Présentation générale des revues électroniques non officielles en Chine
On désigne par le terme de revue électronique non officielle les revues électroniques publiées par la société civile, ni autorisées ni interdites par les autorités, diffusées par le biais des messageries électroniques et qui ne s’apparentent ni à une compilation, ni à un journal, ni à une lettre d’information.
Les premières publications électroniques non officielles en Chine ont vu le jour en 2004. On recense aujourd’hui, sept à huit années plus tard, un peu moins d’une dizaine de titres. Leur contenu est à tendance plutôt académique, polémique ou à valeur historique. Le présent article propose une présentation dans leur ordre d’apparition des huit revues encore actives : Wangshi (Les choses du passé), Jiyi (Mémoire), Zhao Ziyang shengping yu sixiang yanjiu (La vie et la pensée de Zhao Ziyang), Bashan yeyu (Nuit pluvieuse à Bashan), Heiwulei yijiu (Mémoires des cinq classes noires), Shudao (La voie du Sichuan), Baihua guangchang (Place des cent fleurs), Zuotian (Hier).
1. Wangshi (Les choses du passé)
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Lancée le 28 septembre 2004, cette publication sans périodicité définie s’est spécialisée dans l’observation, le récit et la recherche sur l’histoire contemporaine. Elle compte plus d’une centaine de numéros à son actif. Chaque numéro se compose d’un seul article dont la longueur varie de 10 000 caractères pour les plus courts à 30 000 ou 40 000 pour les plus longs. Les mots de Li Yu, souverain de la dynastie des Tang du Sud, figue en tête de la revue : « Que savent du passé lunes d’automne et fleurs de printemps ». L’ouverture d’esprit et les connaissances solides des rédacteurs en font une revue d’un niveau ambitieux. Les articles proposés dans ses colonnes, d’une qualité remarquable et d’excellente facture, mettent au jour des archives historiques, des récits personnels ou bien explorent les difficultés de l’histoire. Wangshi résiste à l’épreuve de la comparaison avec les publications officielles tant sa rédaction est sérieuse et exigeante. Les Notes de la rédaction en particulier méritent d’être mentionnées. D’un millier de caractères environ à chaque édition, elles se divisent en deux parties. La première expose les grandes lignes des articles proposés et la seconde fait la critique de personnalités et formule ses aspirations. La seule lecture de ces notes suffit à élargir l’horizon et à susciter la réflexion.
2. Jiyi (Mémoire).
Créée le 13 septembre 2008, cette revue a pour spécialité de « rassembler les fruits de la recherche, fournir de l’information académique, bâtir une plate-forme d’échanges et stimuler la recherche sur la Révolution culturelle ». La publication dans les revues officielles de matériaux de recherche sur la Révolution culturelle est rendue complexe par le système d’examen et de contrôle de la presse. En outre, les publications avalisées doivent subir de multiples corrections. Cet état de fait est à l’origine de la création de cette revue, dont la publication a été bimensuelle de 2008 à 2009 pour devenir mensuelle à partir de 2011. Le nombre de caractères varie entre 60 000 et 80 000. La revue compte aujourd’hui 80 numéros pour un total de plus de 5 millions de caractères publiés.
Les contributeurs de Jiyi viennent d’une pluralité d’horizon. Ils sont professeurs, chercheurs, rédacteurs, fonctionnaires, étudiants, cadres à la retraite ou sans emploi vivant de la collecte de déchets. Ils ont 18 ans et sont diplômés du secondaire pour les plus jeunes, plus de 80 ans et issus des rangs des anciens révolutionnaires pour les plus vieux. Chinois pour la grande majorité, les contributeurs sont aussi des chercheurs étrangers. Les plus actifs sont des témoins de la Révolution culturelle, âgés de 50 à 60 ans. Ils souhaitent transmettre cet épisode de leur vie aux générations suivantes, et partager les fruits de leurs recherches avec leurs frères d’armes sans que ceux-ci soient passés au crible de la censure.
Le public de Jiyi se compose de personnes intéressées par l’histoire contemporaine de la Chine, plus précisément par la Révolution culturelle. On peut parler d’une revue entre confrères. Elle se définit elle-même comme « non officielle, spécialisée, sélective ». Sa diffusion est en conséquence très restreinte. Seules les personnes qui manifestent leur intérêt auprès de la rédaction par courrier électronique, déclinant leur identité et adresse, se voient incluses dans le circuit de distribution. Les amis de la rédaction qui sollicitent une inscription pour le compte de leurs amis personnels, ou qui recommandent tels université ou professeur témoignant de leur intérêt pour la revue en communiquant leur adresse électronique pour distribution, n’obtiennent pas pour autant l’assentiment de la rédaction. C’est la règle d’or de la revue : toute personne qui désire recevoir un exemplaire doit se déclarer elle-même par courrier électronique à l’attention du rédacteur.
