guerre par les Nations Unies et, enfin, comme une arme non-stratégique par l’armée américaine.
L’approche proposée par cet article, qui met l’accent sur des aspects normatifs souvent négligés quand il s’agit d’appréhender les pratiques de la guerre (légitimité, symboles et lois de la guerre), permet de mieux comprendre les variations de l’utilisation des armes. Plus généralement, elle montre que l’historiographie du bombardement peut être enrichie par l’historiographie des armes déployées.
À cet égard, il se situe dans la lignée de certains travaux majeurs qui ont prouvé la nécessité d’étudier l’histoire sociale d’une arme pour comprendre les raisons et le moment du déploiement de telle ou telle arme. 44 Dans la mesure où les armes et leurs caractéristiques techniques sont toujours considérées et évaluées à travers un prisme de perceptions nourri de représentations collectives, il est essentiel d’étudier la création et l’évolution de ces perceptions collectives au fil du temps. Une étude plus approfondie de la littérature des sciences sociales révèle que ces perceptions changent souvent parce que certains acteurs (activistes mais aussi institutions internationales) se mobilisent et présentent l’arme sous un autre visage : plusieurs ouvrages importants ont relaté comment les armes chimiques, nucléaires et même les mines terrestres ont été, à un moment particulier de l’histoire, dénoncées comme des moyens atroces de faire la guerre. 45 L’image – et la stigmatisation – du napalm à cet égard n’est pas un cas unique, mais elle a longtemps été négligée par la littérature existante.
- 1. Ce point est exposé dans Neer, Robert M. Napalm, An American Biography, Cambridge MA et Londres, Harvard University Press, 2013, p. 195. Robert Neer cite la référence intéressante faite à Louis Fieser dans la Gazette officielle de Harvard en 1977 : « Louis Fieser a été un éminent chercheur dont la carrière a compris des travaux sur les agents antipaludéens, la cortisone et la vitamine K-1 ».
- 2. Voir Neer, Robert M., Napalm An American Biography, p. 195.
- 3. Cette définition de la stratégie d’usure est empruntée à l’International Encyclopedia of the First World War. Elle fait écho à la culture jominienne de l’anéantissement telle que la définit Kahl, qui prévoit « l’application d’une force directe et écrasante pour détruire l’ennemi et obtenir la victoire » : cela sous-entend que la politique ne réaffirme ses droits qu’après la destruction complète de l’adversaire sur le champ de bataille ; c’est une approche à forte intensité de capital qui s’appuie sur l’emploi d’une puissance de feu accablante et sur le mépris des compétences et des tactiques non conventionnelles ; in Kahl, Colin H., « In the Crossfire or the Crosshairs ? » International Security 32, n° 1, été 2007, p. 7-46.
- 4. Martin Cook explique comment l’armée américaine a cherché à tirer des leçons de la guerre du Vietnam, provoquant même la démission de certains. Voir par exemple le témoignage du général Harold K. Johnson qui déclara au président : « Vous avez refusé de dire au pays qu’il ne peut pas faire la guerre sans mobilisation ; vous avez exigé que j’envoie des hommes au combat avec peu d’espoir de victoire ultime ; et vous nous avez forcés, dans l’armée, à violer presque tous les principes de la guerre au Vietnam. » Voir Cook, Martin, « Revolt of the Generals : A Case Study in Professional Ethics », Parameters, printemps 2008.
- 5. Le développement des drones et la promotion de nouvelles règles d’engagement réclamant des actions rigoureuses pour éviter de faire du tort aux civils. La guerre de Yougoslavie dans les années 1990 est un exemple de conflit durant lequel les États-Unis (et l’OTAN) appliquèrent cette stratégie.
- 6. L’avantage tactique est généralement défini comme un avantage obtenu sur le champ de bataille, la tactique étant « l’art ou la méthode de déploiement des meilleures armes dans une bataille militaire », in Liddell Hart, Basil Henry, Strategy, 2e éd rev., New York, Meridian, 1991.
- 7. Stockholm International Peace Research Institute, Incendiary Weapons, A Sipri monographie, Cambridge, Mass, MIT Press, 1975.
- 8. Voir Neer, Robert M., Napalm, An American Biography, Cambridge MA et Londres, Harvard University Press, 2013, p. 195. Voir http://apjif.org/2014/12/3/Mark-Selden/4065/article.html
- 9. Stockholm International Peace Research Institute, Incendiary Weapons, A Sipri monographie, Cambridge, Mass, MIT Press, 1975.
