Violences de masse en République Populaire de Chine depuis 1949
Introduction
Depuis 1949, date de l’instauration de la République Populaire, la Chine a connu de nombreuses périodes de violences, entrecoupées de phases d’accalmie. Les mouvements (yundong) de masse impulsés par le pouvoir maoïste jusqu’en 1976, à la mort du Grand Timonier, ont tous abouti à la répression d’une partie de la population, les deux grandes périodes de violence étant incarnées par le Grand bond en avant (1958-1960) et la Grande Révolution culturelle prolétarienne (1966-1976). Les violences du gouvernement chinois contre sa propre population ne se sont pourtant pas arrêtées à la mort de Mao, mais ont perduré sous d’autres formes dès que le pouvoir s’est senti menacé. Ce fut le cas lors des mouvements étudiants pour la démocratie, où encore à l’encontre des velléités séparatistes des populations tibétaines ou ouïghoures. Pour Simon Leys, « bien avant de s’emparer du pouvoir, les communistes considéraient déjà le meurtre comme une élémentaire technique politique – et je parle du meurtre dans ses modalités les plus diverses : à chaud, à froid, en masse, en détail, en secret, en public, avec mise en scène ou à la sauvette, visant des contestataires pour déraciner l’opposition, ou visant des innocents pour terrifier la population entière » (Leys, 1998 : 4). Force est de constater que la mort de Mao n’a pas modifié en profondeur les techniques de gouvernement, qui mettent la priorité sur la répression et l’élimination des ennemis au sein du peuple. Le nombre des victimes durant les périodes de violence ne peut qu’être estimé, les Archives centrales du Parti à Pékin n’étant pas ouvertes.
I. De l’instauration de la République Populaire à l’établissement des conditions nécessaires du Grand Bond en avant.
1. Les premières campagnes de masse (1949-1952).
De la réforme agraire à la campagne de suppression des contre-révolutionnaires, 1949-1951.
La prise de pouvoir par le Parti communiste chinois (PCC) en 1949 succéda aux années de guerre civile et permit aux communistes d’étendre leur domination sur tout le territoire chinois, à l’exception de Taiwan. Aux anciens territoires libérés (le nord, le nord-est, une partie du nord-ouest et l’est de la Chine), qui ont déjà expérimenté le contrôle communiste et la réforme agraire s’ajoutent les nouveaux territoires libérés, l’est, le centre de la Chine, une large portion du nord-ouest ainsi que le sud du Yangzi. Le PCC a tout d’abord besoin d’asseoir son contrôle dans les campagnes chinoises, et étend aux nouveaux territoires les modes de gouvernement qu’il a mis en place lors de la période de Yan’an. La présence communiste dans les campagnes chinoises se manifeste tout d’abord par l’arrivée de contingents de l’Armée Populaire de Libération (APL) qui désarment les paysans, organisent des milices de village et mettent en œuvre la politique gouvernementale de « suppression des bandits » (Teiwes, 1987 : 84). Les soldats sont suivis par des jeunes cadres, souvent urbains, qui organisent le pouvoir communiste au niveau des villages. En juin 1950, les autorités centrales promulguent la réforme agraire, censée répartir les terres entre les paysans, leur donner un même statut de classe et rabaisser les propriétaires terriens (Teiwes, 1987 : 85). Cette mesure aboutit à la création d’associations d’aide mutuelle au sein de la paysannerie et la mise en commun des terres et des équipements, les paysans percevant en retour un revenu proportionnel à leur apport (Fairbank et Goldman, 2010 : 503). Mais la réforme agraire eut surtout pour conséquence d’entraîner un déchaînement de violence à l’encontre des propriétaires fonciers (dou dizhu), ou de ceux qui étaient désignés comme tels. Une atmosphère de terreur s’installe dans les campagnes à l’aide de procès publics, d’accusations et d’exécutions de masse (Fairbank et Goldman, 2010 : 500). La réforme agraire permet au pouvoir de diviser le peuple des campagnes en différentes classes, identifiant les ennemis intérieurs aux paysans riches et propriétaires terriens, à qui l’on oppose les paysans pauvres et moyen-pauvres. Les estimations les plus hautes font état de 3 millions de personnes exécutées, lynchées ou suicidées durant la campagne de réforme agraire (Chang et Halliday, 2006 : 633).
La présence de cadres et de fonctionnaires proches du Guomindang (Parti nationaliste) incite le gouvernement communiste à déclencher un vaste mouvement visant à supprimer toute opposition au régime. Alors que la réforme agraire a profondément bouleversé les campagnes, les villes sont agitées par des mouvements de masses consistant à éliminer les anciens partisans nationalistes. Prétextant des troubles dus aux nationalistes, Liu Shaoqi qui présidait alors le Comité Central du Parti communiste chinois, publie le 18 mars 1950 la « Directive sur la suppression des activités contre-révolutionnaires », qui lance la « Campagne de suppression des contre-révolutionnaires » (zhengya fan geming, ou plus communément appelée zhengfan). Les membres appartenant au Guomindang doivent de ce fait s’enregistrer auprès du Ministère de la Sécurité publique. L’implication de Mao dans cette campagne est concomitante de l’entrée de la Chine dans la guerre de Corée en octobre 1950. Afin d’éviter officiellement tout retour du Guomindang sur le sol chinois, il appuie le 10 octobre 1950 la « Directive double-dix » (shuangshi zhishi) qui entérine l’accélération de la « Campagne de suppression des contre-révolutionnaires ». Les individus considérés comme agents du Guomindang ou contre-révolutionnaires sont arrêtés, exécutés ou envoyés en camps de rééducation. Le 21 février 1951, le Conseil d’Etat sous l’impulsion de Mao, publie les « Règlements de la République Populaire de Chine sur la punition des contre-révolutionnaires ». Le Quotidien du peuple daté du 22 février 1951 définit les contre-révolutionnaires comme étant ceux qui collaborent avec l’impérialisme, corrompent les fonctionnaires, espionnent, participent à des manifestations, sabotent la propriété publique, incitent les masses à se rebeller contre le gouvernement, franchissent illégalement les frontières internationales ou s’échappent de prison (Yang, 2006 : 109). La publication de quotas incite les autorités locales à multiplier les arrestations arbitraires. A titre d’exemple, Zhu Maixian, qui a participé aux activités anti-japonaises durant la guerre, et infiltré les rangs du Guomindang sur les ordres du Parti communiste, est condamné à mort en tant que « contre-révolutionnaire historique » (lishi fangeming) (Feng, 2004). Selon Mao lui-même, la « Campagne de suppression des contre-révolutionnaires » entraîna l’exécution de 700 000 victimes et l’emprisonnement ou la détention provisoire de 2,4 millions de personnes (Mao, 1957). Les estimations les plus hautes font quant à elles état de plus de 2 millions d’exécutions (Strauss, 2002).
Les « trois » et les « cinq anti », 1952.
La « Campagne de suppression des contre-révolutionnaires » est remplacée dès la fin 1951 par une autre campagne, celle des « trois anti », qui a pour but officiel de dénoncer la corruption au sein des organisations gouvernementales. La campagne des « Trois anti » (san fan) prend pour cible la corruption, le gaspillage et le bureaucratisme, et est principalement dirigée contre les fonctionnaires gouvernementaux qui collaborent avec la bourgeoisie. En janvier 1952, une seconde campagne, les « Cinq anti », vise quant à elle les capitalistes encore en activité. Les « Cinq anti » (wufan) ciblent la corruption, l’évasion fiscale, le détournement des fonds de l’Etat, la fraude sur la main d’œuvre ou les matières premières, ainsi que le l’espionnage économique (Fairbank, 1989 : 391). Cette campagne permet de mettre un frein définitif à l’entreprenariat privé en Chine, en humiliant et envoyant dans des camps de rééducation par le travail les individus considérés comme capitalistes.
