Rwanda: état des recherches
(texte actualisé, première version publiée le 27 mai 2013)
Liste des abréviations (anglais / français)
ICTR : International Criminal Tribunal for Rwanda
TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda
RGF : Rwandese Governemental Forces
FAR : Forces armées rwandaises
RPA : Rwandese Patriotic Army
APR : Armée Patriotique Rwandaise
RPF : Rwandese Patriotic Front
FPR : Front Patriotique Rwandais
UNAMIR : United Nations Assistance Mission for Rwanda
MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda
Introduction
Au cours des 24 ans qui se sont écoulés depuis le génocide rwandais, une avalanche de livres, de rapports, de mémoires, d’interventions à des colloques et d’articles de périodiques a cherché à faire la lumière sur les crimes commis en 1994 et sur la multitude de problèmes qu’ils posent. Certaines des publications majeures parues depuis 1994 ont été étudiées dans une précédente version de cet article (2013) ; la présente actualisation (2018) cherche à élargir le champ de cette exploration. Elle voudrait mettre l’accent sur les apports les plus récents à la dynamique du massacre, souligner les nouvelles dimensions de la recherche. Mais quelques mises en garde s’imposent au préalable. Il ne s’agit pas d’un inventaire exhaustif de tous les textes imprimés consacrés au génocide. Notre sélection de documents a été dictée par leur importance générale en matière de théorie et de méthodologie ou par leurs retombées sur les termes du discours public à propos du génocide rwandais. Nous avons également tenu compte de leur intérêt pour les thèmes analytiques autour desquels nous avons construit cet exposé. Chose tout aussi essentielle, nous nous sommes efforcés de donner la parole à un certain nombre d’acteurs rwandais qui, rescapés, auteurs des massacres ou observateurs prétendument neutres, ont, d’une manière ou d’une autre, pesé sur l’appréhension publique de la tragédie du Rwanda.
Malgré tous nos efforts pour éviter de porter un jugement, notre bilan à cet égard peut être contesté. Les questions liées au bain de sang rwandais sont tellement épineuses et les controverses qu’il a suscitées si explosives, qu’il n’est que trop facile de prendre parti, ou du moins de pencher, fût-ce subtilement, d’un côté ou de l’autre. J’espère néanmoins que malgré ses défauts, cette tentative d’inventaire aidera les lecteurs à se repérer dans ce paysage violent et complexe.
Faits et hypothèses
S’il reste un certain nombre de zones d’ombre, les faits essentiels qui émergent de l’immense corpus de littérature consacré au Rwanda sont incontestables. On peut en donner le bref résumé suivant :
(a) à la différence d’autres tueries qui ont eu pour cadre la région des Grands Lacs et qui relèvent plutôt de génocides partiels (comme celui du Burundi en 1972) ou de massacres, nous sommes ici en présence d’un génocide intégral, qui a provoqué la mort d’entre un demi million et un million de civils, majoritairement des Tutsi, tués en l’espace d’une centaine de jours à partir du 7 avril 1994 (Des Forges 1999, 15) ;
(b) l’élément déclencheur de la tuerie s’est produit la veille, le 6 avril, à 20 h. 25, quand un missile sol-air SAM 16 a touché de plein fouet l’avion où se trouvait le président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, à l’instant où celui-ci allait se poser à Kigali (Braeckman 1994, 174-180; Prunier, 1995, 213-217);
(c) les tueurs étaient essentiellement issus de la branche jeunesse largement hutu du Mouvement Républicain National pour le Développement et la Démocratie (MRND-D) au pouvoir, ceux qu’on appelait les interahamwe (« ceux qui se battent ensemble ») ainsi que d’unités des FAR (Forces Armées Rwandaises) et de la garde présidentielle ; une grande partie de la force de mobilisation à l’origine des tueries au niveau local venait des autorités communales (burgomasters) et des réseaux locaux de défense civile mis en place en 1993 (Des Forges 1999, 223-231; Melvern 2004, 24-32; Prunier 1995, 239-250);
(d) les premières victimes tuées le 7 avril étaient hutu dans leur quasi intégralité : la Première ministre, Agathe Uwilingiyimana, membre clé du parti d’opposition, le Mouvement Démocratique Républicain (MDR), Faustin Rucogoza (MDR), ministre de l’Information, Frédéric Namurambaho, ministre de l’Agriculture et membre du Parti Social Démocrate (PSD), et le ministre des Travaux publics, secrétaire général du parti libéral, Landoald Ndasingwa, seul membre tutsi du gouvernement (Melvern, 2004,149-153).
(e) si des civils tutsis ont été les principales cibles des génocidaires, un nombre non négligeable de hutus appartenant à des partis d’opposition ont été massacrés dans les régions du sud et du centre (Des Forges 1999, 555-559);
(f) malgré la présence sur le terrain des 2 700 hommes de la MINUAR commandée par Romeo Dallaire, cette force a été totalement impuissante à anticiper la crise, sans parler d’éviter les tueries, en grande partie à cause de la volonté déterminée de certains membres clés du Conseil de Sécurité, et plus particulièrement des États-Unis et de la France, de se tenir à l’écart de la violence croissante (Braeckman 1994, 201-220; Melvern 2000, 2004, 245-264)
(g) près de trois mois après le début des tueries et après avoir accordé un soutien logistique et militaire considérable aux FAR d’Habyarimana, la France – dans ce qui avait tout l’air d’une tentative de la onzième heure pour redorer son blason – a obtenu l’appui des Nations Unies pour créer une « zone humanitaire » dans le sud-ouest du pays ; le 23 juin, les premiers éléments des 2 500 hommes de l’Opération Turquoise ont commencé à prendre position au Rwanda (Prunier 1995, 281-311);
(h) la prise de Kigali par le FPR (Front Patriotique Rwandais) de Paul Kagame, le 4 juillet 1994 a marqué la fin des tueries de Tutsi, mais non celles de Hutu. De même qu’au cours de la guerre civile, de nombreux civils hutus avaient été délibérément massacrés par les troupes du FPR – un fait confirmé par le rapport Gersony, du nom du fonctionnaire des Nations Unies qui a enquêté sur les tueries –, après la défaite des génocidaires, un nombre encore plus élevé de Hutu ont perdu la vie à l’intérieur et à l’extérieur des frontières du Rwanda du fait du FPR (Des Forges 1999, 726-34). Dans le cadre du présent exposé, le résumé qui précède est peut-être moins éclairant pour ce qu’il nous dit que pour ce qu’il omet.
Arrêtons-nous sur quelques-unes des questions qu’il pose :
* Qui est responsable d’avoir allumé le détonateur du missile qui a abattu l’avion présidentiel ?
* Quel lien ce tournant crucial entretient-il avec ce que Sémelin appelle « le passage à l’acte », la transition entre la volonté de tuer à l’acte de tuer ? (Sémelin 2005)
* Qu’est-ce que le meurtre de la Première ministre Agathe Uwilingiyimana et d’autres membres du gouvernement nous apprend sur ce qui restait de l’État et sur sa relation avec la dynamique du massacre ?
* Qui étaient les organisateurs des tueries dans la capitale et à la campagne ?
* Quels étaient les motifs des tueries ?
* Combien de Hutu ont-ils été tués par d’autres Hutu, où et pourquoi ?
* Combien de Hutu ont-ils été tués par le FPR entre le début de l’invasion le 1er octobre 1990, et la chute de Kigali le 4 juillet 1994 ?
* Comment « jouer sur les chiffres » – autrement dit l’estimation du nombre de victimes de part et d’autres de la ligne de clivage ethnique – s’inscrit-il dans la thèse du double génocide ?
* Que faut-il penser du rôle de la France avant et pendant le génocide ?
Notre objectif n’est pas d’apporter des réponses définitives à ces questions – certaines resteront peut-être définitivement ignorées – mais de faire ressortir à partir de la littérature existante la complexité de l’enchaînement d’événements qui a conduit au carnage, en portant toute l’attention requise aux différentes positions prises par les analystes sur un certain nombre de problèmes clés. L’absence de consensus général sur le pourquoi et le comment du bain de sang rwandais contribue à expliquer ces « zones grises » qui entravent gravement notre compréhension des raisons pour lesquelles tant de gens ont été tués en aussi peu de temps et avec des conséquences aussi dévastatrices au Rwanda et au-delà.
Dans le ventre de la bête
L’histoire du martyre rwandais a été racontée maintes fois sous maintes formes, mais jamais de façon aussi convaincante que dans Aucun témoin ne doit survivre : le génocide au Rwanda (1999) d’Alison Des Forges, une enquête qui a fait date. Cet ouvrage, fruit de recherches approfondies, reste la source d’information la plus fiable et la plus vaste sur le génocide de 1994. Historienne de formation et spécialiste du Rwanda, l’auteur, avec le concours de huit assistants de recherche, nous entraîne dans le ventre de la bête. Elle se plonge dans l’histoire du passé, dégage les rouages de la machine de propagande, l’organisation des tueries, les stratégies du massacre et les structures sociales (clergé compris) qui lui ont accordé leur soutien : elle met en lumière les dynamiques régionales à l’œuvre et ne laisse planer aucun doute sur le mélange d’opacité intentionnelle et d’indifférence qui a caractérisé la réaction de la communauté internationale. Abordant les motivations des tueurs, elle souligne leur diversité, remarquant que « certains étaient animés par une haine virulente, d’autres par une peur réelle, l’ambition, la cupidité, le souhait de ne pas être attaqués par ceux qui exigeaient qu’ils participent aux massacres, ou par le souci d’éviter d’avoir à payer les amendes pour leur non participation aux tueries. » (De Forges 1999, 892) Elle n’ignore pas pour autant l’autre face du génocide, la violation du cessez-le feu, les atteintes aux droits de l’homme, les tueries et autres abus commis par le FPR pendant et après le génocide, sans oublier la ruse consistant à organiser des meetings publics dans le seul but de rassembler et de tuer des civils hutu (Des Forges 1999, éd. angl. 109, 707, 728).
Publié cinq ans avant l’enquête de Des Forges, Rwanda: Histoire d’un génocide (1994) de Colette Braeckman est la première tentative sérieuse pour replacer la boucherie de 1994 dans un cadre historique plus général. L’auteur, une journaliste forte de plusieurs années d’expérience de reportages en Afrique centrale, s’interroge sur les effets du passé colonial et précolonial sur les relations entre Hutu et Tutsi ; elle dissèque les mécanismes de la dictature d’Habyarimana, les réseaux constitués autour du centre informel de pouvoir (ce qu’on appelle l’akazu), le fonctionnement de la machine à tuer ; elle met le doigt sur l’importance du contexte régional (et surtout sur les répercussions au Rwanda des événements du Burundi), sur le rôle joué par les différents acteurs, Hutu comme Tutsi, et sur la succession complexe d’événements qui ont conduit au bain de sang. Bien que l’auteur n’ait pas pu exploiter les informations livrées par les recherches ultérieures (et malgré son exposé invraisemblable des circonstances entourant le crash de l’avion d’Habyarimana), à sa sortie, son ouvrage présentait toutes les qualités d’une œuvre véritablement novatrice.
On peut en dire autant du livre de Gérard Prunier, Rwanda : le génocide (1998, version anglaise, 1995), écrit par un historien qui connaît parfaitement la région des Grands Lacs. Cet ouvrage a immédiatement séduit, et à juste titre, de nombreux lecteurs dans le monde anglophone : bien écrit, richement documenté, solidement étayé historiquement, il offre la meilleure présentation générale des racines du carnage. Les chapitres les plus éclairants traitent des circonstances qui ont débouché sur la guerre civile, des origines et de l’organisation du FPR, de la dynamique de la violence génocidaire et de la politique de l’intervention française menée sous le nom de code d’Opération Turquoise. Conseiller du gouvernement français lors du déploiement des troupes françaises, l’auteur a pu observer de l’intérieur leurs efforts rien moins que fructueux pour créer une « zone humanitaire sûre » destinée aux civils fuyant le massacre, un épisode qu’il présente comme le « Crépuscule des dieux » en Afrique centrale (chapitre 8). De toutes les œuvres précoces sur le génocide, c’est indiscutablement la plus riche en aperçus analytiques, et la plus originale par sa portée et par la qualité de ses informations.
On ne saurait se passer des travaux de l’historien français Jean-Pierre Chrétien pour comprendre les racines coloniales et précoloniales du problème hutu-tutsi. Son premier essai sur les Hutu et les Tutsi au Rwanda et au Burundi reste l’une des meilleures introductions aux questions d’ethnicité dans ces deux États (Chrétien, 1985). Son Afrique des grands lacs : 2000 ans d’histoire (2000) offre l’exposé le plus éclairant sur la transformation des identités ethniques sous le régime colonial, et de la manière dont ce phénomène a fini par donner naissance à un « racisme africain ». Sur ce thème, l’ouvrage qu’il a cosigné sous le titre Les médias du génocide (1995) apporte une contribution décisive : on chercherait vainement ailleurs une présentation aussi convaincante et aussi richement illustrée – non seulement par des extraits de presse et des citations de Radio Mille Collines, mais aussi par d’innombrables dessins humoristiques et caricatures –, de la relation entre les incitations racistes au meurtre transmises par les médias et les tueries. Malheureusement, on n’y trouve pas un mot sur la propagande distillée par les organes de presse favorables au FPR comme Kanguka, Kiberinka, Burakeye Hobe ou Le Flambeau. On trouvera un recueil des premiers articles de Chrétien dans Le défi de l’ethnisme: Rwanda et Burundi 1990-1996 (1997).
Rwanda 1994 (1994) de Pierre Erny est l’un des tout premiers essais de réflexion critique sur les événements à l’origine du bain de sang. Publié un an plus tard, Aux sources de l’hécatombe rwandaise (1995) de Jean-Claude Willame met le doigt sur un certain nombre de thèmes négligés, parmi lesquels ce qu’il appelle « le mini-génocide de 1963 » – où jusqu’à 10 000 Tutsi peut-être ont été massacrés à la suite d’un raid raté mené par les Tutsi depuis le Burundi –, la fuite de résidents tutsi en 1973 à la suite de pogromes anti-tutsi et les multiples massacres commis par le régime d’Habyarimana dans les années qui ont immédiatement précédé le génocide.
On trouvera une exploration novatrice des relations entre le passé du Rwanda et son présent post-génocide dans le livre de Jan Vansina, Le Rwanda ancien : le royaume Nyiginya (2001), qui, non content d’offrir une brillante synthèse de l’ethnogenèse Hutu-Tutsi, montre que s’appuyer sur le pouvoir pour tirer le maximum du travail humain n’a rien d’un phénomène nouveau au Rwanda. Quand on se rappelle que ce fut sous le roi Rwabugiri (1867-1897) que fut institutionnalisée la corvée abhorrée, on comprend aisément pourquoi l’auteur a intitulé « Cauchemars » le chapitre consacré à son règne tourmenté et pourquoi certains lecteurs pourraient déceler dans cette période de lutte intestine incessante un signe annonciateur de tragédies à venir. À cet égard, le dernier chapitre, « L’histoire face au présent » est particulièrement instructif.
Si l’on veut saisir le contexte historique du génocide, il est impossible d’ignorer les contributions capitales de Catherine et David Newbury. Elles couvrent aussi bien la relation entre l’ethnicité et la « politique de l’histoire » que l’interaction entre loyautés locales et régionales dans le Rwanda et le Burundi précoloniaux, sans omettre la place de la paysannerie dans l’histoire agraire ni l’intérêt de différents types de clientélisme pour une compréhension de la constitution d’État au Kinyaga (Catherine Newbury, 1988, 1998; David Newbury 2001; Catherine et David Newbury 2000). Dans une autre veine, l’essai érudit de Manigara Balibutsa sur l’archéologie de la violence dans les Grands Lacs mérite d’être mentionné pour ses incursions intéressantes dans le domaine de la linguistique et pour son réexamen critique des sources européennes anciennes sur l’histoire du Rwanda (Balibutsa 1999).
Laissant à l’écart la dimension historique de longue durée, Filip Reyntjens offre un excellent aperçu de la scène politique rwandaise à la veille du génocide dans L’Afrique des Grands Lacs en crise (1994). Un de ses mérites, et non le moindre, est d’analyser le jeu de miroirs meurtrier entre le Rwanda et le Burundi, les échos que la violence entre Hutu et Tutsi au sein d’un de ces deux États a eus dans les tensions ethniques de l’autre – un élément crucial de la marche du Rwanda vers l’abîme. Coéditeur pendant plusieurs années de L’annuaire des Grands Lacs, Reyntjens s’est fait connaître comme la source la plus fiable sur l’évolution post-génocide au Rwanda.
On trouvera de précieuses informations complémentaires dans l’épais volume d’André Guichaoua, Les crises politiques au Burundi et au Rwanda: 1993-1994 (1995). Ce sociologue qui entretient des liens privilégiés avec des acteurs politiques clés a rassemblé 33 contributions de spécialistes français, belges, suisses et américains, ainsi que d’observateurs et d’hommes politiques africains, auxquels il a ajouté une grosse partie de « Faits et documents » relatifs aux crises du Rwanda et du Burundi. Cet ouvrage offre un riche éventail d’interprétations d’hommes politiques clés, de journalistes et de militants d’ONG dont certains, comme Dismas Nsengiyaremye, Alphonse Marie Nkubito, James Gasana, Jacques Bihozagara ou Seth Sedashonga, ont joué un rôle majeur dans une phase ou une autre de la tragédie rwandaise.