- 10. Voir Chassin, Lionel Max, Aviation Indochine, Amiot-Dumont, 1954.
- 11. Voir Neer, Robert M., Napalm, An American Biography.
- 12. Voir Stockholm International Peace Research Institute, Incendiary Weapons.
- 13. Interview du général Robineau, 19/05/2014.
- 14. Voir Neer, Robert M., Napalm, An American Biography.
- 15. Stockholm International Peace Research Institute, Incendiary Weapons.
- 16. Voir Neer, Robert M., Napalm, An American Biography.
- 17. Voir Neer, Robert M., Napalm, An American Biography, C’est l’équivalent de la quantité totale de napalm fournie par les États-Unis entre 1964 et 1973.
- 18. De nombreux chimistes admettent que la nouvelle répartition des éléments constitutifs du nouveau napalm est fondamentalement identique à celle de la précédente génération. Ils considèrent les effets, comme la capacité de s’enflammer, comme identiques, voire supérieurs, à celle de la précédente version de napalm. Une arme étant catégorisée en fonction de ses effets, je considère que le MK77 est comparable au napalm. Je développerai ce point ultérieurement.
- 19. En réaction à un rapport d’Al-Jazeera du 14 décembre 2001 accusant les États-Unis d’utiliser du napalm lors de la bataille de Tora Bora, le général Tommy Franks a répondu : « Nous n’utilisons pas le vieux napalm à Tora Bora. »
- 20. Dans ce contexte, le statut même de combattant est aussi très difficile à définir.
- 21. La pratique consistant à rebaptiser une arme pour éviter l’opprobre qui lui est attaché a été étudiée par plusieurs auteurs qui s’intéressent aux tabous liés aux armes. Voir Price, Richard M., The Chemical Weapons Taboo, Ithaca, N.Y., Cornelle Paperbacks, 2007 et Tannenwald, Nina, The Nuclear Taboo : The United States and the Non-Use of Nuclear Weapons, Cambridge University Press, 2007.
- 22. Les deux stratégies ne sont pas nécessairement exclusives : les deux peuvent être utilisées en fonction de la phase de la guerre, selon qu’elle en est à son début ou à ses derniers jours. Par exemple, pendant la Seconde Guerre mondiale, certains commandants américains étaient favorables à « une stratégie de bombardements de précision » au début du conflit, et le Comité des chefs d’état-major interarmées ordonna à plusieurs reprises aux commandants d’éviter de bombarder massivement les zones où se trouvaient des civils. Cette attitude changea dans les dernières années du conflit, où la stratégie d’usure fut largement employée dans les attaques aériennes. Voir, Biddle, Tami Davis, Rhetoric and Reality in Air Warfare : The Evolution of British and American Ideas about Strategic Bombing, 1914-1945, Princeton Studies in International History and Politics, Princeton, N.J., Princeton University Press, 2002.
- 23. Certains stratèges militaires ont même conseillé de lancer des armes incendiaires contre les quartiers pauvres des grandes villes : les bâtiments étant très resserrés et abritant une forte densité de population (notamment une population qui contribuait directement à l’effort de guerre par son travail à l’usine), ils constituaient des « cibles idéales » pour une stratégie d’anéantissement.
- 24. LeMay, Curtis, Mission with LeMay : My Story, Doubleday, 1945.
- 25. L’odeur spécifique du napalm a été mémorablement évoquée dans Apocalypse Now, un film réalisé par Francis Ford Coppola (1979), grâce au célèbre monologue : « J’aime l’odeur du napalm au petit matin… Ça sent la victoire. »
- 26. LeMay, Curtis, Mission with LeMay : My Story
- 27. Voir aussi Crawford, Neta C., Accountability for killing : Moral responsibility for Collateral Damage in America’s Post 9/11 Wars, Oxford, Oxford University Press, 2002.
- 28. Voir Evangelista, Matthew, « Introduction. The American Way of Bombing », in The American Way of Bombing : Changing Ethical and Legal Norms, from Flying Fortresses to Drones, éd. par Henry Shue et Matthew Evangelista, Ithaca, Londres, Cornell University Press, 2014.