2. Les intellectuels et le Parti communiste (1955-1959), de Hu Feng à la campagne anti-droitière.
La campagne contre Hu Feng, 1955.
Pour comprendre l’attitude du PCC vis-à-vis des intellectuels, il faut en revenir au Discours sur la littérature et l’art prononcé par Mao à Yan’an en 1942, dans lequel il théorise la soumission de la culture à la politique. Dès lors, toute critique prononcée par les intellectuels à l’encontre du pouvoir communiste devient impossible, ces derniers devant avant tout promouvoir par leurs écrits les options politiques du gouvernement. L’écrivain Hu Feng, proche disciple de Lu Xun qui a soutenu le parti communiste, est dès juin 1955 accusé de crimes contre-révolutionnaires. Hu Feng, qui siégeait alors au comité de rédaction de Littérature du Peuple (Renmin wenxue), publie en janvier 1955 un rapport au Comité central intitulé « Les opinions littéraires de Hu Feng » (« Hu Feng dui wenyi wenti de yijian »), dénonçant certains officiels qui instrumentalisent la culture au profit de leurs propres intérêts, et demandant une plus grande autonomie pour les écrivains (Goldman, 1987 : 240). La « Campagne contre Hu Feng » est le premier signe de la reprise en main par le Parti de la vie intellectuelle. Hu Feng est emprisonné et son disciple Lu Ling incarcéré dans un hôpital psychiatrique, plusieurs de ses épigones sont également envoyés en camp de rééducation par le travail (Goldman, 1987 : 241-242). La correspondance de Hu Feng est rendue publique et des dizaines de personnes sont condamnées sur la base de lettres personnelles. Mao lui-même écrit l’introduction de la correspondance de Hu Feng lors de sa publication, et condamne sa « clique » qui aurait selon lui infiltré les instances culturelles et politiques du Parti à des fins contre-révolutionnaires (Goldman, 1987 : 241). Si cette campagne ne représente pas à proprement parler un épisode de violence de masse, elle porte en elle les ferments du déchaînement de violence qui suivra, de la campagne anti-droitière à la Révolution culturelle en passant par le Grand Bond en avant, en mettant en avant le dénigrement systématique des intellectuels et la méfiance de Mao à l’égard de toute critique.
Les « Cent fleurs » et le « Mouvement anti-droitier », 1956-1957.
Pourtant en 1956, le gouvernement tente d’adoucir son contrôle sur les intellectuels. Entre le 14 et le 20 janvier 1956, le comité central du PCC organise une conférence sur les intellectuels durant laquelle Zhou Enlai propose des réformes, qui vont prendre forme avec le discours du 2 mai 1956 de Mao lançant la campagne des « Cent fleurs », qui doit son nom à la célèbre phrase « que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent ». Cette nouvelle campagne encourage les intellectuels à exprimer leurs critiques vis-à-vis de la bureaucratie afin de réformer l’Etat. Si les intellectuels, échaudés par la campagne contre Hu Feng, tardent à utiliser les moyens d’expression offerts par le pouvoir, à l’instar de Zhang Bojun, dirigeant de la Ligue Démocratique chinoise et Ministre des communications, qui se demande si la campagne est sincère (Goldman, 1987 : 251), l’empressement de Mao à garantir leur liberté d’expression, réitéré lors d’un discours le 12 mars 1957, les incite à se lancer dans la campagne des « Cent fleurs ». Les intellectuels et les étudiants publient des articles critiquant la bureaucratie et le régime, à l’Université de Pékin un « mur de la démocratie » s’organise et demande la libération de Hu Feng (Fairbank, 1989 : 408-409). Chu Anping, rédacteur en chef du Guangming Daily, organise des forums dans de nombreuses villes afin que les intellectuels qui ne sont pas membres du Parti puissent s’exprimer (Goldman, 1987 : 251). Mais le 8 juin 1957, le Parti se retourne contre les intellectuels, et lance le « Mouvement anti-droitier» (fan youpai yundong), afin de faire taire les critiques à l’égard du gouvernement. Lin Xiling, une jeune étudiante de l’Université du Peuple, qui condamne le socialisme chinois et s’en prend directement à Mao lors de la « Campagne des cent fleurs » (Pan, 2008), est arrêtée lors du « Mouvement anti-droitier », et est condamnée à 15 ans de prison (Goldman, 1987 : 255). Le Parti condamne Zhang Bojun, Chu Anping et Luo Longji, qu’il considère comme les dirigeants du mouvement démocratique. Ils sont relevés de leurs fonctions et sont étiquetés comme droitiers. Des écrivains de gauche, comme Ding Ling ou Feng Xuefeng sont dénoncés par Zhou Yang, Némésis de Hu Feng depuis la période de Yan’an, qui devient le fer de lance du mouvement dans le domaine culturel (Goldman, 1987 : 256). C’est également l’occasion pour Yao Wenyuan, qui deviendra plus tard un des membres de la Bande des Quatre, de se faire remarquer par sa virulence à l’égard des intellectuels. Le « Mouvement anti-droitier » ne se limite pas aux seuls intellectuels. Si l’on estime de 550 000 à 1,3 million le nombre d’intellectuels qui perdent leur poste et sont envoyés à la campagne ou dans des camps de rééducation par le travail, un quota de 5% de chaque unité de travail doit également être désigné comme droitier. Ce mouvement a préparé les conditions nécessaires à la catastrophe du Grand Bond en avant, en décriant le travail des intellectuels pour ne valoriser que la seule créativité des masses.
3. Conquête des territoires périphériques et répression des populations autochtones durant la période maoïste.
Le Tibet et le Xinjiang, régions périphériques du territoire chinois, n’ont pas été d’emblée incorporés au sein de la RPC, mais leur intégration a nécessité la conquête parfois violente de ces territoires et la répression des velléités indépendantes des populations concernées.
La « libération » du Tibet et la persécution des opposants.
L’histoire des relations entre le Tibet et la Chine est ancienne et complexe. Un protectorat chinois, sous la dynastie Qing, avait été établi en 1720 (Stein, 1987), mais le contrôle lâche de l’Empire a permis au Tibet de bénéficier d’une quasi-indépendance, notamment lors de la période des Seigneurs de la guerre (1916-1928) puis de la guerre civile. En octobre 1950, l’APL commence son entrée au Tibet, et ne rencontre que peu de résistance. Le 23 mai 1951 la souveraineté chinoise est acquise lors de la signature de l’Accord en dix-sept points sur la libération pacifique du Tibet entre les représentants du Dalaï-lama et ceux de la RPC (Goldstein, 1989). Entre 1956 et 1957 des convois de l’APL sont régulièrement attaqués par des tibétains, mais c’est véritablement à partir de 1959 que s’organisent des soulèvements populaires. Le 10 mars 1959, une révolte commencée au Kham s’étend à Lhassa, où des barricades et des affrontements entre l’APL et Tibétains ont lieu. Les rumeurs d’un complot visant le Dalaï-lama entraînent 30 000 Tibétains à se rassembler le 10 mars devant sa résidence afin de le protéger (Norbu, 1979 : 89). Craignant un enlèvement, le Dalaï-lama s’enfuit pour l’Inde, tandis que les combats continuent. Le 20 mars, l’APL prend des mesures afin de supprimer la révolte tibétaine ; les Tibétains, sous-armés, sont défaits en deux jours (Norbu, 1979 : 90). Le chiffre de 87 000 morts tibétains durant la répression de 1959, donné par le gouvernement en exil, est encore aujourd’hui soumis à discussion (Grunfeld, 1996 : 247).