Nous devons à James Gasana, brièvement ministre de la Défense d’Habyarimana, une des analyses les plus détaillées et les plus fiables de la trajectoire qui a conduit le Rwanda à l’abîme. Du parti-État à l’État-garnison (2002) est un remarquable exposé d’initié des manœuvres complexes entre les partis politiques qui ont suivi le passage à un système multipartite en 1991.
Le domaine de l’anthropologie sociale a livré des contributions majeures. Bien qu’une grande partie du travail sur le terrain exploité dans sa monographie de référence, Une colline entre mille, ait été réalisée antérieurement au génocide, la description que donne Danielle De Lame de la vie rurale dans le Rwanda avant le génocide présente une importance considérable pour tous ceux qui souhaitent comprendre comment les tensions internes de la société rwandaise – et notamment le clivage croissant entre les classes moyennes (« le quatrième groupe ethnique ») et les paysans sans terre – ont été manipulées pour devenir une force de violence latente contre les Hutu aussi bien que contre les Tutsi (De Lame 2005). Sa récente exploration du transfert dans le contexte du massacre des normes et institutions traditionnelles telles que la « culture du guerrier » rwandaise, l’organisation de milices, l’obligation de vengeance dirigée contre la lignée d’un meurtrier et la « fidélité à un passé pré-Tutsi » (De Lame 2004), est particulièrement saisissante et novatrice.
Re-Imagining Rwanda (2002) de Johan Pottier est une tentative remarquablement réussie de déconstruction des récits officiels de la tragédie, qui montre comment les médias internationaux en particulier, dont la plupart se sont alignés sur la version du FPR, ont généralement transmis une image trompeuse de la situation tant au Rwanda que dans le Congo voisin. Accounting for Horror (2004) de Nigel Eltringham est une tentative novatrice pour révéler l’insuffisance des types conventionnels d’explication historique. Au lieu de nous mettre en quête de « récits absolutistes », nous devons reconnaître les limites qu’imposent au débat sur l’histoire les représentations individuelles et de groupe ainsi que la mémoire collective (Eltringham 147-182). Sacrifice as Terror (1999) de Christopher Taylor analyse le génocide sous un angle radicalement différent, cherchant à mettre en évidence ses fondements culturels. Ce livre se concentre avant tout sur la signification symbolique de pratiques liées au corps, et destinées à préserver ou à lui rendre sa santé et son intégrité (Taylor, 111). Les fluides corporels, écrit-il, « tels que le sang, le sperme, le lait maternel et les menstrues sont une préoccupation récurrente, au même titre que le passage des aliments dans le système digestif. Dans le déroulement d’événements humains et naturels, le symbolisme flux/blocage sert de médiateur entre des niveaux physiologiques, sociologiques de causalité » (ibid., 111-112). Son ouvrage dépasse largement la recherche ésotérique des aspects symboliques du meurtre. Après un premier chapitre glaçant consacré aux atrocités dont sa femme rwandaise et lui ont été témoins dans les premiers jours du carnage, l’auteur s’étend longuement sur le mythe hamitique avant de s’engager dans un exposé approfondi de « la cosmologie de la terreur ».
Il n’est pas très surprenant que les premières analyses de grande ampleur du génocide aient été rédigées par des observateurs français et belges. Trois titres méritent de venir compléter ceux que nous avons déjà cités : Conspiracy to Murder (2004) de Linda Melvern, Aiding Violence: The Development Enterprise in Rwanda (1998) [L’aide complice: coopération internationale et violence au Rwanda] de Peter Uvin et When Victims Become Killers (2001) de Mahmood Mamdani, le premier écrit par une journaliste, les deux derniers par des politologues. Un précédent ouvrage de Linda Melvern, A People Betrayed (2000) [Complicité de génocide : comment le monde a trahi le Rwanda], traitait spécifiquement de la responsabilité de la communauté internationale dans le martyre du Rwanda ; son livre plus récent, fondé sur des dépositions devant le TPIR et sur des entretiens avec des participants et des rescapés, enquête en profondeur sur le rôle que les différents acteurs ont joué dans le génocide. Uvin, en revanche, éclaire les répercussions de l’aide au développement sur les processus d’inégalité et d’exclusion et, en définitive, sur la montée de la « violence structurelle », un concept emprunté à Johan Galtung pour désigner « les chances inégales dans la vie, généralement causées par une grande inégalité, par l’injustice, la discrimination et l’exclusion » (Uvin 1998, 105). Ailleurs, l’auteur révèle une dimension peu connue de l’ethnicité, à savoir la manière dont les chiffres de recensements coloniaux et postcoloniaux ont travesti les identités ethniques par une catégorisation arbitraire et, ainsi qu’en témoigne l’exemple précis du Burundi postcolonial, ont contribué à dissimuler une violence massive et persistante de l’État en falsifiant les données démographiques (Uvin, 2001, 154-155).
S’appuyant sur de précédentes recherches (Newbury 1988; Lemarchand 1970), l’ouvrage de Mamdani cherche à repenser le concept de génocide à la lumière de la tragédie rwandaise. L’objectif déclaré est de remédier aux « trois silences » dont souffrent la plupart des récits du génocide : histoire, agentivité et géographie. À un autre niveau, on peut y voir une tentative de réécriture de l’histoire des relations Hutu-Tutsi qui souligne la racialisation de l’ethnicité sous le pouvoir belge et le transfert de ce phénomène sous les première et deuxième républiques (auxquelles il aurait pu ajouter la troisième) Bien que le manque de familiarité de l’auteur avec la littérature francophone sur le Rwanda transparaisse, notamment dans son interprétation discutable de la révolution hutu (Lemarchand 2003), son exposé de « La politique d’indigénéité en Ouganda » ajoute un chapitre important à l’histoire de l’implication des « guerriers réfugiés » dans l’invasion menée par le FPR.
La tentation manichéenne
La tentation de présenter la tragédie rwandaise en absolus moraux menace tout particulièrement d’entraver une analyse objective que lorsqu’on s’interroge sur le poids relatif à attribuer aux deux principales « causes » sous-jacentes du génocide. Il y a, d’une part, la force croissante de la rage génocidaire, alimentée par des incitations au meurtre, mobilisée par des milices, supervisée et manipulée par les hommes de main d’Habyarimana, des fonctionnaires locaux et des militaires. Et il y a le contexte dans lequel les événements se sont produits – celui d’une guerre civile déclenchée par l’invasion du pays par quelque 6 000 guerriers réfugiés tutsi d’Ouganda qui se sont introduits brutalement dans le pays sous la bannière du FPR et ont ainsi menacé de réduire à néant « les acquis de la révolution » – tout ce qui avait été accompli depuis la révolution hutu de 1959-1962. Comme l’a affirmé de façon convaincante Robert Melson, aucun contexte n’est plus propice au génocide que celui d’une guerre civile qui semble faire peser une menace mortelle sur l’héritage d’idéaux révolutionnaires (Melson 1992).
Il n’y aurait évidemment pas eu de génocide sans infrastructure de meurtre, c’est-à-dire sans la police et l’armée, les paramilitaires et les interahamwe, et sans des hommes tels que le colonel Bagosora – le principal organisateur des tueries. Il n’empêche que l’on peut douter que l’un ou l’autre des éléments que nous venons de citer ait pu entraîner un massacre sans le climat de haines et de peurs ethniques provoqué par l’invasion du FPR. L’élément de représailles, pour reprendre la terminologie d’Helen Fein, (Fein 1990, 86-91), est indéniablement essentiel à une compréhension des racines du carnage.
Omettre ce dualisme nécessaire ne peut qu’engendrer une image déformée de la dynamique de violence. C’est ce que démontre clairement la partialité des premiers récits de la tragédie. En partie à cause de l’horreur indicible des images transmises par les médias – ce que certains appellent l’effet CNN – et de la gestion habile de l’information par les nouveaux dirigeants du Rwanda (Gowing 1998), un certain nombre de ces ouvrages négligent le volet représailles de l’histoire, tendant ainsi à refléter la version officielle des faits présentée par le FPR. D’où une vision politiquement correcte du génocide dont la remise en question n’a pu se faire qu’aujourd’hui, à la lumière d’une nouvelle série de preuves (dont nous reparlerons plus loin). Cela ne veut pas dire que les premiers ouvrages de journalistes et de chercheurs étaient nécessairement inexacts, ni que les auteurs ont déformé les faits et falsifié les indices. C’est plutôt que dans bien des cas, certains faits historiques cruciaux ont été omis, ou que leur importance a été sous-estimée voire mal interprétée. Une grande partie de la littérature publiée dans le sillage immédiat de la tragédie tournait autour de la dichotomie gentils contre méchants, les premiers étant globalement assimilés aux Tutsi, les seconds aux Hutu.
On en trouve un excellent exemple dans le best-seller très bien accueilli de Peter Gourevitch, We Wish to Inform You That Tomorrow We Will Be Killed With Our Families (1998). Rédacteur au New Yorker, l’auteur a livré un récit de voyage exemplaire en même temps qu’un des comptes-rendus les plus glaçants des souffrances endurées par les rescapés du génocide. Aucun ouvrage n’a exercé un effet plus décisif sur l’image qu’a eue le génocide auprès du public anglophone. Pourtant, ce livre pèche par défaut d’analyse. Il ne dit pas grand chose du comment ni du pourquoi des tueries. Pour reprendre les mots d’un critique, « Gourevitch montre qu’il ne comprend pas très bien la culture et l’histoire rwandaises, traitant le génocide comme s’il avait été préprogrammé par le colonialisme et présentant les Hutu comme intrinsèquement violents » (Longman 2004, 33). Ses allusions à la Shoah ne sont pas plus convaincantes que son hommage à Paul Kagame, présenté comme le héros qui a mis fin au génocide (voir aussi Gourevitch 1996). Ce récit simpliste de la tragédie présente les Hutu comme l’incarnation collective du mal et contient ainsi des implications qui dépassent la sphère du récit de voyage : il n’est pas déraisonnable de penser que cette interprétation du génocide dénuée de tout sens critique a exercé une puissante emprise sur la pensée officielle des décideurs politiques américains à l’égard du nouvel État rwandais. Aujourd’hui encore, l’État dominé par les Tutsi jouit du soutien du gouvernement américain.
Parmi les premiers récits du génocide, aucun ne peut rivaliser avec Rwanda, Death, Despair and Defiance d’Africa Rights, (septembre 1994) pour sa description clinique des atrocités infligées à des victimes tutsi, allant de meurtres politiques à des massacres collectifs dans des églises, des écoles et des stades, sans oublier les chasses à l’homme quotidiennes menées dans les collines. Aussi important soit-il pour notre compréhension de la sauvagerie sans nom qui a accompagné le carnage, le rapport d’Africa Rights garde cependant un silence total sur les crimes et les tortures – dont certains sont fort bien documentés aujourd’hui – commis par des soldats tutsi contre des civils hutus innocents (Nduwayo 2002, 9-16; Amnesty International 1994; Des Forges 1999; Reyntjens and De Souter 1994).
Le politiquement correct s’immisce par des biais plus subtils dans les premiers ouvrages de Colette Braeckman (1994, 1996), qui se signalent par l’absence de toute allusion aux violations des droits de l’homme commises par l’armée de Kagame au cours de la guerre civile. Cette description idyllique du Rwanda en 1996 est révélatrice : les villes sont plus animées que jamais, les régions rurales sont à nouveau cultivées, tous les enfants sont scolarisés, les églises sont bondées, les cantonniers réparent les routes et les veuves désherbent les parcs publics (1996, 269). Il a fallu attendre 2003 et la publication de Les nouveaux prédateurs: Politique des puissances en Afrique Centrale (2003) – une excellente introduction à l’histoire de la crise des Grands Lacs – pour que l’image de l’homme fort du FPR apparaisse sous un jour moins flatteur, celui d’un homme « qui nie l’évidence et ment en vous regardant droit dans les yeux » (Braeckman 2003, 213), à la tête d’un pays comparé à un village Potemkine (ibid.).
La lutte entre le bien et le mal transparaît clairement dans Défi de l’ethnisme de Chrétien (1997, 307-388), qui dénonce un certain nombre de journalistes et de chercheurs soupçonnés de préjugés pro-Hutu. Aussi important qu’il puisse être à d’autres égards, son important ouvrage collectif, Les médias du génocide (1995), n’est pas dépourvu d’un penchant réductionniste. Il présente les effets des médias contrôlés par les Hutu comme l’unique élément déterminant du bain de sang. Il peut être utile en l’occurrence de se rappeler le conseil de Michael Mann : « Il n’est pas facile de jauger les effets des mass medias en l’absence d’études sociologiques détaillées. De nombreux spécialistes ont tendance à exagérer le pouvoir de cette propagande. » (Mann 2005, 444). De récentes recherches menées par Straus révèlent également les limites de l’idéologie comme force motrice (Straus 2006, chap. 6 ; Mann 2005, 469). Dans l’ensemble, Les médias du génocide ne tient pas des profondes craintes dues à l’invasion du FPR comme force motrice des tueries.
On pourrait adresser des critiques très comparables à Prunier (1995), si la deuxième édition de son livre (1997) ne contenait pas un excellent chapitre supplémentaire qui éclaire brillamment ce qui manquait à la première édition : la reconnaissance claire et nette de la responsabilité du FPR de Kagame. La tendance à exonérer le FPR de tous les péchés n’apparaît jamais avec plus d’évidence que dans les contributions présentées dans le cadre de Genocide: A Collective Memory, un colloque organisé à Kigali en janvier 1995et qui, selon les termes des rédacteurs, « cherche à consigner les mots et opinions d’individus qui ont vécu le génocide » (John Berry et Carol Pott Berry 1999, ix). Cela ne diminue pas pour autant l’intérêt de ce recueil par ailleurs éclairant de témoignages d’un large éventail de membres des élites rwandaises (journalistes, défenseurs des droits de l’homme, fonctionnaires et militaires).
Les analystes favorables aux Hutu, pourrait-on ajouter, n’ont pas moins tendance à céder à une interprétation manichéenne, comme le montre le récit sélectif de Charles Onana, Les secrets du génocide rwandais (2001). Affirmant dès le départ que dans la mesure où « de nombreux ouvrages ont été écrits sur les Hutu et sur leurs responsabilités dans le génocide, nous n’avons pas besoin d’un livre de plus sur les accusations portées contre eux » (p. 12), l’auteur révèle peu de secrets. Un grand nombre des reproches faits à la Belgique, aux États-Unis et à la MINUAR sont infondés. Malgré un impressionnant étalage de statistiques précieuses, l’exposé d’A.E. Gakusi et de Frédérique Mouzer sur « les contraintes structurelles et la gouvernance » dans le Rwanda de Kagame glisse sur les violations des droits de l’homme commises sous la Deuxième République (Gakusi et Mouzer, 2003). Quant à Noires fureurs, Blancs menteurs (2005) de Pierre Péan, une tentative pour présenter l’histoire du génocide sous les traits d’une intrigue fomentée par les Tutsi, ses contributions positives, notamment quelques documents officiels révélateurs sur le rôle de la France pendant le génocide, sont contrebalancées par des inexactitudes factuelles et une tendance à régler ses comptes avec des analystes qui ne partagent pas ses vues.
Les limites du paradigme de la Shoah
Il a évidemment été difficile de résister à une comparaison entre le génocide rwandais et la Shoah. Les spécialistes français et belges ont été les premiers à relever le parallèle, Jean-Pierre Chrétien parlant ainsi de « nazisme tropical » pour décrire l’impulsion idéologique des tueries rwandaises (1994). Pour Alain Destexhe, « l’extermination des Juifs est le seul précédent que l’on puisse prudemment évoquer pour comprendre celle des Tutsis. Car Juifs et Tutsis ont été visés en tant que tels, uniquement parce qu’ils avaient le tort d’être nés Juif ou Tutsi. » (Destexhe 1994, p. 14).
Plus récemment, cette analogie avec la Shoah a attiré l’attention croissante des spécialistes anglophones (Hintjens 1999 ; Chalk, 1999), tandis que l’African Studies Association (ASA) organisait en 1999 une table ronde spéciale intitulée « The Politics of Comparison : Nazi Holocaust and Rwandan Genocide » (« La politique de comparaison : holocauste nazi et génocide rwandais ») (Miles 2003, p. 131). Nous devons l’étude la plus approfondie de ce parallèle à Marc Levene, qui a affirmé qu’au Rwanda comme dans l’Allemagne nazie, le génocide incarnait la concomitance des crises vécues par des États en voie de modernisation. « Le génocide moderne, écrit-il, est étroitement lié aux efforts d’États-nations pour agir indépendamment et efficacement dans un système international d’États-nations. Quand un régime rencontre, ou a l’impression de rencontrer, de graves obstacles qui semblent menacer non seulement la réalisation de son programme mais l’intégrité de l’État lui-même, le risque qu’il s’en prenne à un groupe ou à plusieurs groupes de boucs émissaires s’amplifie considérablement. » (Levene 1999, 46).
Aussi convaincante à maints égards que puisse être cette analogie, ses limites n’en sont pas moins flagrantes. Il est impossible d’ignorer les différences de contexte :
* les Juifs n’avaient pas envahi l’Allemagne avec le soutien militaire et logistique massif d’un État voisin ;
* ils n’avaient jamais gouverné l’Allemagne en tant qu’instrument politique d’une monarchie absolue ;
* ils n’étaient pas identifiés avec une ethnocratie dirigeante ;
* des éléments juifs n’avaient pas commis de génocide partiel de non Juifs dans un État voisin 22 ans avant la Shoah.
* les Juifs n’étaient pas accusés d’avoir assassiné le dirigeant d’un État voisin (ibid. 500-501).