Les inscrits sur la liste de diffusion sont en conséquence peu nombreux et ne dépassent pas le millier de personnes. Pourtant nombreux sont ceux qui lisent Jiyi. En effet, les abonnés l’envoient à leurs connaissances qui, à leur tour, la diffusent auprès d’un encore plus grand nombre de personnes. La diffusion et le rayonnement de la revue ne sont pas tant le fait de sa rédaction que de son lectorat. A l’instar d’une onde qui se diffuse par capillarité, il est impossible de connaître le nombre exact de lecteurs. Ces derniers comptent également dans leur rang des rédacteurs et responsables de revues officielles telles que Yanhuang chunqiu (Annales de l’Empereur jaune), Lao zhaopian (Vieilles photos) ou Hebei sheke luntan (La tribune des sciences sociales du Hebei) qui reprennent certains articles de Jiyi qu’elles jugent intéressants et les publient dans leur revue. La maison d’édition des arts et des lettres du Jiangsu (Jiangsu Wenyi Chubanshe) ou La maison d’édition des travailleurs (Gongren Chubanshe) souhaitent quant à elles voir certains articles de la revue figurer dans leurs publications. De ce point de vue, Jiyi est une revue électronique pourvoyeuse de matière première pour les revues papiers et les maisons d’édition officielles.
La rédaction est spécialiste de l’histoire de la Révolution culturelle et forte d’une riche expérience dans la publication. L’histoire est exhumée et révélée dans toute son authenticité dans un style exigeant et vigoureux. En marge de ses publications, la revue organise des colloques académiques à l’occasion d’importantes commémorations historiques, qui réunissent des historiens y compris étrangers. En trois années d’existence, la revue a su attirer bon nombre de lecteurs chinois et connaît un certain retentissement à l’étranger. Un an après la publication du premier numéro de Jiyi, le n° 197 de China Quarterly publiée par la SOAS de Londres reprenait dans ses pages un article de Michael Schoenhals de l’Université de Lund en Suède, éminent spécialiste de la Révolution culturelle, intitulé « A propos de Jiyi » (On Remembrance). Dans cet article, il évoque la recherche menée par Jiyi dans les termes suivants : « peu coûteuse, de grande qualité, opposée à toute superficialité ». La revue « rétablit la tradition de réflexion commune des intellectuels du Mouvement du 4 mai, pour qui la communion de point de vue n’est pas la priorité et l’appartenance à une même communauté d’opinion politique l’élément fédérateur. La volonté est non seulement d’écarter toutes idées reçues mais également de rechercher des faits historiques ».
La revue a par ailleurs suscité l’intérêt des chercheurs américains. Le 7 août 2009 M. Wang Chengzhi, responsable de la Chine pour le Fonds Asie du Sud de la bibliothèque de l’Université de Columbia, a sollicité de la revue le droit de conserver dans son Fonds l’ensemble des éditions électroniques et d’autoriser la bibliothèque à en imprimer et relier les numéros. Le 23 mars et le 20 septembre 2011, Mme Xue Yan de la bibliothèque Asie du Sud de l’Université de Californie à Bekerley et Mme Huang Xizhu de la bibliothèque électronique de l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill ont respectivement formulé la même demande.
3. Zhao Ziyang shengping yu sixiang yanjiu (La vie et la pensée de Zhao Ziyang).
Crée le 1er octobre 2008, cette revue électronique est, comme son nom l’indique, consacrée à l’étude de Zhao Ziyang. Sans périodicité définie, elle compte aujourd’hui plus d’une quarantaine de numéros. Avec une fourchette basse d’à peine 10 000 caractères et une fourchette haute à plus de 60 000 à 70 000, le nombre de caractères de chacune de ses éditions varie très largement. Dans son premier numéro la revue se présente comme telle : « une correspondance électronique entre amis, un forum de recherche et de débat, de recueil et de transmission de documents historiques, un point de diffusion d’anecdotes, d’opinions et autres résultats de recherche, une passerelle d’échange d’informations et de réflexion ». La revue publie des articles qui rappellent le parcours de Zhao Ziyang, retracent ses hauts faits politiques ou exposent les points saillants de sa pensée.