Durant la Révolution culturelle, les Gardes rouges envoyés au Tibet à partir de novembre 1966 détruisent un nombre important de monastères et de monuments bouddhistes au nom de la lutte contre les « quatre vieilleries ». En 1969, « l’incident de Nyemo » manifeste les tensions au sein de la société tibétaine à l’égard du pouvoir communiste. Une nonne bouddhiste, Trinley Chödrön, prétend être possédée par le dieu Gesar et rassemble des adeptes en s’opposant à la collectivisation des terres et les « réformes démocratiques » imposées par les autorités chinoises. Cette révolte, qui dure trois semaines, fait une trentaine de morts de la main des insurgés bouddhistes. La nonne et ses adeptes sont capturés par l’APL, 34 personnes sont tuées durant l’assaut. Selon certains auteurs, l’incident doit être replacé dans le contexte des luttes de faction entre deux mouvements de Gardes rouges tibétains (Goldstein, Jiao et Tanzen, 2009 : 162).
Intégration du Xinjiang et répression des indépendantistes.
Le Xinjiang, région la plus occidentale de la Chine, est à la croisée de la Mongolie, de la Russie, du sous-continent indien et du Tibet. On y trouve majoritairement une population ouïghoure musulmane, mais également des Hans, Kazakhs, Huis, Mongols ou Tadjiks. Au XVIIIe siècle, la dynastie Qing conquiert cette vaste région, mais son pouvoir est régulièrement contesté par des insurrections séparatistes. Entre 1944 et 1949 une République du Turkestan orientale (RTO) est établie. En août 1949, les représentants de la RTO sont invités par Mao à participer à la Conférence consultative du peuple chinois, mais périssent lors d’un mystérieux accident d’avion au dessus de la Mongolie (Castets, 2004 : 15). Sous la pression de l’URSS, la RTO intègre la RPC le 13 octobre 1949, mais les troupes de l’APL se retrouvent confrontées à la résistance ouïghoure, emmenée par Osman Batur, qui est capturé et exécuté le 29 avril 1951 à Urumqi. Durant la campagne des « Trois anti », le pouvoir communiste se débarrasse des cadres ouïghours et des notables anti-communistes, tandis que le clergé islamique se voit confisquer ses biens et ses prérogatives juridiques (Castets, 2004 : 16). En mai 1954 sous l’impulsion du cheik soufi Abdimit et de Bardidin Makhsum, proche de Muhammad Amin Bughra, émir de la première RTO, un comité prônant le jihad à l’encontre du pouvoir communiste est créé. Entre 1954 et 1956 ils attaquent les symboles de l’autorité chinoise avant d’être réprimés (Castets, 2004 : 16). Tout comme au Tibet, lors de la Révolution culturelle, des Gardes rouges viennent au Xinjiang lutter contre les « quatre vieilleries » : l’islam est interdit et des musulmans sont obligés d’élever des porcs, et de nombreux opposants sont envoyés dans les laogai (camps de rééducation par le travail) qui peuplent le territoire du Xinjiang (Castets, 2004 : 17).
II. Le Grand Bond en avant et ses conséquences (1958-1962)
1. Les origines du Grand Bond en avant.
L’objectif du Grand Bond en avant (GBA - dayuejin) selon Mao était de rattraper en quinze ans le niveau d’industrialisation de la Grande Bretagne. Contrairement à la voie soviétique, qui privilégiait l’industrialisation lourde, Mao pensait « marcher sur ses deux jambes » en mobilisant les paysans afin de transformer l’industrie et l’agriculture en même temps, promouvant ainsi une « voie chinoise » du développement économique. Si les estimations concernant le nombre de victimes directes et indirectes varient, les derniers travaux de Frank Dikötter font état d’au moins 45 millions de morts entre 1958 et 1962. Si l’on associe traditionnellement le GBA à la famine consécutive à la collectivisation des campagnes, des violences de masse ont été constamment perpétrées durant cette période, et on estime à 2,5 millions le nombre de victimes torturées jusqu’à la mort ou tuées sommairement, tandis que les autres mourraient de faim du fait des politiques gouvernementales (Dikötter, 2010 : xii-xiii).
2. Les étapes du GBA.
Le GBA prend place dans la logique du deuxième plan quinquennal (1958-1962), qui promeut l’industrialisation rapide du pays, en même temps qu’un accroissement de la production agricole. Les communes populaires, qui regroupent les coopératives agricoles, sont créées et la propriété privée est entièrement abolie. En août 1958, les communes populaires deviennent officiellement la nouvelle forme d’organisation économique et politique de la société rurale chinoise, mettant en avant l’autosuffisance et la collectivisation des ressources (Lieberthal, 1987 : 299-310). Les quotas de production industrielle, qui s’appuient sur des statistiques faussées, empêchent les agriculteurs de moissonner toutes leurs récoltes, entraînant une famine, bien que le temps fût favorable. La « Campagne des quatre nuisibles » (da maque yundong), lancée par Mao en 1958 eut un impact retentissant sur l’agriculture chinoise. Cette campagne incitait les agriculteurs à s’attaquer aux fléaux traditionnels des campagnes, à savoir les rats, les mouches, les moustiques et les moineaux qui mangent les graines des céréales. Seulement, l’extermination massive des moineaux entraîne un bouleversement écologique qui favorise le développement d’insectes qui s’attaquent aux récoltes parce qu’ils ne sont plus inquiétés par les oiseaux. Malgré l’élévation du nombre de morts, le département de la propagande du PCC refuse, le 23 mai 1959, de parler de famine et explique que certaines régions sont touchées par des épidémies (Yang, 2008 : 111). A la conférence de Lushan, en juillet-août 1959, la stratégie de développement de Mao est mise en doute par le maréchal Peng Dehuai. Mao lance un « mouvement contre les opportunistes de droite », qui lui permet de faire taire les critiques tout en limogeant Peng Dehuai pour installer Lin Biao à sa place (Lieberthal, 1987 : 311). Les options économiques et politiques du GBA, qui n’ont pas été modifiées malgré les critiques de la conférence de Lushan, entraînent une famine très sévère en 1959 et 1960. D’autre part, le gouvernement central soutient durant cette période une politique de grands travaux, ponctionnant d’autant plus les capitaux dévolus à l’agriculture qui servaient également à rembourser la dette contractée auprès du voisin soviétique. Le pouvoir continue à minimiser l’importance de la famine en utilisant des formules rhétoriques. Le 16 mars 1960, alors que des dizaines de milliers de paysans meurent de famine, Mao adresse une note au Comité central du PCC sur les problèmes de santé qui affectent le pays. Selon lui, les problèmes d’hygiène que connaît la Chine sont uniquement dus au fait que les médecins sont trop occupés par l’accroissement de la production (Yang, 2008 : 111). Les effets du GBA touchent également les biens, puisque 40% des habitations sont détruites durant cette période afin de produire des engrais, de construire des cantines ou de punir les occupants (Dikötter, 2010 : xiv).