* en outre, si la Shoah constitue l’exemple par excellence de génocide idéologique, le génocide du Rwanda apparaît plutôt comme une conséquence indirecte des menaces mortelles que le FPR faisait peser sur l’État dominé par les Hutu (ibid.).
Dans une des contributions présentées au colloque de l’ASA en 1999, Catherine et David Newbury ont souligné à juste titre les risques que l’on court à vouloir considérer le Rwanda à travers le prisme de la Shoah : « un tel point de vue est anhistorique », affirment-ils, relevant les « différences de contexte et d’enchaînement d’événements conduisant à la Shoah et au génocide au Rwanda » ; en outre, contrairement à la Shoah, le génocide du Rwanda apparaît davantage comme un « génocide de représailles » (Catherine et David Newbury, 2003, 140-141). En s’appuyant sur une abondance de documents, parmi lesquels des interviews d’exilés, Eltringham se livre lui aussi à une critique remarquablement sérieuse du modèle de la Shoah (Eltringham 2004, 51-58).
Que l’on puisse ou non évoquer légitimement une « version Grands Lacs de la Solution Finale » (Miles 2003, 134), c’est effectivement sous ce jour que de nombreux rescapés et exilés tutsis ont intériorisé les souffrances de leurs compatriotes (Sehene 1999, 120). Cependant, comme le montre Eltringham, sur ce plan comme sur bien d’autres, on ne relève pas d’unanimité parmi les exilés ; il n’est pas impossible qu’un nombre équivalent de Tutsi aussi bien que de Hutu soient prêts à accepter ou à rejeter cette analogie (Eltringham 2004, 51-54). Chose intéressante, parmi les premiers, Sehene n’hésite pas à citer Daniel Goldhagen pour affirmer que « tous les Hutu, ou du moins un très grand nombre d’entre eux, qu’ils aient participé aux massacres ou non, étaient convaincus que les Tutsi méritaient bien la mort » (Sehene 1999, 120). Il n’empêche qu’inspirée ou non par des références à la Shoah, la tendance des autorités gouvernementales rwandaises à surestimer considérablement le nombre de criminels hutu est parfaitement établie (Straus 2004, 95, note 1) et constitue un obstacle majeur à la réconciliation.
La littérature de témoignages
On peut tirer une profusion d’aperçus révélateurs du corpus croissant de littérature de témoignages de survivants hutu et tutsi, ainsi que de déclarations recueillies par les observateurs extérieurs. Dans cette dernière catégorie, la place d’honneur revient aux précieuses interviews de détenus condamnés à Kigali et dans plusieurs villes de province réalisées par Scott Straus. Les photos de Robert Lyons qui accompagnent le texte lui apportent un contrepoint visuel glaçant (Straus 2006). Cette contribution se distingue de toutes les autres par l’écho d’authenticité des interviews, qui, à travers les mots de Straus associés aux images extraordinaires de détenus, offre une vision intime et sans retenue du génocide rwandais (ibid., 14). Sans atteindre la crudité puissante des récits de Straus, Une saison de machettes (2003) de Jean Hatzfeld rend tout à la fois le cynisme et la banalité des tueurs hutus. De même que son précédent Dans le nu de la vie (2000) révélait les souffrances des victimes, Une saison de machettes nous fait découvrir les rouages internes des motivations des tueurs, rappelant l’expression d’Arendt à propos de la « banalité du mal ».
Cette littérature de témoignages peut, pour des raisons de commodité, être divisée en deux types de récits – ceux des survivants tutsi du génocide et ceux des Hutu qui ont survécu à la chasse à l’homme menée par des unités de l’APR (Armée Patriotique Rwandaise) dans l’est du Congo après la destruction des camps de réfugiés. Parmi ces derniers, le récit récemment traduit en anglais de Béatrice Umutesi, Fuir ou mourir au Zaïre : Le vécu d’une réfugiée rwandaise, est de loin le plus convaincant. Les scènes d’apocalypse qu’elle décrit ne sont pas moins déchirantes que les images de meurtres dont les rescapés tutsi ont été témoins. « C’est la voix des centaines de milliers de gens qui n’ont pas vécu assez longtemps pour raconter leur histoire », de ces innombrables hommes, femmes et enfants morts de faim, de maladie et d’épuisement dans une partie de cache-cache meurtrière avec les unités rebelles en marche, des innombrables individus pris au piège du camp de la mort de Tingi-Tingi (Lemarchand 2006, 94).
L’enfer de Tingi-Tingi occupe une place prééminente dans le témoignage émouvant de Maurice Niwese, Le peuple rwandais un pied dans la tombe : Récit d’un réfugié étudiant, en même temps qu’un certain nombre d’autres sites évocateurs des souffrances des refugiés qui cherchaient à échapper à l’APR. Son ouvrage contient également un commentaire remarquablement lucide sur le contexte social du Rwanda au début des années 1990, sur les relations ambivalentes entre ethnicité et meurtre et sur la participation d’individus déscolarisés aux tueries. Ancien président de l’Association Générale des Étudiants de l’Université Nationale du Rwanda (AGENEUR), l’auteur est singulièrement bien placé pour analyser la tendance à une radicalisation croissante des étudiants et la manière dont des extrémistes étrangers au campus ont pu exploiter politiquement cette situation. Ce n’est que l’un des nombreux aperçus éclairants qui font le mérite de ce livre. Un récit personnel tout aussi important de l’odyssée poignante des réfugiés figure dans Réfugiés rwandais : Entre marteau et enclume. Récit du calvaire au Zaïre, 1996-1997 de Philippe Mpayimana, un ancien journaliste de la radio Agatashya établie à Bukavu. Il faut y ajouter l’ouvrage de Benoît Rugumaho, L’hécatombe des réfugiés rwandais dans l’ex-Zaire : Témoignage d’un survivant. Tous ces textes composent un commentaire dévastateur sur la conspiration du silence qui a entouré l’une des plus grandes opérations de purification ethnique au lendemain du génocide.
Yolande Mukagasana a été la première survivante tutsi à raconter les expériences insoutenables qu’elle a vécues en cherchant à échapper à la mort, retraçant l’assassinat de son mari et de ses trois enfants, dont le premier a été tué sous ses yeux, et de la manière dont finalement, elle a dû la vie sauve à la protection réticente d’un colonel hutu de l’APR : La mort ne veut pas de moi, cosigné avec Patrick May, va au-delà du compte-rendu d’une terrible épreuve ; ce livre nous apprend beaucoup de choses sur les manipulations de l’ethnicité auxquelles on peut se livrer pour inciter au meurtre aussi bien que pour en dissuader. Dans Les blessures du silence, écrit en collaboration avec le photographe Alain Kazienierakis, elle revient au Rwanda pour affronter les tueurs, parmi lesquels les responsables de la mort de ses enfants.
Dans une veine plus explicitement politique, Venuste Kayimahe se penche sur la collusion entre le gouvernement français et son allié rwandais, sur la trahison de la France au moment du génocide et sur les circonstances spectaculaires de sa fuite pour l’exil. Partiellement inspiré de ses expériences personnelles alors qu’il travaillait pour le centre culturel français de Kigali, France-Rwanda Les coulisses d’un génocide. Témoignage d’un rescapé (2002) est un réquisitoire contre l’indifférence de la France à l’égard de ceux qui ont été abandonnés à leur sort lors de la phase de débandade du génocide.
Le livre d’Edouard Kabagema, Carnage d’une nation: Génocide et massacres au Rwanda, 1994 (2001), offre un des témoignages les plus saisissants, émanant d’un survivant d’origines mixtes. Il s’exprime clairement dès les premières pages : « Je n’ai pas vu seulement le génocide des Tutsi perpétré par leurs voisins hutu […] et les huttes des Tutsi partir en fumée […] J’ai aussi vu beaucoup de Hutu inventer 1000 astuces pour sauver leurs voisins Tutsi menacés d’extermination […] j’ai vu aussi les rebelles Tutsi du FPR […] massacrer de façon sélective puis à grande échelle les Hutu pour venger les leurs et, finalement, pour asseoir leur pouvoir » (Kabagema 2001, 5). Giti et le génocide rwandais de Leonard Nduwayo est un récit passionnant de ce qui a valu à la commune de Giti d’échapper aux souffrances de presque toutes les autres localités et de devenir ainsi une « commune d’exception ». Il explique aussi pourquoi le bain de sang ultérieur fut largement l’œuvre de l’APR (Nduwayo 2002).
La pertinence de cette littérature de témoignages pour la compréhension des « deuil et mémoire » dans le Rwanda contemporain est le sujet de la contribution de Catherine Coquio au thème du lien ambivalent entre « réalité et récits » (Coquio 2004). On trouvera une tentative plus exhaustive et plus ambitieuse pour permettre au lecteur d’accéder à cet important ensemble de témoignages dans Mémorialistes et témoins rwandais (1994-2013) de François Lagarde qui inclut près d’une centaine de titres, en anglais et en français, couvrant un éventail d’auteurs, hutu et tutsi, civils et militaires, victimes et coupables.
Le Programme révisionniste
Le révisionnisme couvre une large palette de textes, allant du scandaleux au plausible. Aujourd’hui encore, certains extrémistes hutu affirment avec insistance que le génocide n’a jamais eu lieu, qu’il ne s’est agi que d’explosions spontanées de violence en réaction aux menaces du FPR (Braeckman 1994; Lanotte 2006, 300-301). Aussi atypique soit-il, le cas d’Antoine Nyetera, un Tutsi prétendument d’origine royale, vaut d’être mentionné : dans le cadre d’un colloque qui s’est tenu au Sénat français le 4 avril 2002, Nyetera a déclaré qu’« il y a eu des massacres, mais pas de génocide », propos dont s’est fait écho, à la même occasion, l’ancien représentant des Nations Unies au Rwanda, Jacques-Roger Booh-Booh, qui n’a pas hésité à prétendre qu’affirmer qu’il y a eu un génocide au Rwanda « relève plus de la politique surréaliste que de la vérité » (cité dans Lemarchand 2002, 561). Si quelque chose peut être qualifié de surréaliste, c’est le déni des preuves massives apportées par d’innombrables témoignages et récits de témoins oculaires.
Pour plus de clarté, nous examinerons quatre questions distinctes autour desquelles tourne l’essentiel du débat sur le révisionnisme. Combien de morts ont fait les tueries ? Quelle est la responsabilité du FPR ? Que penser de la thèse du « double génocide » ? Quel a été le rôle de la France avant, pendant et après le génocide ?
Jouer sur les chiffres : Combien de victimes ? Combien de coupables ?
Dans un cas comme dans l’autre, les réponses sont tout sauf évidentes. Ainsi que nous l’avons relevé, avancer des chiffres est un procédé rhétorique largement utilisé. Dans la mesure où dans la majorité des cas, il a été impossible de procéder à un décompte, aucune des données contradictoires sur le nombre de victimes des massacres (génocide compris) ou de réfugiés quittant ou regagnant le Rwanda et le Burundi qui ont été présentées n’est solidement étayée (Vansina 1998, 38). Il n’empêche que, s’agissant des victimes ou des tueurs, toutes les estimations ne sont pas arbitraires.
Les statistiques officielles concernant les victimes tutsi ne sont pas fiables, et, on s’en doutera, elles ne coïncident pas avec les estimations des spécialistes. En s’appuyant sur des données démographiques faisant état d’un total de 657 000 Tutsi à la veille du génocide, Des Forges, après en avoir soustrait quelque 150 000 survivants, arrive à un total de 507 000 Tutsi tués, soit 77 % de la population totale enregistrée comme tutsi. Elle ajoute cependant qu’une représentation délibérément trompeuse de l’ethnicité rend difficile de savoir combien étaient réellement tutsi (ibid., 22). À partir de données de l’UNDP et du HCR, Filip Reyntjens parvient au chiffre de 600 000 tutsi tués (Reyntjens 1997, 182). Dans la mesure où le nombre total de morts s’élève à environ 1,1 million, il suggère qu’au total, 500 000 Hutu ont été tués. Au regard d’estimations aussi rigoureuses, le chiffre de 280 000 avancé par Pierre Péan n’est pas très convaincant. Les 1 074 017 morts mentionnés par le gouvernement rwandais, un nombre bien trop précis pour inspirer confiance, constitue un ordre de grandeur réaliste, mais nous avons de bonnes raisons de nous demander s’il est possible d’identifier 93,67 % de ces victimes comme tutsi (République du Rwanda, Ministre de l’Administration locale, 2002).
Un chiffre encore plus controversé est celui des Hutu qui ont pris part au massacre. Mamdani rappelle que, d’année en année, les fonctionnaires rwandais ont revu à la hausse le niveau de participation hutu, passant de « trois à quatre millions en 1995, à quatre à cinq millions en 1997 » (Mamdani 2001, 266). Christian Scherrer penche quant à lui pour un pourcentage encore plus élevé, à savoir 40-60 % des paysans hutu de sexe masculin, 60-80 % des membres des professions de catégories supérieures et quasiment 100 % des fonctionnaires rwandais (Scherrer 2002, 115). Cependant, comme le souligne Straus, ces affirmations ne reposent sur aucune justification (Straus 2004, 96, note 2). Dans une recherche impressionnante reposant sur une étude de terrain et sur des interviews de bourreaux et de rescapés, Straus parvient à l’estimation plus plausible de 175 000 à 210 000 participants actifs (ibid., 93). Il entreprend ensuite de s’interroger sur le profil des tueurs et présente la thèse saisissante selon laquelle l’essentiel des tueries (75 % de l’ensemble des morts du génocide) aurait été le fait de 10 % d’un total de quelque 200 000 génocidaires – soldats, paramilitaires et tueurs particulièrement zélés – alors que les 90 % restants, composés de « civils moins déterminés », n’auraient pas à leur actif plus de 25 % des tueries (ibid., 95). Dans son ouvrage majeur sur le génocide rwandais, l’auteur arrive à une estimation d’un nombre de tueurs égal à 7 ou 8 % de la population hutu adulte et à 14 à 17% de la population hutu adulte de sexe masculin au moment du génocide. (Straus 2006, 118).
Ces conclusions sont importantes non seulement parce qu’elles s’opposent aux idées reçues officiellement approuvées par le gouvernement rwandais et à un grand nombre de sottises émanant d’observateurs étrangers, mais aussi parce qu’elles démontrent le caractère profondément erroné et contreproductif de l’argument de la culpabilité collective pour trouver les moyens de faciliter la réconciliation nationale.
La responsabilité du FPR
Alors que dans un premier temps, les éloges ont plu sur le FPR, crédité d’avoir mis fin au génocide, son image vertueuse se trouve aujourd’hui sérieusement écornée : un nombre croissant d’indices révèlent son implication dans des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité dans l’est du Congo, sa participation présumée à l’opération militaire qui a abattu l’avion d’Habyarimana et, plus généralement, sa responsabilité dans le génocide de 1994. On trouvera un excellent exposé général des crimes commis par le FPR dans l’ouvrage de Filip Reyntjens, Political Governance in Post-Genocide Rwanda (2013).
Une question clé sur l’élément déclencheur des tueries est au cœur du débat sur le rôle du FPR : qui a abattu l’avion qui transportait les présidents du Rwanda et du Burundi de Dar-Es-Salaam à Kigali le 6 avril 1994 au soir ?
À cette question, le juge français Jean-Louis Bruguière a donné une réponse sans ambiguïté : à en croire son ordonnance de 2006, il ne fait guère de doute que le cerveau de cet attentat a été le président Kagame. Bruguière a lancé des mandats d’arrêt contre neuf officiers rwandais soupçonnés d’avoir été mêlés à cet attentat. La réaction du Rwanda a été immédiate. Après avoir rompu ses relations diplomatiques avec Paris, Kagame a nommé une Commission Nationale Indépendante dirigée par un ancien ministre de la Justice, chargée de « rassembler des preuves de l’implication de l’État français dans le génocide de 1994 ». Son rapport publié en 2008 niait en bloc les conclusions de Bruguière, rejetant la responsabilité sur les plus hautes autorités françaises, parmi lesquelles le Président Mitterrand et 13 hauts fonctionnaires, tous accusés de « complicité dans la préparation et l’exécution du génocide ». L’Ambassade française à Kigali est également présentée comme « le centre de résistance d’extrémistes hutu », l’ambassadeur Marlaud apparaissant comme le principal organisateur des tueries. Ce texte, le Rapport Mucyo du nom du président de la Commission, a été récusé par les autorités françaises qui l’ont jugé « inacceptable ». Si l’on cherche un jugement succinct mais lucide sur le Rapport Mucyo, on ne trouvera pas meilleure source que l’article fort bien informé de Sémelin (2008).
La démarche suivante de Kagame a été de constituer une nouvelle commission dite « indépendante », chargée cette fois d’enquêter sur « les causes, les circonstances et les responsabilités de l’attentat contre l’avion présidentiel le 6 avril 1994. » Le rapport Mutsinzi, remis en avril 2009, affirme que l’avion présidentiel a été abattu par des extrémistes hutu proches du président, dans une tentative pour neutraliser les membres modérés de son gouvernement, dont Habyarimana. Tous les éléments allant dans le sens d’une implication de Kagame ont été ignorés.