- 29. Voir Hariman, Robert, Lucaites, John Louis, No caption needed : iconic photographs, public culture, and libéral democracy, Chicago, University of Chicago Press, 2007.
- 30. En fait, Plummer n’était pas responsable de cette attaque et l’armée américaine le savait. Voir Hagopian, Patrick, The Vietnam War in American Memory : Veterans, Memorials, and the Politics of Healing, 1re éd en livre de poche, Amherst, Mass., University of Massachusetts Press, 2011.
- 31. Voir Chong, Denise, The Girl in the Picture : The Kim Phuc Story, New York, Penguin, 2001. [La Fille de la photo , trad. F. Camus-Pichon, Paris, Belfond, 2001.]
- 32. On peut voir la photo « Meeting at the Wall » dans Neer, Robert M., Napalm : An American Biography.
- 33. Cette définition inspirée de Pierre Bourdieu figure dans O’Neill, Barry, Honors, Symbols and War, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1999.
- 34. Voir aussi Price, Richard M., The Chemical Weapons Taboo, Ithaca, NY, Cornell Paperbacks, 2007.
- 35. L’historien Audoin-Rouzeau cite notamment l’anthropologue Françoise Héritier qui est d’accord pour penser que la distinction fondamentale entre hommes et femmes, qui justifie l’exclusion des femmes du champ de bataille, est qu’elles saignent déjà de l’intérieur, in Audouin-Rouzau, Stéphane, « Mourir par les gaz : une transgression anthropologique ? » in Gaz ! Gaz ! Gaz ! : la guerre chimique, 1914-1918, éd. par l’Historial de la Grande Guerre, Olivier Lepick, Stéphane Audoin-Rouzeau, 1914-1918, Péronne, Milan, Historial de la grande guerre, 5 continents, 2010.
- 36. Voir le développement des armes chimiques comme arme antihéroïque dans ma thèse, Guillaume, Marine, Fighting justly in the XXth Century, 2015.
- 37. Voir Neer, Robert M., Napalm. An American Biography.
- 38. L’agent orange est un herbicide et un défoliant utilisé comme une méthode de guerre, notamment par les États-Unis pendant la guerre du Vietnam.
- 39. Voir archives des Nations Unies SG/SM/1964/ORG/714.
- 40. United Nations Group of consultant experts on napalm and other incendiary weapons, Rolf Bjönerstedt, Secrétaire général des Nations Unies, 1973. Napalm and other incendiary weapons and all aspects of their possible use : report of the Secretary General, Number 16, United Nations.
- 41. Voir Neer, Robert M., Napalm. An American Biography.
- 42. La CCAC reposait initialement sur 3 protocoles : le protocole I relatif aux éclats non localisables ; le protocole II sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi des mines, pièges et autres dispositifs, et enfin le protocole III sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi des armes incendiaires. Aujourd’hui, la CCAC contient 5 protocoles (le protocole IV relatif aux armes à laser aveuglantes est entré en vigueur en 1998 et le protocole V relatif aux restes explosifs de guerre en 2006).
- 43. La définition d’une arme incendiaire semble se prêter parfaitement à l’inclusion du napalm dans cette catégorie : elle exclut de nombreuses armes (comme les munitions, dont les effets incendiaires ne sont pas spécifiquement conçus pour causer des brûlures aux personnes) encore utilisées sur le champ de bataille.
- 44. Voir par exemple Ellis, John, The Social History of the Machine Gun, John Hopkins paperbacks éd. Baltimore, John Hopkins University Press, 1986; Voir Perrin, Noel, Giving up the Gun: Japan’s Reversion to the Sword, 1543-1879, Boston: D.R. Godine, 1988. Voir aussi l’ouvrage détaillé de Graham Spinardi sur les armes nucléaires et les perceptions sociales.
- 45. Toute une littérature consacrée au concept d’ « entrepreneurs de normes » ou « entrepreneurs moraux » étudie cette question. Voir par exemple Price, Richard, « Reversing the Gun Sights : Transnational Civil Society Targets Land Mines », International Organisation, 52, n° 3, été 1998, p. 613-644 ; Evangelista, Matthew, Unarmed Forces ; The transnational Movement to End the Cold War, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2002 ; Busby, Joshua W., Moral Movements and Foreign Policy, Cambridge Studies in International Relations 116, NY, Cambridge University Press, 2010.