3. Les violences durant le GBA.
Les morts accidentelles sont légion durant le GBA, souvent dues aux cadences dans les usines ou à des équipements de piètre qualité. L’ampleur des morts par incendie s’explique par le fait que le matériel anti-incendie venait principalement de l’étranger, mais la doctrine d’auto-suffisance du GBA avait interdit toute importation. Durant la période du GBA la population dans les camps de rééducation par le travail atteint 1,8 million de personnes en 1960 (à l’exception du Tibet). Le taux de mortalité dans ces camps était de 5% en 1958 et 1962, et de 10% entre 1959 et 1961, ce qui fait un total de 700 000 morts par maladie et famine dans les camps (Dikötter, 2010 : 289). Les violences à l’égard des populations par les autorités locales ont également alourdi le bilan des morts. Les cadres locaux utilisaient souvent le bâton pour punir les villageois, à tel point qu’Ou Desheng, secrétaire du Parti dans une commune du Hunan, conseillait à ses nouvelles recrues : « si vous voulez être membres du Parti, il faut savoir comment battre les gens » (Diköetter, 2010 : 338). Entre 1959 et 1960, à Huangcai dans le Hunan, 4 000 villageois furent battus, dont 400 à mort. Les vols de céréales, souvent la seule façon de ne pas mourir de faim, étaient punis par la torture et souvent la mort.
En octobre 1960, un rapport sur la famine de masse en à Xinyang dans le Henan est donné à Mao par Li Fuchun. Le pouvoir ne peut plus continuer à minimiser l’ampleur de la catastrophe, et dès novembre 1960 une directive d’urgence autorise les agriculteurs à cultiver des lopins de terre privés, et restaure les marchés locaux. L’ampleur des dégâts causés par le GBA conduit à l’autocritique de Mao en juin 1961. Liu Shaoqi et Deng Xiaoping commencent à introduire des réformes qui démantèlent en partie les communes populaires. Alors que les médias et le discours officiel attribuent la famine et les morts causés par le GBA aux catastrophes naturelles, en janvier 1962 Liu Shaoqi propose de réévaluer leur part à un tiers, le reste étant attribué aux erreurs humaines (Yang, 2008 : 332), ce qui est contesté par Mao en septembre 1962, qui attribue les trois ans de famine aux catastrophes naturelles et à l’intransigeance de l’Union Soviétique quant au remboursement du prêt. Or, l’argument des catastrophes naturelles et du mauvais temps qui s’abattit sur la Chine à partir de 1959 est une illusion, puisqu’il n’y eu pas plus de catastrophes naturelles durant cette période qu’en temps normal, tandis que le remboursement du prêt à l’URSS était avant tout une affaire de fierté nationale pour Mao, qui refuse également l’aide alimentaire proposée par le voisin soviétique (Yang, 2008 : 333-342). La position de Liu et Deng attire les foudres de Mao, qui s’y oppose en lançant un appel à la lutte des classes. Cet appel sonne le départ de la « lutte entre les deux lignes », qui prend la forme d’une « Campagne d’éducation socialiste » (shehuizhuyi jiaoyu yundong) en 1963 centrée sur l’élimination des éléments réactionnaires au sein de la bureaucratie (Lieberthal, 1987 : 322). Cette campagne entraîne l’envoi de fonctionnaires et d’intellectuels à la campagne et la tenue de « meetings de lutte » à l’encontre des cadres des villages, préfiguration de la Révolution culturelle quelques années plus tard.
III. Les différentes phases de la Révolution culturelle (1966-1976).
L’échec du GBA a déclenché des tensions dans l’appareil du Parti et la doctrine de la « lutte entre les deux lignes » a officialisé une rupture dans les sphères dirigeantes du gouvernement chinois. Mao, écarté du pouvoir, ne tarde pas à utiliser les mouvements de masse pour revenir aux affaires. La Grande Révolution culturelle prolétarienne (GRCP) se déroule selon l’historiographie traditionnelle de 1966 à 1976, soit jusqu’à la mort de Mao. Pourtant, il est indispensable de repérer les différentes phases de la GRCP, afin de pouvoir analyser les moments de violence qui ont secoué le pays au sortir de la catastrophe du GBA.
1. Les débuts de la Révolution culturelle et la « terreur rouge », 1966.
Les prémisses de la GRCP sont traditionnellement associées à la critique par Yao Wenyuan en automne 1965 de la pièce de théâtre de Wu Han, vice-maire de Pékin, La destitution de Huang Rui, perçue à tort ou à raison comme une métaphore du limogeage du maréchal Peng Dehuai en 1959. A travers Wu Han, c’est Peng Zhen, le maire de Pékin, qui est visé par Mao, qui tente par ce biais d’éliminer les membres « révisionnistes » du gouvernement. Le 16 mai 1966 le Politburo publie une circulaire qui condamne Peng Zhen et les dérives bourgeoises des cadres du gouvernement, et institue un « Groupe chargé de la Révolution culturelle ». Mao s’en prend à ceux qui « agitent le drapeau rouge pour s’attaquer au drapeau rouge », identifiant l’ennemi à l’intérieur du Parti. Les premiers Gardes rouges apparaissent au sein de l’Université Tsinghua le 29 mai 1966, puis à l’Université de Pékin où les étudiants s’opposent à l’administration, considérée comme réactionnaire. Le 5 août 1966, Mao lui-même publie son premier dazibao, « Feu sur le quartier général » dans le Quotidien du Peuple, qui légitime l’aspiration des jeunes Gardes rouges à persécuter les éléments droitiers, jusqu’au plus haut niveau. C’est également le 5 août que la première victime de la GRCP décède sous les coups des Gardes rouges. Bian Zhongyun, la proviseure du collège pour filles de l’Université Normale de Pékin est humiliée et frappée à mort par les Gardes rouges et les étudiants (Wang, 2004). Le 8 août, le Comité central publie la « Décision concernant la Grande Révolution culturelle prolétarienne » en seize points, initiant une campagne de masse qui atteint son apogée le 18 août, lors du rassemblement d’un million de Gardes rouges sur la place Tian’anmen, accueillis par Mao et Lin Biao. Cette démonstration de force et l’appui du président vont inciter les Gardes rouges à envahir et piller les maisons pékinoises. Une nouvelle campagne, l’élimination des « Quatre vieilleries » (po sijiu) s’en prend aux anciennes idées, cultures, coutumes et habitudes, ce qui autorise les Gardes rouges à brûler les livres, détruire l’architecture traditionnelle et les temples anciens. A partir du 23 août 1966, les Gardes rouges de Pékin sont envoyés dans les grandes villes chinoises, où ils s’adonnent à la destructions et au pillage des maisons considérées comme bourgeoises, mènent des séances de lutte critique à l’encontre des intellectuels qu’ils humilient publiquement. A partir de ce moment, meurtre et suicide entrent dans une zone d’indistinction, de nombreux intellectuels pris à parti par les Gardes rouges n’ont d’autres choix que de se donner la mort, tandis que de nombreux meurtres sont maquillés en suicides. La mort de Lao She, éminent écrivain pékinois, le 24 octobre 1966, suscite encore aujourd’hui des interrogations quant à sa nature (Leys, 1998 : 345, Liu Xinwu, 2004). Cette période de terreur entraîne la mort de 100 000 personnes à travers tout le pays (Song, 2011 : 5). Les Gardes rouges reproduisent cependant la division du pouvoir au sein de leurs organisations, se départageant entre fidèles à Mao et proches des instances dirigeantes du PCC (Liu Shaoqi et Deng Xiaoping). Situation qui conduit la Chine au bord de la guerre civile en 1967.