Bien qu’entaché d’erreurs factuelles, d’inexactitudes et d’affirmations improbables (Reyntjens 2010), ce rapport a été bien accueilli par les observateurs de la scène rwandaise en France et ailleurs. Malgré la rareté des preuves, l’idée d’un complot criminel fomenté par des extrémistes hutu reste l’explication habituelle présentée par un certain nombre de journalistes, d’historiens et de spécialistes du génocide. On songe à Patrick de Saint-Exupéry, Gérard Prunier, François-Xavier Verschave, Stéphane Audoin-Rouzeau en France, Daniela Kroslak aux États-Unis et Gerald Kaplan au Canada. Les meilleurs représentants du point de vue adverse sont peut-être, malgré des nuances et des réserves notables, Pierre Péan, André Guichaoua et Rony Brauman en France, ainsi que Filip Reyntjens en Belgique. Un certain nombre d’ONG ont pris position dans l’un ou l’autre des deux camps, ajoutant encore à l’effervescence du débat.
On ne peut que se demander rétrospectivement pourquoi on a prêté aussi peu attention à un certain nombre d’articles, de témoignages et d’ouvrages qui démentent la thèse rwandaise officielle. Ils ont tous été publiés avant la bombe Bruguière. Dans un article de 2004 intitulé « Provoking genocide : A revised history of the Rwanda Patriotic Front », Alan Kuperman reprochait sans ambages au FPR d’avoir créé les conditions du génocide. « Les rebelles Tutsi s’attendaient à ce que leur provocation entraîne des représailles de type génocide, mais considéraient que c’était un prix acceptable à payer pour arriver à leurs fins : la prise du pouvoir au Rwanda » (p. 79). Il approuve entièrement l’assertion de Des Forges selon laquelle les cinq grandes explosions de violence anti-Tutsi de 1990 à 1993 avaient éclaté « en réaction aux défis qui menaçaient le contrôle exercé par le Président Habyarimana » (Des Forges 1999, 107), et identifie ensuite les massacres de représailles provoqués par les incursions du FPR (Kuperman, 80). Le modèle provocation-réaction analysé par Kuperman met en lumière un élément majeur de la dynamique de la violence précédant le génocide.
On aurait pourtant pu en dire bien plus long sur les menaces que des extrémistes hutu faisaient peser sur le FPR et des civils tutsi, comme, d’ailleurs, sur l’implication probable du FPR dans l’attentat du 6 avril 1994. C’est là que le témoignage d’Abdul Ruzibiza apporte un éclairage nouveau (Ruzibiza 2005). Ancien lieutenant de l’armée de Kagame, membre d’une unité d’élite appelé le Network Commando et affecté au département du Renseignement militaire (Department of Military Intelligence, DMI), l’auteur a directement pris part aux opérations qui ont conduit à l’attentat contre l’avion d’Habyarimana le 6 avril 1994. La collecte méticuleuse de preuves, les informations remarquablement précises sur qui a fait quoi, où et quand, la familiarité de l’auteur avec le mode opératoire du FPR ne laissent dans l’esprit du lecteur guère de doutes sur la responsabilité de Kagame dans le déclenchement de l’événement à l’origine du bain de sang. Le ton détaché, prosaïque du récit ne fait qu’ajouter à sa crédibilité. S’il est clair que l’auteur en voulait à Kagame de n’avoir pas fait grand-chose pour sauver sa famille des griffes des génocidaires, cela ne suffit pas à remettre en question son témoignage. Celui-ci étaye les conclusions du juge d’instruction français Jean-Louis Bruguière révélées par Stephen Smith (Smith 1994, 2004) et corrobore les affirmations de plusieurs autres transfuges de l’APR. La préface du livre rédigée par Claudine Vidal ainsi que la postface d’André Guichaoua offrent un commentaire fascinant sur les antécédents de l’auteur et sur la manière dont ils ont noué les relations avec lui.
Le témoignage de Ruzibiza réfute l’idée que l’attentat contre l’avion aurait été le fruit d’un complot de radicaux hutu pour se débarrasser d’Habyarimana jugé trop libéral – la version qui fait porter le chapeau aux akazu – et met au jour un vaste ensemble de preuves indirectes concernant les crimes commis par le FPR au cours de la guerre civile. Celles-ci ont été déjà amplement documentées par Reyntjens et Desouter dans leur Working Paper, qui a attiré l’attention sur les milliers de civils tués par le FPR après sa violation du cessez-le-feu, le 8 février 1993 (Desouter et Reyntjens 1995). Des Forges évoque elle aussi les conclusions du fonctionnaire de l’UNHCR Robert Gersony selon lesquelles, « au cours des mois d’avril à août, le FPR avait tué entre 25 000 et 45 000 personnes, soit entre 5 000 et 10 000 personnes par mois, d’avril à juillet, et 5000 pour le mois d’août. » (Des Forges 1999, 728). Sans chercher à minimiser les atrocités commises par les interahamwe, Ruzibiza affirme qu’après le 6 avril, Kagame avait planifié l’élimination massive des Hutu dans les régions sous contrôle du FPR et qu’après la chute de Byumba, l’APR « a systématiquement massacré la population civile, sans distinction d’âge et de sexe » (Ruzibiza 2005, 272), ajoutant qu’il y avait « volonté d’exterminer les Hutu en tant que groupe ». (ibid.). Il décrit ensuite l’extermination massive de populations hutu dans des lieux comme Kageyo, Meshero, Mukarange, les régions de Gokoro et de Kabuga, la commune de Bicumbi où « au moins 3 000 personnes ont été tuées » sous surveillance de l’unité du High Command, la garde personnelle de Kagame, à la demande de Kagame lui-même (ibid. 280).
La carrière de Ruzibiza au sein du Network Commando révèle un parcours un peu accidenté. Comme le rappelle Vidal, il a purgé une peine de prison de deux ans (2 mai 1997-5 juin 1999) pour la mauvaise gestion prétendue de fonds destinés au paiement des salaires des officiers (Ruzibiza, 2005, 48, note 1). Nous apprenons qu’en octobre 1999, il a rejoint l’APR « pour participer à l’invasion de l’ex-Zaïre » et qu’après un stage de formation en tant que commandant de compagnie, il s’est senti menacé et s’est réfugié en Ouganda le 3 février 2001 (ibid., 49). Reste à savoir si ces faits affaiblissent la crédibilité de son témoignage. En tout état de cause, les preuves sont trop écrasantes pour qu’on puisse les rejeter purement et simplement.
La contestation des idées reçues la plus solidement argumentée, la mieux documentée et la plus provocante se trouve sans doute dans l’ouvrage de Barrie Collins intitulé Rwanda 1994: The Myth of the Akazu Genocide Conspiracy and its Consequences (2014), auquel on peut ajouter Obedience in Rwanda: A critical question (1998). Si ce dernier ouvrage, un bref opuscule, rejette catégoriquement l’idée, souvent présentée dans la littérature, d’une paysannerie docile, culturellement conditionnée, obéissant aveuglément aux directives du pouvoir, le premier se livre à une tentative de grande ampleur pour remettre en question le rôle de l’akazu – une expression qui signifie « petite hutte » en kinyarwanda et désigne le noyau dur de parents et de copains rassemblé autour d’Habyarimana – comme organisateur majeur du génocide. Selon Collins, le récit conventionnel présenté par une grande partie des médias transmet une vision erronée de la réalité des faits. L’auteur ne mâche pas ses mots : « Ayant gagné la guerre, le FPR a aussi gagné le débat. Le récit largement admis du génocide de l’akazu ne fait que soutenir la propagande de guerre du FPR. Il repose sur trois propositions parfaitement mensongères : les tueries ont été la conséquence d’un programme de génocide préparé et exécuté par l’akazu ; l’ampleur du massacre qui a suivi reflétait la conviction de l’akazu, culturellement conditionnée, que le massacre de Tutsi pouvait se faire en toute impunité ; enfin, le retour du FPR sur le champ de bataille était dicté par un sentiment d’obligation morale devant le massacre de civils » (p. 6). La victoire du FPR, poursuit-il, a inauguré « la première tyrannie moralement constituée d’Afrique » (p. 4), et ce en grande partie à cause du soutien américain. « L’Amérique a opposé son véto à une force d’intervention parce qu’elle n’avait aucune envie d’empêcher la prise de contrôle militaire par le FPR, et parce qu’elle ne voulait pas, ce faisant, risquer la vie de ses propres forces » (p. 7). Si l’auteur ne recule pas devant certaines exagérations, son argumentation contient de nombreux points à prendre au sérieux, parmi lesquels la réfutation que le génocide aurait été la conséquence d’une stratégie globale, mise au point de longue date par l’akazu, pour exterminer les Tutsi.
Une partie des éléments les plus saisissants présentés par Collins ont été considérablement développés dans l’enquête novatrice de Judi Rever, In Praise of Bloodshed (2018), sur laquelle nous reviendrons dans la prochaine partie.
La thèse du double génocide
Face aux atrocités attribuées à l’APR, il est indéniablement tentant de souscrire à la thèse du « double génocide ». L’argument selon lequel le génocide des Tutsi trouvait un pendant dans celui des Hutu perpétré par le FPR a été présenté pour la première fois par des extrémistes du Hutu Power avant de devenir le fonds de commerce de l’Internationale démocrate chrétienne (Saur 1998, 103-106). Il a obtenu une publicité nouvelle quand il a été repris par le ministre français des Affaires étrangères Alain Juppé en juin 1994, et par le président François Mitterrand un mois plus tard dans une interview accordée au quotidien sud-africain The Star. Les deux responsables politiques français ont en effet insisté sur la nécessité d’employer le terme de génocide au pluriel (Lanotte 2006, 302). La thèse du double génocide a également été explicitement présenté par Ruzibiza (2005, 328-330). « L APR a commis un génocide contre les Hutu, écrit-il, si le mot génocide (…) s’entend selon la définition de la Convention des Nations Unies sur le génocide de 1948, comme (…) l’intention de détruire en tout ou en partie un groupe national, ethnique, racial ou religieux... Les massacres perpétrés par l’APR ont toujours été planifiés. Il ne s’agit pas d’actes de vengeance ni de simple faits accidentels comme certains voudraient l’affirmer. » (ibid. 334).
Le même argument, ou presque, est adopté par Pierre Péan, journaliste d’investigation, qui écrit que « dans la phase ultime de sa stratégie de conquête, Kagamé a planifié l’attentat contre l’avion et par conséquent sa conséquence directe : le génocide des Tutsi perpétré en représailles » (Péan 2005, 19). En minimisant radicalement le nombre de victimes tutsi, il suggère que le génocide dont Kagamé s’est rendu coupable serait plutôt pire encore. Bien que son livre s’appuie sur le témoignage de Ruzibiza, il s’en distingue par le ton et la substance. Alors que Ruzibiza est froidement descriptif et factuel, Péan adopte un style de pamphlétaire. Malheur aux observateurs, aux journalistes, aux universitaires (par ex. Marie-France Cros, Colette Braeckman, Jean-Pierre Chrétien) et aux ONG (comme Action Survie) dont les idées et les actions s’écartent de sa version de la vérité. Sa description de Kagamé est typique : « Un Führer qui serait devenu directeur du Yad Vashem, le musée de la Shoah… Du haut de sa montagne d’ossements, le voilà qui dispense verdicts et leçons de morale à la planète entière. » (ibid. 20)
Les livres de Pean et Ruzibiza ont en commun l’adhésion à l’idée que le génocide commis contre les Hutu n’a pas été moins horrible que celui qu’ont subi les Tutsi. « Pourquoi cette situation est-elle restée ignorée ? » demande Ruzibiza (ibid. 347). Pour faire court, on pourrait répondre que cette thèse n’est pas convaincante. Plus précisément, et malgré les affirmations du contraire, le fait est qu’on a eu généralement tendance à prêter au massacre des civils tutsi une envergure nettement supérieure à celui des Hutu par l’APR ; par ailleurs, l’importante couverture médiatique accordée au génocide des Tutsi a quasiment éclipsé le massacre des Hutu par l’APR ; enfin, certaines des pires atrocités commises par l’APR ne se sont pas produites au Rwanda mais à l’est du Congo (French, 2004, 125-149). La commission d’enquête des Nations Unies de juin 1998 a reconnu que ces atrocités pouvaient être considérées comme des actes de génocide : « Les tueries (au Congo oriental) constituent des crimes contre l’humanité, au même titre que le refus d’assistance humanitaire aux réfugiés hutus. Les membres de l’équipe estiment que certains types de meurtres pourraient constituer des actes de génocide, selon l’intention des coupables, et demandent que ces crimes et leurs motifs fassent l’objet d’une enquête plus approfondie. » (UN, 1998). En 2010, une nouvelle équipe des Nations Unies a publié un rapport important bien que controversé, le « Rapport Mapping » : s’appuyant sur les conclusions auxquelles est parvenue l’équipe après un examen minutieux des preuves, il ne laisse guère de doutes sur les crimes commis en République Démocratique du Congo par plusieurs armées et groupes d’insurgés entre 1993 et 2003, une place prépondérante revenant aux tueries aveugles de milliers de réfugiés hutus perpétrées par l’APR (UN, 2010).
La thèse du double génocide ne peut pas être écartée sans autre forme de procès. Depuis la publication de la dénonciation des crimes du FPR par Judi Rever, on dispose semble-t-il d’une profusion de preuves permettant d’employer le terme de génocide pour désigner ces atrocités. Certains spécialistes de renom n’ont pas hésité à présenter cet ouvrage comme l’un des plus importants consacrés au Rwanda depuis dix ou quinze ans. Ce n’est sans doute pas la première fois qu’on accuse le FPR de comportement criminel, ni qu’on présente des faits pour étayer cette accusation. Mais jamais encore, on ne s’était livré à un effort aussi soutenu pour établir l’ampleur de ces crimes, leur contexte, les lieux où ils se sont produits et la responsabilité des individus et organisations en cause. Aucun autre analyste n’a effectué une tâche aussi remarquable en interviewant des transfuges et d’anciens agents du FPR. Peu d’autres journalistes professionnels ont été disposés à prendre autant de risques et à se donner autant de mal pour réaliser des interviews et rassembler des données. Le résultat est un ouvrage qui ne ressemble à nul autre. Le lecteur y trouve des descriptions du massacre de plusieurs dizaines de milliers de civils hutus innocents, de la manière dont ils ont été tués, par qui, et où. Biumba, Kibeho, Karambi, Gabiro, Gikongoro, font partie des noms qui entreront dans l’histoire comme des sites de massacres collectifs, en même temps que les lieux identifiés avec les crimes commis par les interahamwe. Outre des références à un certain nombre de documents confidentiels extraits des archives du TPIR et de preuves extraites d’interviews d’acteurs hutu et tutsi, son ouvrage offre une précieuse description de « la Structure de la violence du FPR de 1994 à la fin de la contre-insurrection » (Appendice A) et, apport encore plus éclairant, plus d’une vingtaine de notices biographiques des « Criminels du Front Patriotique Rwandais » (Appendice B), la place d’honneur revenant à Kagamé. Il s’agit sans conteste de très grand journalisme. La contribution de Rever sera une lecture incontournable pour tous ceux qui se targuent d’une quelconque compétence sur le génocide rwandais.
La Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda (MINUAR): Vision des tranchées
S’agissant des réalisations de la MINUAR, on s’accorde généralement à juger qu’elle n’a pas fait grand-chose pour éviter le pire : elle a été moralement incompétente, politiquement contre-productive et financièrement coûteuse. On trouvera un exposé général sur la mission de maintien de la paix de la MINUAR dans l’évaluation de son ancien responsable, Roméo Dallaire (2003). Pour la plupart des observateurs belges, son impuissance à éviter l’assassinat de dix casques bleus belges le 7 avril discrédite complètement l’ONU en général et sa mission d’assistance militaire au Rwanda en particulier. L’indignation publique a largement pris pour cible le commandant belge du secteur de Kigali, le colonel Luc Marchal qui, à son retour, a été déféré devant les plus hautes instances judiciaires du pays. Dans son exposé remarquablement honnête et méticuleusement documenté, Rwanda: La descente aux enfers, Luc Marchal présente un jugement plus nuancé assorti d’une analyse détaillée des redoutables obstacles affrontés par la MINUAR dans sa mission au Rwanda. Certains sont bien connus, comme la présence sur le terrain de soldats originaires de différents pays, ayant des niveaux de compétence et de formation divers, les problèmes de coordination étant encore aggravés par des barrières de langue. Ces difficultés ont été particulièrement éprouvantes dans la tentative pour établir une coordination opérationnelle avec le bataillon bangladais, qui n’était pas préparé à cette tâche. En revanche, on est moins bien informé sur les « déconnections » dues aux rigidités bureaucratiques, aux juridictions conflictuelles, à la mauvaise planification et à l’absence de renseignement fiable, autant d’élément démontrés cruellement page après page dans les observations critiques de Marchal. Faire appliquer l’interdiction des armes à Kigali a été tout bonnement impossible. « Une collaboration à couteaux tirés » : voilà comment l’auteur décrit ses efforts pour contrôler le contenu des véhicules qui s’introduisaient dans l’enceinte du RGF, abritant 600 soldats. On peut en dire autant de la vérification des livraisons d’armes à d’autres protagonistes. D’un autre côté, le retard fréquent pris par les livraisons d’armes et d’équipement a été un motif de plainte des commandants de bataillons de la MINUAR qui, en dépit de terribles difficultés, s’efforçaient désespérément d’accomplir leur mandat. La lenteur des déploiements de troupes explique pourquoi, lorsque les soldats ont enfin été sur le terrain, ils ont découvert une situation tout à fait différente, profondément fragmentée et radicalisée, qui a imposé à la mission des défis tout à fait imprévus.