4. Bashan yeyu (Nuit pluvieuse à Bashan).
Avec un premier numéro sorti le 25 avril 2010, cette revue électronique est consacrée à l’histoire moderne de la ville de Chongqing. Ses parutions sont irrégulières ainsi que la longueur de ses articles. Elle compte aujourd’hui 30 numéros. Dans sa première édition, « Le Mot de la rédaction » expose ses motivations et intentions : « Après lecture de témoignages de blessures d’antan, le même souhait s’est formé chez ces anciens de Chongqing qui ont connu les années difficiles : ouvrir une maison de thé sur un coin de page dans ce Chongqing brumeux, berceau de la « Petite ballade de la maison de thé », pour permettre aux anciens de se réunir, d’échanger, de retrouver ces passages enfouis de l’histoire, d’exhumer ces souvenirs émoussés par l’érosion des années, de faciliter la réunion d’amis autour de la littérature, d’échanger, de rassembler des archives, d’offrir un espace pour écrire ses souvenirs et permettre aux générations suivantes de comprendre le chemin emprunté par leurs prédécesseurs». Les lecteurs de Bashan yeyu sont pour leur très grande majorité des personnes âgées d’au moins 70 ans, dont une petite minorité fait usage d’un ordinateur. La revue existe ainsi aussi en version papier.
5. Heiwulei yijiu (Mémoires des cinq catégories noires)
. Crée le 1er août 2010, cette revue électronique est spécialisée dans la parution d’expériences de la « communauté juive » en Chine. Sans périodicité définie, la longueur de chacune des éditions varie entre 60 000 et 70 000 caractères. On compte à ce jour sept numéros, dont trois numéros spéciaux (Propriétaires fonciers, paysans riches, les contre révolutionnaires aujourd’hui). « Se réconcilier avec la vérité, sortir de l’ombre vers la lumière » sont les mots qui ouvrent chacune de ses éditions. L’intention du rédacteur est explicitée plus avant dans les « Notes de la rédaction » du premier numéro : « (Je) nourris le fol espoir d’inscrire le nom de tous ceux qui ont fait partie des cinq catégories noires et qui ne demandent que le respect, tous mes efforts seront consacrés à conférer à Yijiu une valeur de document historique qui rende compte de l’écologie de la société chinoise à certaines périodes de son histoire. Même s’il est impossible de réparer les humiliations, les injustices et les souffrances subies par les cinq catégrories noires, l’effort dans ce sens sert le développement futur, le progrès et la civilisation de notre peuple.
6. Baihua guangchang (Place des Cent fleurs).
Lancée au mois d’octobre 2010, cette revue électronique est publiée par d’anciens étudiants de Beida (l’Université de Pékin), tous étiquetés «droitiers» lors de la campagne anti droitière de 19573. Baihua guangchang publie essentiellement les débats politiques des professeurs et étudiants de Beida en 1957. Le nom de la revue est un amalgame des noms de Baihua xueshe (Société des 100 fleurs) et de sa publication Guangchang (la place) crées par les étudiants de l’université en 1957. Chaque numéro s’ouvre sur les mots «transmettre la démocratie et la science, prôner le débat libre ». Il s’agit d’une revue sans périodicité définie et dont la longueur varie entre 70 000 et 80 000 caractères pour chaque parution, au nombre de cinq à ce jour. De précieux documents historiques y sont publiés, d’une grande utilité pour l’histoire de la pensée moderne.
7. Shudao (La voie du Sichuan).
La revue a été créée le 28 novembre 2010 par des retraités et rapporte les événements qui ont jalonné l’histoire du grand Sichuan depuis une centaine d’années. L’avant-propos expose leurs motivations : « Le grand Sichuan (y compris la région de Chongqing, devenue une municipalité placée sous l’autorité directe du gouvernement central) est notre lieu et notre espace. Notre initiative est en réalité des plus simples, nous voulons incarner, consigner et rendre la vraie histoire . Nous accueillons tous les témoignages objectifs qui rendent compte de l’histoire du grand Sichuan depuis une centaine d’années, qu’il s’agisse d’expériences personnelles ou de témoignages, d’histoires individuelles, de sagas familiales, des évolutions locales, des archives, des débats et des articles de recherche ». Tout comme la grande majorité des revues électroniques, les parutions de Shudao sont irrégulières. La revue compte six numéros à ce jour.