2. Les luttes de factions, 1967-1968.
Le 3 janvier 1967, Lin Biao et Jiang Qing, épouse de Mao, appellent les Gardes rouges de Shanghai à s’emparer du pouvoir municipal. Mao apporte son soutien à l’action des Gardes rouges le 8 janvier dans le Quotidien du peuple, et le 11 janvier c’est au tour du Comité central d’adresser un télégramme de félicitation aux rebelles de Shanghai. A partir de ce moment, le Comité central du Parti demande à l’APL de soutenir la gauche, l’autorisant à faire usage de la force à l’encontre des contre-révolutionnaires, ce qui ne manque pas de déclencher des répressions sanglantes à l’encontre de la population. Cette période de quasi-guerre civile, appuyée par les moyens techniques des militaires, aurait entraîné la mort d’environ 500 000 personnes (Song, 2011 : 6). Les Gardes rouges s’emparent d’une grande partie des institutions, mais les luttes de factions entre radicaux et conservateurs déclenchent une nouvelle période de chaos. L’incident de Wuhan, le 20 juillet 1967, représente à cet égard l’acmé de cette lutte fratricide, mettant en scène les Gardes rouges et les troupes de l’APL fidèles au général Chen Zaidao (Robinson, 1971 : 413-438). Cette situation prend fin avec la démobilisation des Gardes rouges par Mao lui-même mi-1968, et l’appel à l’APL pour rétablir l’ordre. En décembre 1968 Mao lance le « Mouvement d’envoi des jeunes instruits (zhishi qingnian) à la campagne » (shangshan xiaxiang yundong), qui permet d’envoyer tous les jeunes Gardes rouges et citadins diplômés du collège ou du lycée dans les zones rurales. Cette mesure permet ainsi à Mao de mettre un arrêt aux exactions des Gardes rouges, de rééduquer des jeunes citadins considérés comme droitiers et de développer les campagnes (Bonnin, 2004). Ils seront près de 17 millions à être envoyés à la campagne, participant à l’un des plus grands mouvements de déplacement de population au monde.
3. Reprise en main du Parti, 1969-1976.
Le IXe Congrès du PCC en avril 1969 entérine les prérogatives de l’armée. 50% des membres du Comité central viennent de l’armée, tandis que la proportion des hommes de l’APL dans les appareils régionaux du Parti passe de 30,8% à 58,6% (Sandschneider, 1990 : 67). La militarisation du pouvoir et des instances locales fait échouer les tentatives de mobilisation des masses. La campagne « Que l’agriculture s’inspire de Dazhai » relancée en 1970, qui entend poursuivre la doctrine du GBA, rencontre de vives résistances chez les agriculteurs. Le « Mouvement pour l’épuration et la reconstruction du parti » de mai 1969 échoue dans sa tentative de reconstituer les organisations de masse. Lin Biao entend renforcer son rôle et s’assurer la succession de Mao. Durant le 2e plénum du IXe Comité central, du 23 août au 6 septembre 1970, il tente de restaurer le poste de chef de l’Etat, mais se retrouve confronté aux cadres et aux fidèles de Mao. Après l’élimination du « groupe du 16 mai » dirigé par l’ancien secrétaire de Mao, Chen Boda, sa chute devient inexorable, ses alliés et proches collaborateurs sont désavoués et doivent quitter les postes qu’ils occupent. Selon l’histoire officielle, Lin Biao aurait fomenté une tentative de coup d’Etat, dans un projet nommé « 571 » (wuqiyi, homophone de l’expression « insurrection armée ») élaboré par son propre fils Lin Liguo en mars 1971. Trahi par sa fille, Lin Biao se serait enfui le 13 septembre 1971 pour l’Union Soviétique, avant que son avion ne s’écrase en Mongolie. L’annonce de sa mort ne sera officialisée qu’en juin 1972, alors qu’une campagne de critique contre Lin Biao a déjà commencé en septembre 1971. Il sera par ailleurs exclu du PCC à titre posthume lors du Xe Congrès (du 24 au 28 août 1973).
A partir de 1973, Mao et la Bande des Quatre, dont fait partie sa femme Jiang Qing, lancent la campagne « Critiquer Lin, critiquer Confucius » (pi Lin pi Kong yundong) qui va se dérouler en plusieurs étapes. Il s’agit de critiquer la vision traditionnelle de l’histoire chinoise, inspirée de Confucius, pour l’interpréter dans les termes du matérialisme dialectique, mais vise avant tout Zhou Enlai, le premier ministre. En février 1974, la campagne de critique de Confucius fusionne avec celle de Lin Biao pour devenir une campagne de masse à l’encontre des cadres. Pourtant, Mao et ses partisans perdent de l’influence au sein du Parti et des instances du gouvernement. Mao ne participe pas à la IVe Assemblée nationale populaire du 13 au 17 janvier 1975, première réunion de l’Assemblée depuis 1969, qui entérine l’exclusion des cadres de la Révolution culturelle des instances dirigeantes. La Bande des Quatre et Mao organisent une « Campagne pour l’étude de la dictature du prolétariat », qui tente de remettre le programme de la Révolution culturelle à l’ordre du jour (nivellement des salaires, interdiction de l’agriculture privée, élimination des éléments bourgeois) qui se heurte à l’opposition de Deng Xiaoping (MacFarquhar et Schoenhals, 2009 : 492-511).
Zhou Enlai meurt le 8 janvier 1976, et à l’occasion de la fête des morts, le 5 avril 1976, des centaines de milliers de personnes se rassemblent sur la place Tian’anmen à Pékin et dans d’autre villes chinoises pour lui rendre hommage et s’opposer à l’aile gauche du Parti. La Bande des Quatre fait alors appel aux forces de l’ordre afin de réprimer les manifestations spontanées de la place Tian’anmen. Les policiers et miliciens font face à une vive résistance des manifestants, qui n’hésitent pas à incendier des véhicules. Le 7 avril la place est évacuée, et le lendemain, l’éditorial du Quotidien du Peuple évoque un « incident politique contre-révolutionnaire place Tian’anmen » (MacFarquhar et Schoenhals, 2009 : 529-530). Deng Xiaoping est accusé par la Bande des Quatre d’avoir dirigé les manifestations du 5 avril. Le 7 avril, Deng est envoyé en résidence surveillée avec sa femme Zhuo Lin, et le 8 avril il est démis de ses fonctions par le Politburo (MacFarquhar et Schoenhals, 2009 : 531-532). La répression qui s’ensuit dans tout le pays est violente, mais les estimations sont variables. Les services de renseignement de Taiwan parlent de 10 000 morts, tandis que certains historiens s’accordent à dire que 10 000 personnes furent arrêtées dans l’ensemble de la Chine suite aux manifestations du 5 avril (MacFarquhar et Schoenhals, 2009 : 535). La destitution de Deng Xiaoping semble annoncer la victoire de la Bande des Quatre, mais le 9 septembre 1976 Mao décède, et malgré les attaques de l’aile gauche du Parti à l’encontre des déviationnistes de droite, le 6 octobre 1976 la Bande des Quatre est arrêtée par le maréchal Ye Jianying et le général Wang Dongxing, sans que les milices de Pékin ne viennent à leur rescousse. Le neveu de Mao, Mao Yuanxin est arrêté à Shenyang, soupçonné de fomenter un coup d’Etat (Domes, 1990 : 92). A Shanghai, bastion de la gauche, les luttes entre milices ouvrières et soldats de l’APL font de nombreux morts. Le 23 octobre, Hua Guofeng est proclamé président du Parti et de la Commission militaire centrale. Les luttes armées ne s’arrêtent pas pour autant, en province de nombreux combats éclatent entre les soldats de l’APL et les bureaux du Parti durant l’hiver 1976-1977, qui font entre 45 000 et 50 000 morts (Domes, 1990 : 93). Deng Xiaoping fait son retour sur la scène politique lors du 3e plénum du Xe Comité central (du 16 au 21 juillet 1977), où il est réhabilité et se place à la troisième position dans la hiérarchie du Parti. Lors du congrès, Hua Guofeng déclare la fin de la GRCP avec l’écrasement de la Bande des Quatre (Domes, 1990 : 96). Au final, le nombre de victimes de la GRCP varie selon les études. La moyenne des estimations donnée par Song Yongyi est de 2,95 millions de victimes (Song, 2011 : 2). Il faut aussi prendre en compte le fait que 100 millions de personnes ont souffert directement de la GRCP.