Une des grandes difficultés de la MINUAR a été de se soumettre à la directive de « no go » publiée par le Department of Peace Keeping Operations (DPKO) à New York. Aux moments les plus critiques, quand une action immédiate était nécessaire de toute urgence, les demandes sont restées sans réponse. On en trouve une bonne illustration dans l’incident « Jean-Pierre » : l’information capitale transmise à Marchal par un certain Jean-Pierre, une source vraisemblablement fiable, concernant l’existence de camps de formation et de caches d’armes et faisant savoir que des milliers de vies étaient sans doute en danger, réclamait une enquête immédiate et des mesures complémentaires ; or New York a réagi en opposant un véto à toute mesure en ce sens, refusant de fait à la MINUAR l’autorisation dont elle avait besoin pour éviter un désastre annoncé.
L’absence de réaction du DPKO n’a pas été le seul frein à l’action de la MINUAR. Celle-ci a aussi dû faire face au problème tout aussi grave de l’absence de collecte et d’analyse de renseignement au sein de sa structure organisationnelle, une déficience que l’auteur attribue aux contraintes budgétaires aussi bien qu’à l’incompétence stratégique. Le prix de cette lacune est apparu tragiquement avec la mort au champ d’honneur de dix soldats belges de la MINUAR. Quand on parcourt la liste des dysfonctionnements et des failles structurelles que dresse Marchal, l’élément qui apparaît avec le plus de force est l’incroyable déconnection entre les directives soigneusement élaborées des Nations Unies et la pagaille sans nom, la fluidité et l’imprévisibilité des configurations politiques sur le terrain. Personne n’a rendu l’essence de ce dilemme de façon plus lucide et plus convaincante.
Le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) : Une cour de remords ?
Parallèlement à la question de la pertinence du terme de génocide pour qualifier les crimes commis par le RPF, un des sujets les plus controversés du débat actuel est celui du rôle du TPIR. Ses réalisations en tant qu’instrument de justice transitoire sont depuis longtemps contestées. La condamnation de 85 suspects en l’espace de vingt ans pour un coût de plus de 1,3 milliards de dollars peut difficilement passer pour un bilan remarquable. Dès 1998, le sous-Secrétaire général des Nations Unies, le général Karl T. Paschke, a publié un rapport exposant un certain nombre d’irrégularités, dont une comptabilité bâclée, des trop perçus ou des versements exceptionnels douteux consentis à des employés, une absence de programmes satisfaisants de protection des témoins et des victimes et l’utilisation de véhicules officiels pour des déplacements personnels. Des accusations plus sérieuses ont été portées dans le traité percutant de Florence Hartmann, Paix et Châtiment (2007). Dans cet ouvrage, l’ancien porte-parole du procureur général, Carla del Ponte, ne dissimule pas son mépris pour le Bureau du Procureur, coupable d’avoir cédé aux pressions des États-Unis pour qu’il renonce à enquêter sur les accusations de fautes graves commises par le FPR. Del Ponte (2009) et Guichaoua (2015) – ce dernier exploitant au maximum sa connaissance intime du TPIR – , fournissent d’autres preuves des interventions anglaises et américaines visant à faire refermer les dossiers concernant les crimes perpétrés par le FPR.
On trouve le même récit dans l’ouvrage de Thierry Cruvellier Le tribunal des vaincus. Un Nuremberg pour le Rwanda? de 2006 – qui offre toujours le compte rendu le plus complet, le mieux informé et le plus nuancé des carences du TPIR. L’auteur, un journaliste d’investigation qui a couvert les activités du TPIR de 1997 à 2002, cherche à résumer « trois histoires qui s’entremêlent et s’entrechoquent » : l’histoire du Rwanda, l’histoire de chaque individu accusé de génocide et l’histoire de la justice, c’est-à-dire « celle d’un tribunal international inédit, en quête de sa propre existence et de sa légitimité » (p. 8). Son livre défriche un nouveau terrain conceptuel. À la différence du tribunal militaire de Nuremberg à la fin de la Seconde Guerre mondiale dont on a souvent dit qu’il incarnait la justice des vainqueurs, le TPIR peut plus justement être considéré comme l’incarnation de la justice des vaincus et en ce sens, comme « le produit d’une histoire qui le distingue de tous les autres tribunaux internationaux » (p. 165). Dans ce contexte, le perdant est la communauté internationale, c’est-à-dire non seulement les États-Unis, mais aussi la France et la Belgique, les États-Unis et le Royaume-Uni, qui ont tous été incapables d’empêcher les crimes. « Le TPIR a été créé par des puissances qui avaient failli, au moins moralement. Il devait donc rendre une justice à leur image. Il devait être une justice de vaincus. » (p. 167) Les conséquences sont accablantes : « Rien n’explique mieux que jamais, par rapport à toutes ces entorses au droit, aucune organisation respectée de défense des droits de l’homme, ne se soit publiquement inquiétée. Et rien n’explique mieux, bien sûr, l’échec des poursuites contre le FPR. » (ibid.) Rien de tout cela ne diminue les mérites du tribunal. Non content de réduire au silence les partisans des génocidaires, il a « considérablement renforcé la prise de conscience du crime commis au Rwanda en 1994 » (p. 172). Enfin, il met à la disposition des chercheurs une vaste source de documentation, dont une partie a déjà été utilement exploitée par les spécialistes du génocide et par les historiens.
Le rôle de la France
Le rôle de la France pendant et après le génocide a donné lieu à des jugements radicalement différents. Si certains n’ont pas hésité à attribuer une large part de responsabilité dans le massacre au soutien massif, logistique et financier accordé au gouvernement d’Habyarimana, d’autres ont sérieusement mis en cause cette affirmation. La première position est bien illustrée par l’attaque implacable de Daniela Kroslak dans The French Betrayal in Rwanda (Kroslak 2008) ; on trouvera un aperçu plus nuancé dans la contribution d’Olivier Lanotte dans La France face aux conflits Rwandais (1990-1994), qui tient davantage compte du contexte.
La confusion entourant la politique française au Rwanda concerne en particulier les différentes phases et modalités de l’intervention de la France. Ses opérations portaient respectivement les noms de code de Noroit, Amaryllis et Turquoise. La première, lancée en 1990, était censée stopper l’avancée du FPR ; la deuxième, en avril 1994, était destinée prioritairement à sauver la vie des citoyens français, mais également celle de nombreux non ressortissants français, dont 400 Rwandais (« Mission d’information Assemblée Nationale 1998 ») ; la troisième, en juillet 1994, avait des objectifs à la fois politiques et humanitaires. Comme l’a montré Lanotte, chacune de ces opérations doit être replacée dans le contexte général dans lequel elle a eu lieu, et à la lumière des forces à l’œuvre sur la scène française aussi bien qu’internationale (Lanotte 2006). Bien que les interventions de la France aient été régulièrement justifiées par un « discours de légitimation morale » destiné à projeter une image de défense désintéressée des plus nobles valeurs morales (Ambrosetti 2000, 87-119), Lanotte identifie un mélange de motifs plus complexe. Celui-ci regroupe aussi bien des intérêts de sécurité et la nécessité d’être à la hauteur de sa réputation de garante de la stabilité que l’influence déterminante du « prisme de Fachoda » et les exigences du clientélisme ethnique. Dans la partie peut-être la plus originale de son exposé, il attire également l’attention sur les discordes entre les décisionnaires français et sur les efforts de Mitterrand pour s’opposer aux objectifs strictement humanitaires de l’opération Turquoise en élaborant un plan alternatif (un « plan bis », écrit Lanotte) destiné à endiguer l’avancée du FPR, première étape vers une reprise des négociations (Lanotte 2006, 376-380).
Une source d’information majeure, dont Lanotte a fait amplement usage, est l’enquête en plusieurs volumes réalisée par la Mission française d’information parlementaire dirigée par Paul Quilès en 1998. Bien que le rapport final cherche avant tout à exonérer la France de tout tort, il admet ouvertement la myopie du gouvernement français dans ses négociations avec celui d’Habyarimana, son interprétation incorrecte des capacités militaires des FAR (Assemblée Nationale, Rapport final, 1998), et les désaccords entre décisionnaires. Mais la partie la plus intéressante des preuves rassemblées par la mission se trouve dans les « auditions », qui réunissent les transcriptions mot pour mot des témoignages d’experts et de fonctionnaires du gouvernement (Assemblée Nationale, Enquête, tome 3, vol. 1 et 2, 1998). La mission française offre un contraste intéressant avec la Commission d’enquête parlementaire nommée un an plus tôt par le Sénat belge. Alors que l’objectif essentiel de la première était d’informer, son équivalent belge avait pour mandat d’enquêter, d’organiser des interrogatoires et des contre-interrogatoires, d’aller « jusqu’au fond » des questions et de faire ainsi la lumière sur le rôle de la Belgique au Rwanda (Willame, 1999). La sélectivité et l’ambiguïté des informations révélées par la mission française expliquent partiellement l’importante controverse qui entoure toujours le rôle de la France.
L’image de la « France dans le rôle du méchant » a été présentée à maintes reprises par de nombreux observateurs compétents (Des Forges 1999, 654-690; Melvern, 2000; Prunier, 1995, 281-311; Chrétien 1997, 123-144) ; mais le plus véhément à cet égard a été le correspondant du Figaro au Rwanda, Patrick de Saint-Exupéry, dans L’Inavouable: La France au Rwanda, qui condamne fermement l’attitude de hauts fonctionnaires français avant, pendant et après le génocide (Saint-Exupéry, 2004). L’attachement obsessionnel de la France à la francophonie et sa méfiance corrélative à l’égard des rebelles anglophones, le soutien militaire et financier qu’elle a accordé au gouvernement génocidaire, l’intimité de ses relations avec des membres clés de la famille présidentielle même directement impliqués dans les tueries, les failles de l’Opération Turquoise, censée sauver des vies tutsi mais en réalité gravement compromise par l’incompétence (Prunier 1995) – tous ces problèmes et bien d’autres encore figurent dans la diatribe adressée par l’auteur à son interlocuteur imaginaire, le ministre des Affaires étrangères Dominique de Villepin, en réponse à l’allusion de celui-ci aux génocides sur Radio France Internationale en septembre 2003 (ibid. 14).
L’information dénichée par Péan dans les archives de la présidence française apporte une correction partielle aux vitupérations de Saint-Exupery. Dans Noires fureurs, blancs menteurs, il s’efforce de réviser le bilan de la France : l’objectif de l’opération Turquoise était principalement humanitaire et n’avait rien d’une tentative à peine masquée pour soutenir le nouveau gouvernement hutu ; la France n’a à aucun moment assuré de formation militaire aux milices Hutu ; l’intervention de la France a sauvé des milliers de vies humaines, dont celles de 1 220 Tutsi à Bisesero (Péan, 457) ; autrement dit, les accusations portées par Saint-Exupery n’ont aucun fondement. Les éléments d’information les plus précieux de cet ouvrage sont les documents inédits reproduits en annexe, qui comprennent aussi bien des télégrammes, des notes et rapports confidentiels que des procès-verbaux verbatim des conseils des ministres présidés par Mitterrand. Ceci dit, le mélange de réalité et de fiction – comme l’accusation d’être « vendu » aux États-Unis portée contre le lieutenant général Romeo Dallaire, commandant de la MINUAR – explique que ce livre n’ait pas été très bien accueilli par les universitaires et les décisionnaires politiques. C’est regrettable car au milieu des polémiques et des règlements de comptes, le lecteur perspicace peut trouver quelques rares pépites.
La responsabilité de la France est difficile à nier sur la foi des documents. Tous ceux qui souhaitent des preuves documentaires étayant l’implication de la France dans les événements qui ont conduit au génocide consulteront avec profit la liste des sources officielles rassemblées par Survie, une ONG engagée, dans Génocide des Tutsi au Rwanda: 20 documents pour comprendre le rôle de l’État Français (Paris 2014). Néanmoins, chercher des preuves de la participation directe de la France aux tueries est voué à l’échec. C’est dans le soutien accordé au gouvernement Habyarimana et au régime successeur par le biais de sa mission d’assistance au Rwanda qu’elle porte la plus lourde responsabilité – un point présenté de façon convaincante par Kroslak. Rien n’aurait pu faire plus pour doper le moral des tueurs ; non content de susciter un espoir accru de soutien international sur les scènes diplomatiques, il a donné un nouvel élan aux escadrons de la mort, permettant dans les faits à la folie meurtrière de se prolonger sur plusieurs mois.
La révélation la plus scandaleuse peut-être du camp vers lequel penchaient les sympathies de la France a eu lieu dans les heures qui ont suivi immédiatement la mort d’Habyarimana, lorsque Agathe Kanziga, sa veuve toute puissante et lourdement compromise, a été conduite en avion jusqu’à Paris où elle a été présentée plus tard à de hauts fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères. La poursuite de l’assistance militaire française ne devrait pas surprendre, et s’il est indéniable que, pour reprendre les termes de la commission parlementaire, des erreurs ont été commises, il convient de souligner la gravité de ces erreurs et leurs conséquences atterrantes.
Le sentiment pro Kagame
En 2017, plusieurs intellectuels français ont réagi négativement à la publication de l’ouvrage de Filip Reyntjens intitulé Le génocide des Tutsi au Rwanda dans la collection Que sais-je? Fruit de recherches minutieuses, d’une vaste portée et d’un ton mesuré, ce mince volume (126 pages) présente un résumé des événements clés, des questions en jeu, des acteurs et de leurs responsabilités partagées dans le bain de sang. Ce livre a reçu un accueil très critique du Monde, soutenu par une vingtaine d’historiens, de journalistes et de militants des droits de l’homme (« Rwanda: Le Que-sais-je qui fait basculer l’histoire » Le Monde, 25 sept. 2017.) Parmi eux, quatre seulement pouvaient se targuer d’une expérience personnelle du Rwanda. Accusé de « trivialiser » le génocide des Tutsi, l’auteur se voit reprocher en outre de prétendre à tort à une objectivité scientifique (« il mime l’objectivité scientifique ») alors que son livre a tout du « brûlot politique ». Le principal grief fait à Reyntjens est d’avoir mentionné les crimes commis par le FPR.
La réponse de l’auteur à ses détracteurs, publiée peu après dans Mediapart, révèle clairement que cette accusation ne tient pas la route : « Mon livre n’aurait qu’un seul but : “dénoncer le Front Patriotique Rwandais (FPR) coupable de crimes innombrables”. Or je consacre 33 pages sur 128 au génocide perpétré par les Hutu extrémistes contre 5 aux crimes commis par le FPR » (Reyntjens 2017). Ce qui ressort de cette controverse est la visibilité en France d’une interprétation des événements favorable à Kagame, traitant avec mépris la politique française pendant le génocide et défendant la réputation et les réalisations du régime Kagame. Survie, une ONG française fondée en 1984, solidement financée et qui sait se faire entendre, compte parmi les 24 signataires de la protestation collective contre ce nouveau Que Sais-je ?
La France n’est pas le seul pays où s’exprime un sentiment pro-Kagame, mais c’est celui où il a rencontré l’écho le plus positif parmi les intellectuels. On peut en donner pour exemple le livre de Stéphane Audoin-Rouzeau, Une initiation (Rwanda 1994-2016), ouvrage qui tient de la réflexion personnelle plus que l’ouvrage de recherche (voir Vidal 2018). Les descriptions présentées dans le texte suscitent un sentiment de répulsion pour les crimes commis par les extrémistes hutu et minimisent, par contrecoup, ceux qui sont attribués au FPR. L’« initiation » de l’auteur s’est faite au cours de la visite au Rwanda, à l’invitation du gouvernement rwandais, d’un groupe d’universitaires français sélectionnés. Le « rite de passage » a eu pour apogée les cérémonies commémoratives du vingtième anniversaire du génocide. Kagame a saisi cette occasion pour accuser la France d’avoir préparé et participé à l’exécution du génocide, conduisant de ce fait la ministre de la Justice de l’époque, Christiane Taubira, à annuler sa visite à Kigali.
On trouvera un contre-récit dans l’ouvrage d’Anjan Sundaram, Bad News: Last Journalists in a Dictatorship. Les cérémonies commémoratives auxquelles l’auteur a assisté ont suscité chez certains de ses étudiants une réaction bien différente. Ce journaliste professionnel qui a passé plusieurs mois à Kigali pour y diriger un programme de formation en journalisme trace un tableau déchirant des contraintes affrontées par les journalistes qui cherchent à respecter les critères minimums du reportage professionnel. Comme il l’explique à travers une série d’anecdotes éloquentes, le refus de l’autocensure n’est pas sans conséquences, celles-ci comprenant la prison, l’exil forcé ou la mort. Les statistiques rassemblées en annexe se passent de commentaire : sur les 59 journalistes rwandais identifiés par l’auteur comme ayant travaillé au Rwanda après le génocide, sept ont été tués, trois ont « disparu », onze ont été arrêtés et incarcérés, et vingt-huit obligés de prendre la fuite.