8. Zuotian (Hier).
Créée en janvier 2012, la revue expose sa profession de foi dans l’avant-propos : « ressusciter la mémoire de la Révolution culturelle, réunir ses archives, échanger et encourager la recherche la concernant. Comme les feuilles d’automne, les témoins de l’époque s’évanouissent les uns après les autres, et dans un contexte où les archives ne sont toujours pas accessibles, la collecte des souvenirs et des documents de la Révolution culturelle doit constituer la base du travail du chercheur ». La sauvegarde des documents d’archive, leur collecte, classement et rassemblement devraient bénéficier de l’attention de davantage de personnes et du soutien d’un plus grand nombre de volontaires ».
Outre les huit revues présentées ci-dessus, il faut mentionner l’existence de Wangshi weihen (Ecorchures du passé), revue qui a aujourd’hui cessé de paraître. Cette revue lancée le 10 juillet 2008 par des « droitiers » de l’époque, appelle dans son éditorial à « refuser l’oubli, témoigner de l’histoire, soutenir la révolution, promouvoir la démocratie ». Wangshi weihen se penche plus particulièrement sur le mouvement anti-droitier, la majorité des articles publiés étant d’ailleurs des souvenirs d’anciens droitiers. L’introduction déclare : « Nous autres qui avons atteint un âge vénérable souhaitons depuis toujours rendre compte par écrit (y compris à nous mêmes) des petits et grands faits de notre expérience, dans une démarche de franchise, de réalisme et d’objectivité afin de restituer à l’histoire sa vérité et de révéler la bonté et la beauté du cœur de l’homme. Un encouragement pour les vivants, une mise en garde pour les générations futures ». De publication irrégulière, chaque parution compte entre 40 000 et 70 000 caractères pour un nombre total de 80 numéros, dont des numéros spéciaux sur Beida, le Zhejiang, le Guangxi, Chongqing et sur quelques personnalités. Par ailleurs, la revue a publié un certain nombre de « Comptes rendus historiques » qui reprennent des témoignages personnels. A la différence des autres revues électroniques, Wangshi weihen existe également en version papier, offerte aux lecteurs qui n’utilisent pas l’ordinateur.
Du point de vue du contenu, les revues électroniques partagent le même intérêt pour l’histoire contemporaine. Elles publient essentiellement des souvenirs des différents mouvements politiques de l’ère maoïste, et des archives historiques. Ceci témoigne de la nécessité de repenser et de juger les blessures trop nombreuses laissées par l’histoire et les injustices accumulées au fil du temps. Les rédacteurs, lecteurs et auteurs ont tous connu le nouveau régime depuis sa fondation. La plupart d’entre eux sont des personnes âgées, les plus jeunes ayant entre 50 et 60 ans. Ces personnes, ayant été témoins de l’histoire, ont leur propre idée sur ces événements. Or, l’écriture et l’interprétation de l’histoire proposées aujourd’hui ne suffisent pas à les satisfaire. Ils veulent parler. Il y a de surcroît des ruptures dans le récit de l’histoire de la Chine, les générations nées dans les années 70, 80 et 90 sont ignorantes du passé de leurs parents et grands parents, ce qui provoque un fossé générationnel. Les jeunes générations n’ont pas les moyens de comprendre leurs aînés, ni de connaître leur vision de l’histoire. Si l’on ne fait rien pour combler ce fossé entre les générations, ce sera un malheur non seulement pour ces générations, mais aussi pour le pays et pour la nation, car ce fossé provoquera des contradictions qui s’exprimeront dans l’espace publique et aboutiront à des contradictions sociales.
L’existence des revues électroniques est intimement liée à internet. Leur mode de diffusion est en réalité celui du blog collectif ou du forum de discussion spécialisé, même si elles sont bien loin de ces derniers en termes de périmètre de diffusion. Leur diffusion et consultation se font en effet par l’intermédiaire de la toile pour un public de lecteurs qui ne sont qu’une poignée à partager le même intérêt. Les blogs ou forums sont en revanche accessibles en permanence sur le réseau et consultables par l’ensemble de la communauté des internautes. En ce qui concerne le public des revues électroniques, on peut diviser diffuseurs et lecteurs des revues électroniques en deux catégories : les personnes qui partagent un vécu en commun et celles qui manifestent le même intérêt pour l’histoire contemporaine. Il s’agit d’un public restreint. A cet égard la définition de Jiyi, « non officielle, spécialisée, sélective » résume bien le positionnement des revues électroniques.
Qi Zhi, pseudonyme de Wu Di, titulaire d’un master de littérature de l’Université de Pékin, est chercheur au centre de recherche chinois sur l’art cinématographique. Il est le rédacteur en chef de Jiyi. Auteur de nombreux ouvrages dont Le cinéma populaire à l’époque de Mao Zedong, La vérité sur la Révolution culturelle en Mongolie etc.