IV. Répression des mouvements démocratiques et sociaux à partir de 1978.
A partir de la mort de Mao en 1976, les courants démocratiques, réprimés depuis le « Mouvement anti-droitier », renouent avec la tradition progressiste du 4 mai 1919. Les mouvements démocratiques vont fleurir deux ans après la mort de Mao, pour atteindre leur apogée en 1989, en étant à chaque fois réprimés par un pouvoir soucieux de maintenir son hégémonie sur la société. Si depuis 1989, aucun mouvement de l’ampleur des manifestations étudiantes n’a éclos, le PCC reste soucieux de punir tous les activistes, qui sont soumis à un régime répressif sévère. De même, la violence étatique s’est étendue aux populations marginales d’une Chine qui s’est ouverte au développement économique. Migrants intérieurs, expropriés ou plaignants se retrouvent sous la menace d’un appareil répressif de plus en plus compétent.
1. Le premier printemps de la démocratie, 1978-1979.
Si la mort de Mao en 1976 n’a pas de suite généré un mouvement de libéralisation politique, la prise de pouvoir progressive de Deng Xiaoping sur l’appareil du Parti après sa réhabilitation, a amorcé un réel espoir au sein des victimes de la Révolution culturelle. Espoir qui est nourri par la réévaluation le 15 novembre 1978 de la manifestation du 5 avril 1976. Le lendemain, des actions spontanées ont lieu dans les grandes villes de Chine pour exprimer le mécontentement d’une part importante de la population. A la mi-novembre 1978, durant la conférence préparatoire à la tenue du troisième plenum du Comité central (mi-décembre 1978), un « mur de la démocratie » dans le quartier de Xidan est utilisé pour exprimer librement les positions et revendication de la population pékinoise. Le mouvement rassemble les intellectuels victimes des campagnes anti-droitiers, des paysans lésés par le GBA, et les jeunes zhiqing de retour de la campagne (Béja, 2004 : 64-65). Le 19 novembre paraît le premier dazibao mettant en cause Mao. Une marée humaine se presse devant le mur pour lire les dazibao, écouter les meetings politiques et acheter des journaux indépendants (Sidane, 1980 : 18). Le mouvement est encouragé et soutenu par Deng Xiaoping, qui y voit l’occasion de prendre l’avantage sur les nostalgiques de la Révolution culturelle. La contestation s’étend dans la rue et sur la place Tian’anmen, où des manifestants se pressent pour demander la réévaluation de la Révolution culturelle devant le mausolée de Mao le 24 novembre 1978. Mais devant l’enthousiasme de la jeunesse, Deng change d’attitude en édictant les Quatre principes fondamentaux, – socialisme, marxisme léninisme et pensée de Mao Zedong, dictature du prolétariat et surtout direction du Parti communiste – qui contredisent les aspirations du Printemps de Pékin (Bonnin, 2001 : 123). Le 16 mars 1979 Deng critique les excès du libéralisme et demande aux manifestants de cesser leur mouvement. Le 29 mars, Wei Jingsheng, opposant célèbre pour avoir demandé la « cinquième modernisation » (la démocratie) sur un dazibao, est arrêté pour divulgation de secrets à l’étranger, tout comme Chen Lü, l’un des dirigeants de l’Alliance pour les droits de l’homme. Le 4 avril, Ren Wanding, qui a demandé au président américain Carter de soutenir le mouvement démocratique est arrêté, tandis que Wei Jingsheng est condamné le 16 octobre 1979 à 15 ans de prison (Béja, 2004 : 82). Le 6 décembre 1979, la municipalité de Pékin interdit l’affichage de dazibao sur le Mur de la démocratie et réprime les derniers manifestants.
2. Le mouvement étudiant et le massacre de la place Tian’anmen (1986-1989).
Si la tendance réformiste portée par Deng Xiaoping a définitivement imposé son contrôle sur l’appareil du Parti et du gouvernement en 1979, elle ne compte pas mettre en œuvre la « cinquième modernisation », se contentant de mener des politiques de réforme économique. Des manifestations se déroulent en 1986 pour demander l’accélération des réformes politiques, sous l’impulsion d’intellectuels comme Fang Lizhi. La gestion des manifestations par le secrétaire général du Parti, Hu Yaobang, est jugée beaucoup trop laxiste. Il doit démissionner le 16 janvier 1987, alors qu’une nouvelle campagne « Contre la libéralisation bourgeoise » est lancée à l’encontre des revendications démocratiques.
Les étapes du mouvement.
La mort de Hu Yaobang, le 15 avril 1989, déclenche des manifestations spontanées d’étudiants, qui convergent vers la place Tian’anmen. Ils demandent la réhabilitation de Hu Yaobang et la liberté d’expression. Les étudiants occupent la place jusqu’au 20 avril, lorsqu’ils se font déloger par les forces de l’ordre. Etudiants et ouvriers forment des associations autonomes et recommencent à manifester pour la démocratie (Béja, Bonnin et Peyraube, 1991). En l’absence de Zhao Ziyang, secrétaire général du Parti, parti en Corée le 23 avril, le premier ministre Li Peng convoque une réunion du Bureau politique le 24 avril pour analyser la situation (Zhang, 2004 : 113). Le lendemain, Li Peng, Yang Shangkun, président de la RPC, et les membres du Bureau politique se donnent rendez-vous chez Deng Xiaoping pour lui faire leur rapport. Deng Xiaoping déclare lors de cette réunion que le mouvement étudiant est un complot anti-communiste (Zhang, 2004 : 133). La position de Deng Xiaoping sert de base à l’éditorial du 26 avril du Quotidien du Peuple qui critique le mouvement étudiant, qualifiant les manifestations de contre-révolutionnaires, ce qui suscite le mécontentement des étudiants, qui manifestent le jour même afin d’obtenir la réévaluation de leur mouvement. Le 13 mai, des étudiants se mettent en grève de la faim sur la place Tian’anmen, qui accueille alors 300 000 personnes. Les leaders étudiants s’entretiennent avec les autorités en présence de Li Peng, mais celui-ci se refuse à toute concession et le dialogue n’aboutit à rien. La faction réformatrice du Parti, dirigée par Zhao Ziyang est défaite car Deng Xiaoping refuse que l’on négocie avec les protestataires. Il prend alors la décision de déclarer la loi martiale.