Nouvelles dimensions de la recherche
Parmi d’autres tentatives pour jeter un éclairage nouveau sur le génocide, les ouvrages de Jean-Paul Kimonyo, Timothy Longman, Scott Straus et André Guichaoua, notamment, attirent l’attention sur une série d’avancées majeures. Un article majeur de Claudine Vidal, « Enquêtes au Rwanda: Questions de recherche sur le génocide Tutsi » (Vidal 2014), constitue une bonne introduction à ces ouvrages. Non contente de considérer d’un œil critique certaines des contributions analysées ci-dessous, elle se penche sur les différents niveaux où s’effectuent les recherches, autrement dit, national, préfectoral, communal et individuel, et montre comment certains angles de vue ont contribué à éclairer la dynamique du massacre à chaque niveau. Les variables à l’œuvre au niveau national (en l’occurrence les partis politiques) sont analysées très en détail par Kimonyo (2008) ; Guichaoua (2005) met en relief l’effet décisif d’« entrepreneurs » extrémistes dans la préfecture de Butare ; Straus place sous le feu des projecteurs les points communs et spécificités au niveau local de cinq communes différentes, tandis que les motivations individuelles sous-tendant les tueries trouvent peut-être la meilleure analyse dans Lee Ann Fuji (2009). Dans son commentaire sur chacun de ces ouvrages, Vidal pose des questions essentielles sur les sujets qui méritent encore d’être explorés, et propose un certain nombre de méthodologies. Ses réflexions finales inspirées des œuvres de Jacques Revel et Giovanni Levi sur l’épistémologie des micro-histoires sont particulièrement frappantes : une des questions clés, affirme-t-elle, est de comprendre le processus par lequel les configurations causales sont façonnées par la perception ou l’observation des réalités de base (« les échelles d’observation »).
Les dynamiques locales du massacre
The Order of Genocide: Race, Power and War in Rwanda de Scott Straus est un véritable jalon des études sociologiques sur le Rwanda. Son exposé s’intéresse tout particulièrement aux interactions, qui se renforcent mutuellement, entre les mythes raciaux entourant les questions d’ethnicité, le rôle de l’État comme instrument de pouvoir et la guerre civile comme variable contextuelle. L’ambiguïté du terme order, « ordre », paraît délibérée : en effet le génocide met en œuvre des ordres donnés d’en haut, tout en répondant à une certaine logique. Il ne faut pas confondre obéir aux ordres et obéissance aveugle ; il s’agit plutôt d’un choix rationnel dicté par les risques encourus en cas de refus de se soumettre aux incitations à la violence des jusqu’au-boutistes. « Ce que suggèrent les preuves, écrit-il, c’est qu’une insécurité aiguë et les ordres d’en haut ont déclenché une logique catégorique de race et d’ethnicité ». Des voisins sont devenus des ennemis dans le contexte de la guerre et selon les instructions des autorités (p. 173). Il montre comment les peurs collectives nées de la guerre civile ont atteint un nouveau sommet avec le crash de l’avion d’Habyarimana, ouvrant ainsi un espace aux luttes de pouvoir locales, tout en transformant radicalement les perceptions de « l’autre ». La transition entre la guerre civile et le génocide est, de fait, inséparable de ce qui apparaît comme le point de bascule du phénomène d’escalade : l’attentat contre l’avion d’Habyarimana. Une des conclusions frappantes qui ressort des interviews de tueurs condamnés menées par Straus est leur perception quasi générale de cet événement comme le moment où les Tutsi ont été globalement définis comme l’ennemi : « J’ai compris que les Tutsi étaient l’ennemi parce que le président était mort » ; « Si (le FPR) n’avait pas tué le président, il n’y aurait pas eu de tueries »; « L’origine de tout ça est la mort d’Habyarimana” (Straus 2006a, 39, 40, 46). Bien que la radicalisation et la violence aient commencé à grandir bien avant, le crash de l’avion présidentiel a été un seuil critique marquant le passage au génocide. Parmi tous les facteurs qui ont présidé au « passage à l’acte » (Sémelin 2005), c’est celui qui a défini le plus concrètement le dilemme de sécurité : soit nous les tuons d’abord, soit nous serons tués.
En s’appuyant sur des entretiens libres avec des témoins locaux et des détenus, Straus compose un récit captivant des luttes locales qui ont présidé à la confiscation du pouvoir au niveau communal. Dans un de ses chapitres les plus éclairants, l’auteur braque les projecteurs sur la dynamique locale et montre pourquoi, loin d’avoir été une boucherie soudaine, orchestrée uniformément, le génocide apparaît plutôt comme le résultat d’« un jeu pour le pouvoir entre les Hutu » (p. 65). Les affrontements meurtriers entre modérés et extrémistes font apparaître un modèle, dans lequel la violence s’est propagée comme un déferlement de points de bascule, chacun d’entre eux étant le fruit de luttes locales, intra-ethniques, de domination (p. 93). En exploitant les données de cinq communes (Gafunzo, Kayove, Kanzense, Musambira et Giti), l’auteur identifie les processus qui ont permis à la violence génocidaire de pénétrer dans les sphères communales : la mobilisation d’en haut par les autorités civiles, le défi intra-communal aux autorités en place par des subordonnés, la mobilisation militaire des autorités civiles et des élites locales et une intervention de l’extérieur de la commune pour éliminer les fonctionnaires récalcitrants ou faire pression sur eux (p. 66). Vu à travers le prisme de ces luttes internes, le génocide du Rwanda prend ainsi le visage d’une compétition meurtrière pour le pouvoir entre Hutu, plutôt que comme un affrontement direct Hutu-Tutsi. Une conclusion très comparable ressort de son exposé sur les génocidaires et sur leurs motivations : tous les indices existants révèlent que les pressions intra-hutu et la peur ou la vengeance extérieures au groupe ont été les principales variables, tandis que les incitations au meurtre diffusées par la radio, les bénéfices du pillage et les inimitiés ethniques n’ont joué qu’un rôle secondaire. Avec un raffinement méthodologique exemplaire, allant d’analyses de régression à la triangulation, et laissant place à de longues citations des interviews qu’il a menées, l’auteur démontre de façon concluante le rôle central joué par les menaces intra-Hutu dans le spectre de motivations sous-tendant les tueries.
Un grand nombre des théories engendrées par l’affaire du Rwanda sont ainsi démolies, victimes de l’enquête de Straus sur la dynamique de la violence. L’auteur réfute l’un après l’autre (ou atténue grandement) l’idée d’un génocide total et planifié, le mythe de haines ethniques ancestrales, la thèse du rôle capital de l’idéologie du génocide propagée par les médias dans les tueries, le cliché d’une culture d’obéissance. Si sa recherche ouvre de nouvelles perspectives critiques sur le génocide rwandais, des questions se posent néanmoins sur quelques points précis. C’est particulièrement vrai du chapitre sur le Léviathan du Rwanda, qui met en relief le rôle de l’État dans les tueries. Le caractère historiquement central du système étatique rwandais ne fait pas de doute. On peut cependant se demander si le génocide peut être considéré comme une preuve de l’efficacité du syndrome de l’État fort. De fait, un grand nombre d’éléments présentés par l’auteur dans son analyse des défis affrontés par les jusqu’au-boutistes au niveau local suggèrent un État plutôt plus faible que certains ne pourraient l’imaginer. Dans les journées qui ont immédiatement suivi l’attentat contre l’avion présidentiel, le Léviathan rwandais a véritablement volé en éclats, ouvrant un « espace d’opportunité » occupé par des acteurs non étatiques. Certes, un gouvernement intérimaire a vu le jour en l’espace de quelques jours et a entrepris de se réapproprier les vestiges du colosse institutionnel estropié ; mais indéniablement, ce nouveau système étatique, soutenu par des bandes de tueurs et des militaires, n’avait rien à voir avec les gouvernements de mwamis républicains de Kayibanda et d’Habyarimana.
Ce livre, cependant, manque de références à la pléthore d’ouvrages écrits par des Rwandais – allant de témoignages oculaires à des dépositions devant la justice et à des récits de première main. Certes, cette littérature est de qualité inégale, mais elle illustre la perception et l’intériorisation de l’expérience du génocide par les victimes et les acteurs. On ne peut que regretter, au vu de l’attention spéciale que prête l’auteur au cas de Giti – la seule commune épargnée par le génocide –, l’omission du récit de Léonard Nduwayo (Nduwayo 2002), qui propose une interprétation différente de l’exception de Giti : pour Nduwayo, natif de cette localité, cette absence de violence est imputable à la spécificité du contexte socio-historique de la commune, et n’a donc pas grand-chose à voir avec l’arrivée opportune du FPR, contrairement à ce que prétend Straus. Au demeurant, fait remarquer Nduwayo, les pires massacres ont été commis après l’arrivée du FPR, essentiellement par vengeance. Le cas de Giti constitue donc une sorte d’énigme.
Une fois de plus, malgré ses efforts pour exposer les origines sociales caractéristiques et les motivations des tueurs, l’auteur n’a pas grand-chose à dire sur les profils individuels des grands meurtriers qui ont mis en branle les rouages de la machine à tuer, ni sur leurs liens avec les milices et les autorités communales. Des allusions réitérées à des « jusqu’au-boutistes » anonymes (le terme de « hardliner » apparaît comme un leitmotiv dans la conclusion) incitent à s’interroger sur leurs identités sociales, leurs bases de ressources, leur stratégies de mobilisation, leurs liens locaux et régionaux : si, pour ne citer que quelques-uns des architectes les plus notoires du carnage, le rôle central joué par des hommes comme Bagosora, Nzirorera et Ngirumpatse ne fait guère de doute, on n’apprend pas grand-chose sur les réseaux qui ont permis à la violence collective de devenir opérationnelle au niveau communal et préfectoral. C’est là que l’anatomie du massacre de Butare à laquelle se livre Guichaoua comble certaines lacunes majeures du cadre d’analyse de Straus.
Luttes de pouvoir au sommet
Le meilleur exposé du lien qui s’est noué entre les réseaux locaux et les patrons chargés de faire fonctionner la machine à tuer figure dans l’ouvrage de Guichaoua, Rwanda 1994: Les politiques du génocide à Butare, une analyse de la manière dont le génocide s’est abattu sur la préfecture méridionale de Butare malgré une nette résistance initiale (Guichaoua 2005). Son analyse repose notamment sur la description détaillée des trajectoires politiques de certains acteurs clés locaux, de la manière dont ils ont pu établir des liens personnels étroits entre eux et avec des réseaux armés, ces derniers comprenant aussi bien des réfugiés armés originaires du Burundi que des gardes présidentiels, des gendarmes et des milices du parti. Il montre comment les principaux participants des tueries (y compris les omniprésents Pauline Nyiramasuhuko et Callixte Kalimanzira) ont pu surmonter la résistance du préfet tutsi en mobilisant des groupes de soutien par le biais de liens de clientélisme allant de la capitale à Butare et à ses environs. Le résultat est une étude de cas remarquablement instructive de la politique de génocide au niveau préfectoral. La conclusion de Guichaoua coïncide avec le modèle décrit par Straus dans son exposé sur le rôle d’une intervention extérieure pour neutraliser la résistance locale, mais elle trace un tableau bien plus complet des stratégies de mobilisation employées par certaines personnalités clés pour transformer l’administration territoriale en clientèle docile des tueurs. L’abondance de données empiriques sur lesquelles Guichaoua a pu mettre la main apporte ainsi un complément d’une importance cruciale au chapitre de Straus sur la « dynamique locale ».
Le rôle de l’agentivité dans le génocide est traité dans son plus récent ouvrage, Rwanda: De la guerre au génocide, les politiques criminelles au Rwanda (1990-1994), désormais disponible en anglais sous forme abrégée sous le titre From War to Genocide : Criminal Politics in Rwanda 1990-1994 (University of Wisconsin Press, 2015). Non content de remettre en question un grand nombre des hypothèses sur lesquelles repose la littérature consacrée au génocide, dont la notion d’un plan ourdi de longue date, soigneusement prémédité, pour exterminer la population tutsi, ce volume offre une analyse détaillée de l’apport du contexte de la guerre civile et de la situation politique et militaire à la compréhension de la dynamique de l’assassinat de masse. Sa thèse s’inspire largement des documents et témoignages présentés devant le TPIR et d’interviews d’acteurs clés. En outre, l’auteur exploite plusieurs années d’observation de la politique dans la région des Grands Lacs et son expérience sur le terrain en ce jour fatidique du 6 avril 1994. Son livre est une invitation à jeter un regard nouveau sur les événements qui ont conduit au génocide.
À la différence de la plupart des ouvrages consacrés à ce sujet, l’auteur ne ménage pas sa peine pour analyser les discordes et les rivalités internes qui ont accompagné la décision de s’engager dans un génocide total. Il distingue les différentes phases qui ont précédé la catastrophe ultime, commençant par le politicide qui a servi de prélude au génocide, c’est-à-dire l’assassinat de responsables gouvernementaux et de fonctionnaires d’opposition, premier ministre compris, par des éléments de la garde présidentielle ; cette première phase a été immédiatement suivie par une réunion informelle du haut commandement de l’armée, par la création d’un comité de crise militaire et par la nomination d’un gouvernement intérimaire. Au cours de chaque étape, les massacres de Tutsi se sont poursuivis, tout le « travail » étant effectué par les milices. Il a fallu attendre le 12 avril et le départ du gouvernement intérimaire pour Gitarama pour que l’option du génocide l’emporte sur la politique de pacification prônée par les autorités intérimaires. Cette décision a été scellée par la capacité d’un petit groupe d’extrémistes de prendre le contrôle intégral des milices et de l’armée. Joseph Nzirorera et Mathieu Ngirumpatse, respectivement secrétaire national et président du parti au pouvoir, ainsi que Théoneste Bagosora, chef de cabinet au ministère de la Défense, ont été directement impliqués dans cette stratégie de « solution finale ». Comme le démontre l’auteur de façon convaincante, parmi tous ceux qui partagent la responsabilité de l’extermination de plus d’un demi million de Tutsi, ces trois-là méritent d’occuper le haut de l’affiche.
Ce que révèle cet ouvrage n’est pas l’absence de planification des massacres mais la tentative tardive, plus ou moins improvisée, de planification entreprise par une poignée d’acteurs pour organiser une solution finale, à l’encontre du consensus des modérés, favorables à la pacification. Le génocide rwandais apparaît ainsi comme un processus mettant en œuvre une convergence de facteurs et de circonstances, mais dont le résultat n’avait absolument pas été écrit d’avance par l’existence d’un complot de longue date pour tuer tous les Tutsi. Ce qui retient véritablement l’attention dans l’accumulation de personnalités, d’institutions, de factions, d’affrontements sanglants et de règlements de comptes décrite par l’auteur n’est pas l’image d’un État tout-puissant ancré dans le passé précolonial, mais le rôle crucial joué par différentes personnalités. C’est, en un mot, l’agentivité qui a eu la haute main dans toute cette affaire. Si l’on cherche à saisir la complexité de la tragédie du Rwanda, on ne peut ignorer cet ajout monumental à la littérature existante.
La vue d’en bas
Contrastant avec la perspective de haut en bas adoptée par Guichaoua, Jean-Paul Kimonyo, dans son ouvrage curieusement intitulé Rwanda: Un génocide populaire (Karthala 2008), trace un tableau convaincant de l’effet local de la politique des partis sur la dynamique des tueries génocidaires. L’idée générale de sa thèse est qu’une grande partie de la violence déclenchée après l’introduction d’une rivalité entre plusieurs partis en 1992 est imputable à l’héritage de la Première République (1962-1973), par l’intermédiaire du Mouvement Démocratique Républicain (MDR). Dans sa première incarnation, celle du Parti de l’émancipation Hutu (Parmehutu), le MDR a servi de véhicule à une idéologie violemment anti-tutsi, qui a entraîné dès 1959 l’apparition d’un mouvement révolutionnaire soutenu par les Belges contre la monarchie tutsi. Sous la Deuxième République (1973-1994), le MDR a pris une allure clairement radicale. L’âpre rivalité qui l’a opposé au Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement (MRND) dominant et pro-Habyarimana a entraîné d’innombrables morts et une destruction de biens incalculable, suivis par la progression en 1933 d’une faction extrémiste connue sous le nom de Hutu Power. La tendance à la radicalisation a pris un élan nouveau du fait de l’aggravation des conditions économiques dans les préfectures du Sud (où le MDR était traditionnellement influent). Tout cela explique pourquoi le MDR s’est imposé comme la principale arme organisationnelle sous-tendant l’essor des massacres dans les préfectures de Butare et de Kibuye où l’auteur a effectué l’essentiel de ses recherches. On ne peut que faire l’éloge de son impressionnante méthodologie, qui comprend un dépouillement minutieux des archives locales, de très nombreuses interviews d’acteurs locaux et une indéniable familiarité avec l’histoire du pays et la littérature consacrée au génocide. Il en résulte un ouvrage d’une remarquable originalité. Il montre le rôle marginal de l’État en tant que facteur de mobilisation par rapport aux acteurs locaux et aux notables des partis, met en relief l’influence majeure de réfugiés hutu venus du Burundi et fuyant la violence que les Tutsi faisaient s’abattre sur leur patrie et relève l’effet déterminant de l’assassinat de Melchior Ndadaye au Burundi sur l’ascension du Hutu Power au Rwanda. Il prête également attention, chose tout aussi importante, à la situation de pauvreté extrême dans laquelle se trouvaient de très nombreux paysans hutu ; faire abstraction des motivations des tueries – et notamment de la soif de terres et de l’appropriation de bétail par la force – revient à ignorer une dimension clé des atrocités consternantes qui ont balayé les préfectures du Sud. La référence du titre à un « génocide populaire » prend tout son sens dans le cadre des recherches de Kimonyo sur le puissant soutien de la base qu’ont obtenu les génocidaires.