Répression du mouvement démocratique
Le 19 mai, Zhao Ziyang est démis de ses fonctions et envoyé en résidence surveillée, tandis que Li Peng proclame la loi martiale. Le lendemain l’armée arrive sur la place mais est repoussée par les Pékinois qui se sont mobilisés et ont dressé des barricades à l’entrée de la ville. Le gouvernement appelle sur Pékin des régiments de la province, craignant la fraternisation des garnisons de la capitale avec les étudiants. Le 2 juin, à 23 heures, une Jeep de l’armée tue trois piétons sur un trottoir à Muxidi, confirmant les inquiétudes des manifestants quant à la préparation d’une vaste opération de répression (Zhang, 2004 : 496). L’ordre de « nettoyer » la Place est en effet donné le 3 juin à 16 heures, lors d’une réunion d’urgence convoquée par Yang Shangkun, Li Peng et Yao Yilin, le vice premier ministre (Zhang, 2004 : 498-502). Les habitants de Pékin résistent à l’avance des troupes qui n’hésitent pas à tirer sur la foule. L’armée arrive sur la place Tian’anmen à l’aube du 4 juin, et commence son avancée pour en déloger les manifestants. La plupart des étudiants sont tués à l’extérieur de la place, sur Fuxingmenwai ou Muxidi (Zhang, 2004 : 495). Le 4 juin au matin, les derniers étudiants sur la place sont pourchassés, tandis que ceux qui tentent d’y rentrer sont abattus. Entre le 5 et le 10 juin, le mouvement de protestation continue dans tout le pays, des manifestations s’organisent dans cent quatre-vingt-une villes du pays (Zhang, 2004 : 535), mais sont rapidement réprimées et les universités sont fermées. Le nombre de morts exact est aujourd’hui encore sujet à controverse. Le rapport officiel le 19 juin 1989 de Li Ximing, secrétaire du comité du Parti de Pékin et membre du Bureau politique, fait état de 241 morts, dont 23 militaires, 7 000 blessés dont 5 000 soldats. Le rapport précise que personne n’a été tué sur la place Tian’anmen (Zhang, 2004 : 578-579). Si les chiffres gouvernementaux sont très certainement en dessous de la réalité, aucun consensus n’a pour l’instant été établi, le bilan variant de plusieurs milliers à plusieurs centaines de morts. Le groupe des « Mères de Tian’anmen », fondé par Ding Zilin, une professeure dont le fils est mort dans la nuit du 3 au 4 juin, tente de mettre un nom sur chacune des victimes et en a confirmé 186 pour l’instant, mais se heurte à l’hostilité des autorités (Link, 2011 : 25-26). La conséquence directe du massacre de la place Tian’anmen est l’arrêt du mouvement pour la démocratie, et la persécution systématique des opposants. D’après les statistiques, en 1989, 1,5 millions de personnes étaient détenues pour interrogation (shourong shencha), outil policier le plus communément adopté pour réprimer le mouvement démocratique (Cohen et Lewis, 2011 : 144).
3. Violence à l’égard des mouvements sociaux et démocratique depuis 1989.
La libéralisation politique de la Chine a subi un coup d’arrêt à partir de 1989, mais en 1992, lors de sa tournée dans le sud, Deng Xiaoping relance les réformes économiques, sans pour autant accomplir la « cinquième modernisation ». Depuis lors, la Chine connaît une croissance économique rapide sans ouverture politique. Les militants démocratiques et les activistes des mouvements sociaux sont criminalisés et victimes du monopole de la violence légitime.
Les migrants intérieurs.
L’ouverture et la croissance économique ont nécessité l’emploi de la main d’œuvre surabondante des campagnes dans les villes. Cependant, le hukou, livret de résidence qui permet en théorie d’éviter tout exode rural, imposé durant l’ère maoïste, est toujours officiellement en vigueur. La main d’œuvre des campagnes vient en ville chercher du travail dans des conditions précaires (mingong). Citoyens de seconde zone, ils subissent une violence symbolique (l’absence de permis de résidence entraîne de facto une perte de citoyenneté), économique et policière à travers d’incessants contrôles d’identité. Il n’est pas rare pour un migrant intérieur de finir ses jours dans un centre d’hébergement, battu à mort par la police. Lorsque l’affaire Sun Zhigang éclate en 2003, le public chinois prend conscience du sort réservé aux migrants. Sun Zhigang, jeune diplômé des beaux-arts, est interpellé par la police de Canton le 17 mars 2003, mais ayant oublié ses papiers d’identité, il est envoyé dans un centre d’hébergement pour migrants illégaux. Le 20 mars il est retrouvé mort dans le centre d’hébergement et de rapatriement, sans doute battu à mort par un policier. Si le cas de Sun Zhigang a suscité une indignation collective de la part d’une partie de la population chinoise (Thireau et Hua, 2005), le sort des migrants continue à s’aggraver au fil des ans, sans qu’une solution au problème du hukou ne soit pour l’instant trouvée.
Les laissés pour compte du développement économique.
Les mutations économiques initiées par Deng Xiaoping ont également signifié la mise sur le marché de terrains qui avaient été collectivisés de force par le pouvoir communiste. Les expropriations de terrains du centre-ville ou de la campagne pour le plus grand profit des autorités locales et des entreprises privées s’opèrent dans la violence, les habitants refusant de signer sont menacés et parfois battus (Hsing, 2010 : 60-85). Les opposants et leurs avocats sont régulièrement persécutés et emprisonnés, à l’instar de Ni Yulan, avocate des victimes d’expropriation, elle-même expropriée de son habitation à Pékin, détenue en 2011 durant une campagne de répression contre les dissidents, est condamnée à deux ans et demi de prison pour trouble à l’ordre publique, de même que son mari (Pedroletti, 2012). Le 21 septembre 2011, lorsque les villageois de Wukan dans le Guangdong protestent contre l’expropriation de leurs terrains, la police arrête trois personnes et blesse grièvement des manifestants lors d’altercations. Un représentant des villageois, Xue Jinbo, est arrêté le 9 décembre et meurt aux mains de la police. Seule la protestation massive de la population, qui durera jusqu’au 21 décembre, permettra la restitution du corps de Xue Jinbo et l’éviction des fonctionnaires corrompus. L’augmentation du nombre de suicides et d’immolations par le feu du fait des expropriations mais également les morts inexpliquées de militants, expriment la violence du gouvernement à l’égard de sa population. Mao Qiping, qui militait contre la destruction de son habitation à Fuzhou, dans le Fujian, est mort en juin 2012 après avoir été battu et qu’on lui ait injecté des produits toxiques dans les veines (Yu et Choi, 2012).
Le mouvement démocratique et des droits civiques.
Depuis la répression de 1989, le mouvement démocratique s’est retrouvé criminalisé, ses acteurs surveillés et placés en détention à chaque anniversaire du massacre. L’organisation des Jeux olympiques en 2008 a signifié un accroissement de la répression à l’encontre des opposants politiques ou des défenseurs des droits. Pour avoir participé à l’élaboration de la Charte 08, qui à l’instar de la Charte 77 en Tchécoslovaquie demande la constitution d’un Etat de droit et le respect des droits de l’Homme (Béja, 2009), Liu Xiaobo, prix Nobel de la paix, s’est retrouvé emprisonné et condamné à 11 de prison pour subversion le 9 décembre 2009. Hu Jia, militant politique impliqué dans la défense des malades du sida, est emprisonné en 2007 pour subversion du pouvoir de l’Etat, et relâché le 26 juin 2011. Chen Guangcheng, avocat autodidacte et aveugle qui a défendu les femmes forcées d’avorter, est assigné à résidence en septembre 2010 après avoir purgé une peine de prison de 4 ans et demi et subi des mauvais traitements de la part de ses geôliers. Il s’échappe en avril 2012 de sa résidence surveillée pour rejoindre l’ambassade des Etats-Unis, avant de quitter la Chine. En 2011, lors d’appels à manifestation lancés par des dissidents chinois, en soutien aux soulèvements démocratiques arabes, connus sous le nom de « manifestations du Jasmin », le gouvernement répond par une nouvelle campagne de détention, qui concerne au moins 54 activistes (Wong, 2011). Le 6 juin 2012, le corps de Li Wangyang, dissident chinois emprisonné lors de la répression du mouvement de Tian’anmen, est retrouvé sans vie dans un hôpital de Shenyang. Il avait été condamné, en 2001, à dix ans de prison pour avoir tenté de poursuivre les autorités pour les mauvais traitements subis durant ses vingt et un ans de prison. La qualification de suicide par les autorités est contestée par la famille du dissident (AFP, 2012). L’impossibilité de distinguer le suicide du meurtre montre bien la permanence de l’état d’exception qui définit le gouvernement de la RPC.