Hélène Dumas se situe encore plus près du terrain dans sa tentative pour comprendre le « génocide de proximité » commis contre des amis, des proches et des voisins dans la commune de Shyorongi, à une quinzaine de kilomètres de Kigali. Le génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda constitue une impressionnante tentative pour associer les outils de l’histoire et ceux de l’anthropologie afin de mettre au jour les circonstances et les motivations qui ont provoqué la désagrégation des relations sociales, fût-ce les plus intimes. Son ouvrage repose sur dix années de travail de terrain en préparation d’une thèse, complétées par une étude approfondie des procédures judiciaires des gacaca ; il en résulte une enquête saisissante au micro-niveau sur la rupture violente des liens sociaux qui unissaient jadis les tueurs et leurs victimes. Peu d’ouvrages sont plus révélateurs de toute la diversité de forces sociales qui ont soutenu ces atrocités. Cependant, malgré tous ses mérites, l’impression qu’on retire de cette étude est celle d’une mission de sociologue. Quand on réfléchit à ce que son livre nous apprend sur des atrocités comparables qui se sont produites ailleurs au Rwanda, on se demande quelles généralisations il est possible de faire à partir des conclusions d’une unique étude de cas. Certains pourront contester le choix de ses informateurs ; d’autres ne pourront certainement pas éviter de s’interroger sur l’interprétation insuffisamment critique des documents des gacaca. On se rappellera que les tribunaux des gacaca reposaient sur une forme traditionnelle de résolution des conflits ; leur objectif était d’accélérer le jugement de crimes commis pendant le génocide, d’établir la vérité sur qui avait fait quoi à qui et de poser les bases d’une réconciliation.
Le documents des gacaca sont en très grande majorité procéduraux, comme le montre assez clairement l’ouvrage de Bert Ingelaere, Inside Rwanda’s Gacaca Courts: Seeking Justice After Genocide, une des enquêtes les plus éclairantes sur le processus des gacaca. Ses constatations reposent sur l’observation directe et l’analyse de 1 917 procès concernant 2 573 affaires différentes, et sur 1 359 interviews enregistrées, menées en trente mois de travail sur le terrain. À la différence de la plupart des ouvrages consacrés à ce sujet, celui-ci replace les tribunaux des gacaca dans leurs contextes sociaux et politiques. Un chapitre particulièrement intéressant se penche sur le « poids de l’État », décrit par un informateur en des termes qui valent d’être cités : « Quatre personnes sont membres du comité au niveau du district, le maire, le secrétaire exécutif et deux vice-maires. En plus, il y a le commandant militaire de la région et de la police. Le fonctionnement du système ressemble un peu à celui de la CIA » (p. 102). La présence d’un appareil étatique global pose des questions évidentes sur l’indépendance des tribunaux, mais cela n’exclut pas la possibilité de « se frayer un chemin à travers le social » pour reprendre le titre d’un chapitre de ce livre. Des conflits secondaires sont venus se greffer sur le programme génocidaire ; il pouvait s’agir aussi bien de querelles à propos de terres ou de bétail que de disputes conjugales et d’inimitiés personnelles, autant de démêlés qui se prêtent à des règlements de comptes au-dessus et au-delà de la question du génocide. C’est dans ce champ que la dissimulation, le silence tactique, les accusations à peine voilées – qui peuvent tous être regroupés sous le vocable de l’ubwenge, un trait de caractère considéré comme synonyme d’intelligence – sont susceptibles d’entrer en jeu. Pour finir, ce qui ressort avec le plus de force est une impression d’extrême diversité des cadres historiques et sociaux dans lesquels le processus des gacaca s’est déroulé. Les doutes jetés sur les perspectives d’une réconciliation durable sont tout aussi évidents. Les sens multiples attachés à l’umutima – parmi lesquels, au sens large, l’expérience ou la perception de la « véritable humanité » (p. 154) – ne sont en rien synonymes de réconciliation. La question posée par l’auteur à la fin de son exposé – « Comment guérir un pays traumatisé par la répression, si la crainte de dire ce qu’on pense est encore omniprésente ? » – restera à l’esprit de la plupart des Rwandais dans un avenir prévisible.
Au même titre que l’ouvrage d’Ingelaere, celui de Dumas traite un certain nombre des thèmes également abordés par Lee Ann Fuji dans Killing Neighbors: Webs of Violence in Rwanda, une analyse novatrice des interactions au niveau local comme mode de recrutement des réseaux de tueurs (ce qu’elle appelle les « Joiners », les « suiveurs »). Elle met en garde contre la tendance trop répandue à insister exagérément sur l’ethnicité comme unique approche de la dynamique du meurtre et ne ménage pas sa peine pour dégager la diversité des référents sociaux dans la description des identités collectives et individuelles. Des affinités régionales aux liens de clientélisme, des relations claniques aux liens familiaux transethniques, une multitude de réseaux entrent en jeu pour déterminer qui rejoindra qui. Elle souligne à juste titre l’importance de la peur, élément majeur de la dynamique du massacre. « Ce n’était pas une haine écrasante des Tutsi qu’éprouvaient les Suiveurs mais un sentiment de peur écrasant » (p.120). Mais si la peur était généralisée, « le tableau que dessine la thèse de la peur ethnique est imprécis. Sur quels chefs hutu les masses hutu étaient-elles censées s’aligner ? Les Hutu du MRND ? Les Hutu du MDR ? Les Hutu du Nord ? Les Hutu du Sud ? Les Hutu modérés ou les Hutu extrémistes ? Les Hutu pro FPR ou les Hutu anti FPR ? » (p.120). Il n’y a pas eu de scénario du massacre écrit d’avance. L’enclenchement de la violence et la définition ethnique de l’ennemi étaient les deux faces de la même médaille. Le scénario de la violence, nous dit-on, n’était pas destiné à représenter ou à refléter la vie telle que les gens la connaissaient, mais à faire surgir une « nouvelle réalité » (p.121) Les nombreuses interviews de tueurs et de rescapés révèlent une image de la dynamique de base des tueries qui est originale sur le plan théorique et qui suggère d’autres pistes de recherche.
Mythologies hamitique et autres : les racines idéologiques du génocide
L’idéologie est un ingrédient essentiel du massacre. Sous une forme ou une autre, le racisme est le dénominateur commun qui sous-tend les justifications de la mise à mort d’autres êtres humains. Le mythe aryen n’est qu’un exemple parmi d’autres de la manière dont la manipulation de l’histoire peut servir de prétexte à l’extermination d’une communauté tout entière. Comme l’affirment Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda dans leur entreprise commune pour révéler les racines idéologiques du génocide rwandais, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, le mythe hamitique est au bain de sang rwandais ce que le mythe aryen a été à la Shoah. Dans le deux cas, la vérité historique a été déformée, manipulée et mythologisée pour prêter un semblant de justification au massacre.
L’aîné des deux auteurs, Chrétien, est une autorité reconnue sur l’histoire du Rwanda et du Burundi. Sa précédente étude sur le rôle des médias, Les médias du génocide, fait beaucoup pour nous aider à comprendre le rôle joué par les médias sous Habyarimana : la propagation de stéréotypes raciaux ne peut être séparée du climat de haines ethniques qui a entraîné le bain de sang. Ce thème occupe une place centrale dans l’analyse que fait l’auteur du mythe hamitique comme ingrédient essentiel du génocide.
Les mérites de ce livre sont indéniables : il offre une profusion d’aperçus originaux sur l’histoire du régime colonial, il rend disponible une riche collection de sources primaire et secondaires peu connues, il révèle le lien critique entre les « événements » de 1972 au Burundi et le durcissement des relations ethniques au Rwanda et retrace consciencieusement l’apparition de ce que l’auteur appelle « l’obsession ethnique » en Afrique centrale ; enfin, ce qui n’est pas à négliger, son style le rend remarquablement lisible.
Quant à savoir si cette analyse nous permet de mieux comprendre les racines du massacre, le jugement n’est pas encore rendu. Une des faiblesses de cet ouvrage est de faire peu de cas des témoignages empiriques qui vont dans le sens d’une absence de lien direct entre idéologie extrémiste et génocide. À en croire l’enquête réalisée par Scott Straus sur l’« Hypothèse Hamitique », la relation entre idéologie et génocide paraît ténue. À la question « Avant 1994 aviez-vous entendu dire que les Tutsi étaient des Hamites venus de la Corne de l’Afrique ? », 58,3% de 204 personnes interrogée ont répondu « Non », contre 14 % qui ont déclaré « Oui, et pensaient que c’était vrai », tandis que 27,7% ont « dit oui, mais n’y croyaient pas ou estimaient que cette idée était sans intérêt » (Straus, 2006, p.132). Straus poursuit : « Bref, mes entretiens avec des criminels montrent que la plupart des Rwandais n’ont pas pris part au génocide parce qu’ils haïssaient les Tutsi comme “des autres méprisables” […] ni parce qu’une propagande raciste leur avait inspiré des sentiments racistes. Les criminels étaient conscients de l’existence de catégories ethniques différentes, mais cette conscience n’a pas suscité de haine ethnique et n’a pas conduit directement à la violence » (ibid. p.134).
Cela ne veut pas dire que l’idéologie hamitique n’a pas exercé un effet significatif sur certains segments de la société. Elle est devenue un thème majeur des « médias de la haine » ; elle a façonné les idées d’innombrables élites urbaines favorables au MRND et au Hutu Power et l’on ne saurait nier son importance en tant qu’instrument de la propagande raciste. Mais cette réalité n’a pas touché les régions rurales, principales terres de recrutement de génocidaires. Il n’existe pas de relation directe, linéaire, entre idéologie et génocide. On ne peut pas négliger la dialectique meurtrière de la loi du talion qui occupe une place si importante dans la dynamique des tueries. Tant que l’on ne prendra pas en compte, en plus des atrocités commises par des extrémistes hutu, celles d’éléments tutsi affilés au FPR, une grande partie de ce qui s’est passé au Rwanda ne pourra que défier l’entendement.
On ne peut pas réduire le génocide du Rwanda à une version tropicale de l’idéologie nazie. La précédente formule de Chrétien comparant la dynamique du génocide au Rwanda à un « nazisme tropical » constitue le thème central de son dernier chapitre, qui établit un parallèle avec la Shoah : le « Juif errant » trouve un pendant dans l’« envahisseur tutsi », le charme oriental légendaire de la « belle Juive » dans la séduction subversive des femmes tutsi, tandis qu’on peut relever des échos de la presse nazie (Der Stürmer) et des médias de la droite française antisémite (Gringoire, Je suis partout) dans le journal Kangura, qui ne manquait jamais une occasion de discréditer l’opposition tutsi. Quelle que soit l’analyse que l’on peut faire de ces points de convergence, ils ne sauraient l’emporter sur les paramètres divergents qui ont présidé à la naissance de chaque génocide. Exposer pourquoi les deux cas se distinguent par un certain nombre d’éléments fondamentaux n’entre pas dans notre propos (voir « Rwanda and the Holocaust Reconsidered », chapitre 8 in Lemarchand, 2009). L’histoire, a-t-on pu dire, ne se répète pas, mais il lui arrive de rimer. Aussi troublants que puissent être les échos du passé, tous les génocides sont différents, et les deux plus grands génocides du siècle dernier ne dérogent pas à la règle.
Il peut être utile de se pencher un instant sur les conclusions que tire Hervé Deguine de son enquête minutieusement documentée sur le cas de Ferdinand Nahimana, un des fondateurs de Radio et Télévision Mille Collines (RTLM). Également chef des services d’information rwandais (ORINFOR) sous Habyarimana, il a été condamné par le TPIR à la détention à perpétuité et en appel à trente ans de prison avant d’être finalement libéré en 2016. L’ouvrage de Deguine, Un idéologue dans le génocide rwandais: Enquête sur Ferdinand Nahimana (2010), va au-delà d’une réfutation de certaines des accusations portées contre Nahimana ; il se livre à une critique convaincante du TPIR. Sans vouloir fermer les yeux sur l’engagement de Nahimana en faveur de l’idéologie du MNRD ni minimiser l’erreur qu’il a commise en rejoignant le gouvernement intérimaire du Président Sindikubwabo, Deguine démontre la faiblesse des reproches qui lui sont faits. Il n’a pas eu grand-chose à voir avec les incitations à la violence de RTLM après le 6 avril 1994, car il ne vivait plus au Rwanda; et rien n’indique qu’avant cette date, RTLM ait été un véhicule de la violence génocidaire. Pour citer Deguine : « Les accusateurs de Nahimana ont voulu faire de lui un activiste du génocide, un planificateur [du génocide] de la première heure. Pour cela, ils ont inventé des faits qui n’ont pas existé. » (p. 379). Ils ont ainsi affirmé de façon mensongère qu’il avait contrôlé le recrutement du personnel de RTLM et le contenu de ses émissions après le 6 avril ; et ils ont interprété à tort son sentiment « patriotique », anti-PFR comme la preuve de ses dispositions génocidaires.
On trouve des affirmations très comparables dans l’ouvrage précédemment cité de Barrie Collins, Rwanda 1994: The Myth of the Akazu Genocide Conspiracy and its Consequences (2014) : « entre juillet 1993 et avril 1994, pas une seule émission de RTLM n’a incité à la haine ethnique. À partir du 6 avril 1994, RTLM a été placée sous la protection de l’armée. Certains animateurs ont, à titre individuel, encouragé les tueries et il semblerait qu’une émission au moins ait été une incitation à commettre un crime contre l’humanité. Ces individus peuvent avoir commis des délits passibles d’une sanction de la part des tribunaux chargés de juger les crimes de guerre, mais il est exagéré de présenter RTLM comme un véhicule du génocide ». (p. 171) S’inspirant d’un document reproduit dans l’ouvrage de Deguine, l’auteur met l’accent sur les inquiétudes incontestables de Nahimana à la veille du génocide et présente ce qu’il appelle « le régionalisme, le collinisme et l’ethnisme » comme « les vraies causes du désastre qui accable désormais le Rwanda » ajoutant que « l’identité ethnique de son peuple a été utilisée comme instrument pour diviser et fomenter la haine parmi les membres de la communauté nationale » (p.170). Voilà qui nous conduit bien loin des accusations portées contre lui par le TPIR et encore plus loin de l’hypothèse faisant du mythe hamitique le fondement idéologique du génocide.
Le rôle des Églises chrétiennes
Comment comprendre qu’un des plus grands massacres collectifs du siècle dernier se soit produit dans une des sociétés les plus intégralement christianisées du continent ? Comment expliquer que des chrétiens aient tué des chrétiens, que des prêtres aient tué leurs propres paroissiens et inversement ? Par quel affreux coup du sort, 15 000 civils tutsi qui avaient cherché refuge dans l’église de Kaduha ont-ils fini par être assassinés jusqu’au dernier, hommes, femmes et enfants ? Et que dire des milliers de gens qui s’étaient réfugiés dans les églises de Kibuye (4 000) et Ntarama (3 000), presque intégralement exterminés en l’espace de quelques jours ?
Un fait essentiel ne saurait être contesté : l’étroite relation entre la hiérarchie de l’Église catholique et le gouvernement Habyarimana a été relevée maintes fois, et notamment par le regretté André Sibomana – prêtre, journaliste et militant des droits de l’homme – qui, dans une très longue conversation avec deux journalistes français a affirmé que « les liens entre l’archevêque de Kigali, Vincent Nsengiyumva, et l’entourage de Habyarimana étaient de notoriété publique. Nsengiyumva a été effectivement membre du comité central du parti au pouvoir, the MNRD, jusqu’à ce que le pape, à l’occasion d’un voyage au Rwanda, exige sa démission » (Sibomana, 1997, p. 49). En qualité de rédacteur en chef de Kimanyateka, un journal très lu et connu pour la qualité de ses informations, Sibomana a révélé l’implication du président et de son fils dans des affaires de trafic de drogue, incitant ainsi l’archevêque à intervenir pour le convaincre de revenir sur cette information. Sibomana a refusé. Mais si l’étroitesse des liens entre l’Église et l’État est solidement établie, elle ne suffit évidemment pas à expliquer le comportement effroyable de chrétiens lorsque le sang a coulé. Si l’on cherche une analyse globale du rôle de l’Église catholique, et non de son clergé, la meilleure source est indéniablement l’exposé nuancé et remarquablement détaillé auquel se livre Sibomana dans un chapitre pertinemment intitulé « Église coupable ou témoin gênant » ? (ibid. p. 179-200).
Toute recherche de motifs rationnels est condamnée à demeurer vaine. Il existe néanmoins quelques tentatives de suggestions. Dans un recueil d’articles célèbres pour leur tendance anticoloniale, un groupe d’intellectuels affirme que les failles de l’Église s’enracinent dans son héritage colonial raciste. Au lieu de mettre sur pied des politiques destinées à rapprocher Hutu et Tutsi dans un cadre œcuménique commun, les Églises chrétiennes ont exercé une influence profondément clivante, plantant les germes d’un conflit qui a atteint son apogée lors du massacre de plusieurs dizaines de milliers de Tutsi dans les églises les plus proches de chez eux, où ils espéraient être en sécurité. Tel est, en résumé, le sens général des arguments présentés dans plusieurs des contributions à Rwanda: L’Église Catholique à l’épreuve du génocide, un volume édité par Faustin Rutembesa, Jean-Pierre Keregeye et Paul Rutayisire, tous partisans du régime de Kagame.
Saskia Van Hoyweghen présente un point de vue tout différent dans un article intitulé « The Disintegration of the Catholic Church of Rwanda: A Study of the Fragmentation of Political Religious Authority ». Au lieu de tenir l’Église pour responsable de ses erreurs passées, l’auteur met l’accent sur la résistance culturelle de la société rwandaise aux enseignements de l’Église. Si les Rwandais avaient rejoint l’Église pour des raisons économiques et sociales, ils avaient rarement assimilé son message éthique. Les Églises ont reflété les attitudes rwandaises plus qu’elles ne les ont modelées. Cette opinion trouve un écho dans bien d’autres affirmations, émanant notamment de membres du clergé européen. Ce qui s’est passé dans les lieux saints du Rwanda au cours du génocide est largement indépendant du rôle de l’Église en tant qu’institution ; c’est l’expression de haines collectives profondément ancrées dans l’histoire violente du pays.
Ajoutons que toutes les Églises, qu’elles soient catholiques ou protestantes, ne se sont pas conduites de la même façon. Bien qu’elles aient toutes subi de lourdes pertes, certaines ont manifesté une certaine faculté de résistance, contrairement à d’autres. C’est le thème central étudié par Timothy Longman dans Christianity and Genocide in Rwanda. S’appuyant sur une excellente connaissance de la littérature sur les organisations de la société civile et sur un important travail de terrain réalisé au début et au milieu des années 1990, Longman se livre à une étude comparative de deux églises presbytériennes, l’une à Kirinda, l’autre à Bihugu : la première, dont les responsables étaient étroitement liés au MRND au pouvoir et qui le soutenaient, a été le fer de lance des massacres; l’autre, en raison d’un profil social différent, a fait tout son possible pour les empêcher (avec, malheureusement, des résultats irréguliers.) Parmi les facteurs qui expliquent des modèles aussi contrastants, on peut citer les liens entre les dirigeants de l’Église et l’État, le rôle des organisations de la société civile, les soutiens ethno-régionaux des communautés religieuses et l’attitude des différents responsables de l’Église. L’attention que prête Longman à l’histoire des institutions de l’Église, associée à une connaissance subtile de leur structure interne et de leurs liens sociétaux, lui permet de tracer un tableau remarquablement convaincant de l’attitude de l’Église pendant les tueries. Son analyse apporte une contribution majeure à notre compréhension du génocide au Rwanda.
Le génocide, face cachée de la démocratie
Que la démocratie électorale contienne en germe une confusion létale entre démos et ethnos et crée ainsi les conditions de la purification ethnique ou du génocide constitue, en résumé, l’essence de l’argument développé par Michael Mann dans The Dark Side of Democracy: Explaining Ethnic Cleansing (2005). Sur dix-sept chapitres, deux sont consacrés au Rwanda. On peut sans doute se demander si le Rwanda constitue une étude de cas pertinente pour étayer la thèse de Mann, mais l’importance de sa contribution sur un certain nombre de sujets majeurs est indéniable.
La réponse que donne Mann à la question « Dans quelle mesure le génocide a-t-il été prémédité ? » (p. 442) rejette l’idée d’un complot génocidaire fomenté de longue date : « Il est tentant de voir dans les escalades antérieures les étapes d’un unique processus planifié. Mais ce serait erroné. Ce qui s’est passé plus vraisemblablement, c’est que le régime a perdu sa cohésion puis sa tête présidentielle, et alors qu’il subissait un coup d’État avant d’être reconstruit, il a subi une radicalisation que peu avaient anticipée, mais qui s’est également accompagnée d’une radicalisation des sentiments parmi les Hutu ordinaires. Le génocide a alors été improvisé par des élites et des militants radicaux parce que l’occasion se présentait et qu’ils se sentaient menacés. Il n’a pas été longuement cultivé sous forme de plan A » (Mann 2005, 442). Il cite Romeo Dallaire pour étayer l’allégation selon laquelle l’idée de départ était un politicide, et non un génocide : « Le plan visait à exterminer l’opposition, il était impossible qu’on ait jamais planifié pareil holocauste » (cité in Mann, ibid. 451), une position que beaucoup partagent, dont l’ancien ministre de la Défense du gouvernement d’Habyarimana, James Gasana (Gasana 2002, 280).
S’agissant de la participation aux tueries, Mann identifie six principales catégories de coupables : le clan de la « petite maison » du MRND hutu qui a pris le pouvoir le 7 avril 1994 ; d’autres factions politiques hutu qui se sont ralliées au régime mis en place après le coup d’État ; des fonctionnaires et des officiers de l’armée et de la police hutu collaborationnistes ; les élites sociales locales hutu collaborationnistes ; les milices hutu paramilitaires ; un grand nombre de Hutu ordinaires (Mann 2005, 449). Les cinq premières catégories, affirme-t-il, ont constitué les différentes strates d’un État-parti dont les pouvoirs idéologiques, économiques, militaires et politiques leur ont permis de mobiliser le sixième groupe dans un processus génocidaire (ibid.). On ignore quand et où précisément chacune de ces catégories a entrepris de participer aux tueries. L’État-parti, qu’il identifie aux cinq premières catégories, était, de son propre aveu, extrêmement désorganisé. Au moment de l’attentat, écrit-il, « l’État était divisé de haut en bas en différentes factions du parti, de sorte que le génocide n’a pas été étatiste au sens conventionnel du terme » (ibid. 453). Il ne restait pas grand-chose de l’État après la mort du président et du chef d’état-major des forces armées, et l’assassinat du premier ministre, de trois ministres et du président de la Cour Suprême. Les réseaux informels centrés autour de la « petite maison » et dont les ramifications s’étendaient à la société civile, aux formations paramilitaires, aux interahamwe, et jusqu’aux niveaux des préfectures et des communes, ont alors servi de substitut de l’État (Gasana 2002, 281; Braeckman 1994, 154-158).
Dans cet environnement fragmenté, déchiré par les factions, la figure centrale du génocide, le colonel Théoneste Bagosora, apparaît comme le super-patron, tandis que « les notables nationaux rentraient rapidement chez eux pour activer leurs réseaux clientélistes dans des tâches abominables » (Mann 2005, 472). Mann décrit très bien le rôle joué par les « grands hommes, maires, préfets et notables » locaux (ibid., 454-460). Il confirme le modèle relevé par Michele Wagner dans ses interviews de génocidaires : leur visage, écrit-elle, n’était pas le vénérable visage de temps immémoriaux [mais] le visage moderne au sourire plein d’assurance du fonctionnaire rural, projetant une image d’intellectuel parmi les fermiers illettrés et s’efforçant de devenir un patron local dans la politique reliant son centre rural à Kigali » (Wagner 1998, 30).
Bien que s’éloignant légèrement de sa thèse centrale sur les conséquences négatives de la démocratie électorale, les conclusions de Mann attirent l’attention sur certains aspects cruciaux du génocide rwandais. Premièrement, une profonde rivalité bi-ethnique a sous-tendu ce génocide, non pas sous forme de haines ethniques constantes mais d’une montée progressive moderne des antagonismes à propos du contrôle de l’État. Deuxièmement, le génocide a résulté d’une forme particulière de pouvoir exercée par plusieurs centaines de leaders, quelques milliers de militants et les 200 000 individus qui ont fini par les rejoindre. Troisièmement, le génocide n’a pas été perpétré par un État soudé ou totalitaire, mais par un État-parti récemment divisé en factions et radicalisé. Quatrièmement, cette situation a été à l’origine d’un important enchevêtrement de motivations parmi les coupables. Au Rwanda, les criminels même les plus haut placés ont conjugué des objectifs matériels personnels à un fort sentiment idéologique d’identité ethnique, de justice et de représailles (Mann, 470-472).
Le principal apport de l’exposé de Mann réside moins dans la nouveauté présumée de « l’argument de la face cachée de la démocratie » que dans ses nombreux aperçus stimulants d’une vaste gamme de sujets essentiels liés aux motivations, aux perceptions et au niveau de participation dans les tueries.
La dimension malthusienne
Les tensions internes dues à une densité démographique croissante et à la pénurie grandissante de terres cultivables constituent une variable majeure de toute tentative pour appréhender la dynamique des tueries génocidaires. Le phénomène a été bien analysé par Catherine André et Jean-Philippe Platteau dans leur étude novatrice des « relations agraires sous un stress intolérable », où ils démontrent de façon convaincante les effets de la soif de terres sur les tueries intra-hutu dans la commune de Kanama, au nord du Rwanda. (André et Platteau, 1998) La place du même facteur causal dans le massacre de Tutsi par les Hutu pendant le génocide fait l’objet du chapitre de Jared Diamond intitulé Malthus en Afrique : le génocide du Rwanda dans Effondrement, son best-seller qui étudie « comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie » (Diamond, 513-534)
Après un exposé historique bref et un peu déroutant des relations ethniques au Rwanda et au Burundi, l’auteur braque le feu des projecteurs sur les deux éléments essentiels au cœur de son exposé : la forte densité démographique du Rwanda et ses conséquences sur les ressources en terres. En 1990, relève-t-il, la densité démographique moyenne du Rwanda était de 760 individus par mile carré, un chiffre proche de celui de la Hollande (950). Mais l’agriculture mécanisée extrêmement efficace de la Hollande offre le plus vif contraste avec le mode de culture du Rwanda où les cultivateurs dépendent d’outils manuels, pioches et machettes, et où la plupart des habitants sont obligés de rester cultivateurs, ne produisant que peu, voire pas de surplus susceptible de nourrir autrui (ibid. 523). La situation est encore aggravée par l’absence des mesures les plus élémentaires susceptibles de ralentir l’érosion des sols, comme la culture en terrasses, des labours dans le sens des courbes de niveau et non parallèles à la pente (ibid. 524). Les effets combinés d’une population croissante et de ressources en terres décroissantes, affirme Diamond, ont été à l’origine du « dilemme malthusien : plus de produits alimentaires, donc plus de bouches à nourrir, donc aucun progrès alimentaire pour personne. » (ibid.).
On ne peut pas dire exactement à quel point le dilemme malthusien a contribué au génocide. Pour soutenir sa thèse, Diamond s’inspire largement des données fournies par André et Platteau pour montrer la terrible pénurie de terres créée par l’explosion démographique. À Kanama, écrit-il, les « densités de population élevées se traduisent par des fermes très petites : la taille moyenne était seulement de 0,89 acre en 1988 (soit 0,36 hectare) pour tomber à 0,72 (0,29) en 1993. Chaque ferme était divisée (en moyenne) en dix parcelles séparées, de sorte que les agriculteurs labouraient des parcelles absurdement petites d’en moyenne seulement 0,09 acre (364 m2) en 1988 et de 0,07 (283 m2) en 1993 » (525). Il n’y a aucune raison de contester ces chiffres. De même, rien ne permet de douter de l’importance primordiale du conflit entre ceux qui possédaient relativement beaucoup de terres et les sans terre, comme ce fut le cas à Kanama, où la violence opposa des Hutu à des Hutu. Reste à savoir si l’on peut extrapoler à partir du cas de Kanama pour contribuer à expliquer le massacre de Tutsi par des Hutu à l’échelle de la nation. Diamond lui-même écrit : « On ne saurait commettre l’erreur de conclure, du rôle de la pression démographique dans la genèse du génocide rwandais, que toute pression démographique conduit automatiquement au génocide. Il n’existe assurément pas de lien nécessaire entre la pression démographique malthusienne et le génocide […] À l’inverse, un génocide peut survenir pour des causes dernières autres que la surpopulation, comme l’ont montré les tentatives de Hitler pour exterminer les juifs et les tziganes pendant la Seconde Guerre mondiale ou le génocide des années 1970 au Cambodge, dont la densité de population était le sixième de celle du Rwanda » (ibid. 533). Il existe entre la pression démographique et le génocide toute une série de facteurs intermédiaires qu’énumère l’auteur : le passé rwandais de domination des Tutsi sur les Hutu, les massacres de grande ampleur de Hutu au Burundi et de petite envergure au Rwanda commis par les Tutsi, les invasions tutsi du Rwanda, la crise économique rwandaise et son exacerbation due la sécheresse et à la conjoncture mondiale (plus particulièrement la chute des cours du café et les mesures d’austérité imposées par la Banque Mondiale), les centaines de milliers de jeunes hommes rwandais au désespoir déplacés dans des camps de réfugiés, cibles de choix des milices, et la rivalité entre groupes politiques rwandais rivaux prêts à tout pour conserver le pouvoir. La pression démographique s’est associée à ces autres facteurs. Autrement dit, faites le lien et vous aurez la réponse.
Malthus en Afrique s’adresse au grand public. Que ce soit sur le plan de la théorie ou des témoignages empiriques, cet ouvrage n’ajoute pas grand-chose aux recherches d’André et Platteau. Il n’en lance pas moins une mise en garde salutaire face à ce que beaucoup considéreraient comme une catastrophe imminente au Rwanda et au Burundi. « De graves problèmes de surpopulation », écrit-il, « d’impact sur l’environnement et de changement climatique ne peuvent persister indéfiniment : tôt ou tard, ils se résolvent d’eux-mêmes, à la manière du Rwanda ou d’une autre que nous n’imaginons pas, si nous ne parvenons pas à les résoudre par nos propres actions » (ibid. 533). Le principal mérite de la rencontre de Diamond avec « Malthus en Afrique » réside dans cet avertissement.
Réflexions finales
Bien qu’elle partage des traits communs à tous les génocides, la violence qui s’est abattue sur le Rwanda est unique à maints égards. Ces deux caractéristiques sont bien illustrées dans l’éventail de sujets abordés dans cet exposé. Il est tout aussi manifeste que le phénomène a fait l’objet d’observations, de descriptions et d’interprétations extrêmement différentes. Pourtant, quelle que soit la perspective adoptée, les questions fondamentales demeurent : il ne s’agit pas seulement du pourquoi et du comment des tueries, mais de leurs conséquences pour la tâche post-génocide à venir. Comment réinventer la nation ?
L’histoire suggère quelques pistes : une première approche consiste à ignorer l’existence même du génocide (comme le font la Turquie contemporaine et la Birmanie d’aujourd’hui), une autre à reconnaître la responsabilité de l’État génocidaire et à faire amende honorable (comme l’a fait l’Allemagne d’après-guerre), une autre encore à associer aveu de culpabilité et procédures judiciaires de pure forme, en infligeant des sanctions minimales à ceux qui ont été reconnus coupables de crimes. Le cas du Cambodge en offre un bon exemple. La singularité du bain de sang rwandais suggère pourtant des différences majeures avec tous les cas que nous venons de citer. Malgré toutes les affirmations du contraire et en tenant compte de l’absence de consensus entre spécialistes sur la définition exacte du génocide, seul le Rwanda offre suffisamment de preuves étayées par la recherche pour qu’on puisse formuler l’hypothèse d’un double génocide, un génocide des Tutsi par les Hutu et un génocide des Hutu par les Tutsi. Bien qu’en effectifs inégaux, on rencontre des victimes et des bourreaux des deux côtés de la ligne de faille ethnique.
Du point de vue du gouvernement rwandais, cependant, la seule interprétation acceptable, légalement admissible, du génocide est celle des Tutsi par les Hutu. Bien que des actes de violence regrettables aient pu être commis par des soldats tutsi à titre individuel, ils ne s’inscrivent en aucun cas dans la même catégorie. Le cas échéant, quel effet cette thèse exercera-t-elle sur les efforts en cours du président Kagame pour réinventer sa nation?
Les principaux éléments du programme de reconstruction de Kagame sont la suppression des identités ethniques – sous prétexte qu’il s’agit d’inventions coloniales qui portaient en elles les germes du carnage ethnique – et, comme nous l’avons noté ci-dessus, la solide conviction, qui fait désormais partie intégrante de l’idéologie officielle, que le seul génocide qui mérite d’être reconnu est celui des Tutsi par les Hutu. En un sens fondamental et radical, Kagame réécrit l’histoire de son pays.
Cette stratégie, dans laquelle on peut voir une tentative pour effacer du récit historique certains des épisodes les plus douloureux du passé, évoque deux noms prestigieux, celui d’Ernest Renan, et, plus récemment, celui de David Rieff. Dans le texte de sa célèbre conférence intitulée « Qu’est-ce qu’une nation », le premier a affirmé, avec une indéniable volonté de provocation, que « L’oubli et je dirai même l’erreur historique sont un facteur essentiel à la création d’une nation ». Le second, dans son long et sérieux essai intitulé Éloge de l’oubli : la mémoire collective et ses pièges (éd. originale 2011 ; trad. fr. 2018) avance que les souvenirs partagés de souffrances communes ne sont pas seulement autocentrés mais parfois dangereux. À aucun moment, affirme-t-il, la formule « plus jamais ça » n’a prémuni contre une résurgence du massacre. Au contraire, tout ce qui assure la pérennité des souvenirs d’atrocités aurait tendance à alimenter représailles et vengeance bien plus que d’éventuels remords. « Auschwitz n’a pas empêché ce qui s’est produit au Pakistan oriental en 1971 ; ce qui s’est produit au Pakistan oriental en 1971 n’a pas empêché ce qui a été commis ensuite au Cambodge par les Khmers rouges ; et ce qui a été commis par les Khmers rouges n’a pas empêché ce qui a été perpétré par le pouvoir hutu au Rwanda en 1994. » (p. 90). Et les bains de sang réitérés au Burundi entre 1972 et 1993 n’ont pas empêché le drame rwandais. Ce que nous observons au Rwanda n’est pas un phénomène transfrontalier mais un massacre réciproque où le statut de victime est partagé, de façon inégale, il est vrai. Voilà où il est bon de se rappeler les mises en garde de David Rieff : « La mémoire n’est pas seulement renforcée par le chagrin, mais alimentée par le sentiment d’être une victime. En effet, et nous devons le garder à l’esprit, il peut se produire des phénomènes difficilement contrôlables sur le plan social et dangereux sur le plan politique, bien plus dangereux qu’un groupe social ou qu’un peuple persuadé d’être une victime » (102). Lorsque deux communautés d’un même État se considèrent comme des victimes, le décor d’un interminable conflit est planté.
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