V. Violences à l’encontre des minorités nationales et religieuses.
Si la recherche d’un ennemi intérieur a caractérisé les accès de violence de l’ère maoïste (droitiers, intellectuels bourgeois, révisionnistes), les dernières grandes campagnes de répression gouvernementale n’échappent à cette règle. Les tensions séparatistes des populations aux marges de la Chine, ainsi que le développement de groupes religieux défiant le pouvoir sur son terrain, ont suscité les réactions les plus violentes du pouvoir depuis 1989. Le discours officiel s’adapte en fonction des époques, puisqu’aujourd’hui les opérations de maintien de l’ordre au Xinjiang prennent appui sur la guerre contre le terrorisme héritée de la présidence américaine de George W. Bush.
1. Répressions au Tibet depuis 1987.
Entre 1987 et 1989, trois révoltes se sont succédé au Tibet. Le 27 septembre 1987, connu également sous le nom de « journée noire », une manifestation à Lhassa est réprimée par les autorités chinoises. Le 1er octobre 1987, des nouvelles émeutes à Lhassa mené par des moines et des nonnes font six morts. Le 5 mars 1988, de nouvelles révoltes sont réprimées, qui font trois morts selon la police, et trente selon les manifestants. Le 10 décembre 1988 des manifestations en faveur de l’indépendance du Tibet sont durement réprimées par la police, qui tire sur les manifestants, faisant douze morts. Le 5 mars 1989, le Tibet connaît la répression la plus sanglante de son histoire, lorsque la police tire sur une foule de manifestants, qui fait selon certaines sources plus de 150 morts, avant que Pékin ne décrète la loi martiale le 7 mars (Donnet, Privat et Ribes, 1992 : 175).
En 2008, peu avant les Jeux olympiques, un soulèvement populaire embrase le Tibet. Le 10 mars 2008, pour commémorer la révolte de 1959, cinq-cents moines du monastère de Drepung tentent de venir manifester à Lhassa. Ils sont arrêtés et battus par les forces de l’ordre. Le lendemain, six-cent moines de Sera tentent de marcher sur Lhassa, mais sont également placés en détention par la police. La présence policière le 14 mars dans le second plus grand temple de Lhassa, Ramoche, provoque des troubles importants. Les tibétains brûlent 1200 échoppes ou habitations chinoises, 225 chinois sont blessés et 22 tués. Le même jour, les forces de l’ordre chinoises répliquent en tuant entre 50 et 100 Tibétains (Smith, 2010 : 11-14). Manifestations et répression s’enchaînent durant le mois de mars. Les manifestations du 22 au 25 mars font au moins 69 morts du côté tibétain (Smith, 2010 : 17). Le 30 mars, un Tibétain roulant à moto dans Lhassa est tué pour ne pas s’être arrêté à un checkpoint. Les moines sont régulièrement arrêtés dans l’enceinte de leurs monastères et emprisonnés, comme ceux de Sera entre le 17 et 20 avril. Le 29 avril, 30 Tibétains sont condamnés à des peines de prison allant de trois ans à la perpétuité, pour leur implication dans les révoltes de Lhassa. D’autres provinces connaissent également des révoltes, comme le Gansu, où 19 Tibétains sont abattus lors d’une manifestation le 15 mars.
2. Violences et lutte contre le terrorisme au Xinjiang.
A partir de la fin de l’année 1989, le Parti islamique du Turkestan oriental (PITO) est créé par Yusuf Zeydin, qui agrège tous les mécontentements liés à la présence chinoise sur le territoire et lance des campagnes souterraines de recrutement. Inspiré par les succès afghans, Zeydin appelle à l’insurrection et au jihad dans la région de Barin le 5 avril 1990, mais les troupes de l’APL les pourchassent jusque dans la montagne. L’insurrection fait une centaine de morts des deux côtés (Castets, 2004 : 26). A partir du 11 septembre 2001, le gouvernement chinois rattache le PITO à la mouvance islamique et utilise l’argument de la guerre contre le terrorisme pour combattre le mouvement séparatiste. En février 1997, une insurrection de très grande ampleur secoue Ghulja (Yining), faisant 167 victimes. Une semaine plus tard des bombes explosent dans trois bus à Urumqi, faisant 9 victimes, le jour des funérailles de Deng Xiaoping. L’année 1997 coïncide également avec la date de la rétrocession de Hong Kong, et de nombreux Ouïghours pensent obtenir leur indépendance à cette occasion (Bovingdon, 2002 : 39-40). Selon les documents du PCC, en 1998 soixante-dix « incidents » au Xinjiang font 380 morts, tandis qu’en 1999, vingt-sept incidents font plus d’une centaine de morts (Becquelin, 2000 : 87).
En 2008, des manifestations, parallèlement au mouvement tibétain, agitent le Xinjiang. Le gouvernement chinois fait des Ouïghours la principale menace pour la sécurité des Jeux olympiques, et mène devant les caméras de télévision le 27 janvier 2008 une opération policière pour démanteler un réseau terroriste, qui fait 2 victimes du côté ouïghour, sans qu’aucune preuve de la préparation de l’attentat ne soit apportée (Mével, 2008). L’année suivante, en juillet 2009, des violentes émeutes secouent le Xinjiang et provoquent une des plus grandes répressions militaire depuis 1989. Les émeutes débutent avec le meurtre de deux ouvriers migrants ouïghours par des Hans la nuit du 25 au 26 juin 2009 à Shaoguan, dans le Guangdong, après la diffusion de rumeurs mensongères à propos de viols commis par des Ouïghours de l’usine de Shaoguan (Wong, 2009). Le 5 juillet, des manifestations pacifiques sont organisées à Urumqi pour demander l’ouverture d’une enquête sur les meurtres de Shaoguan, mais dégénèrent rapidement en affrontement entre Ouïghours et forces de l’ordre. L’agence officielle Xinhua comptabilise 197 morts durant cette journée d’émeute (Yan, Geng et Yuan, 2009), accusant des terroristes islamistes financés par Al-Qaïda d’être responsables de ces morts. Les chiffres officiels font en effet état d’une majorité de morts d’origine Han tués par les émeutiers ouïghours. En tout, 137 Hans sont morts, 46 Ouïghours et un Hui (Béja, 2009-2). Le 6 juillet, le gouvernement impose le couvre-feu et coupe les communications téléphoniques et internet dans toute la région, mais autorise les journalistes internationaux à couvrir les événements à Urumqi, mais non à Kashgar ou Hotan (Béja, 2009-2). Le 7 juillet, des manifestations de Hans prennent place à Urumqi, protestant contre les meurtres et appelant le gouvernement à sévir contre les Ouïghours. La presse officielle fait état de 200 arrestations après les émeutes du 5 juillet (China Daily, 2009), conduisant à la condamnation à mort de 26 personnes, dont 9 ont déjà été exécutées (Barriaux, 2009). Les émeutes de juillet 2009 ont confirmé la volonté du gouvernement chinois de maintenir la « stabilité » de la région par la domination Han, symbolisée par le remplacement du secrétaire du Parti d’Urumqi, Wang Lequan, par Zhang Chunxian, après les critiques des Hans du Xinjiang à l’encontre de sa gestion des émeutes (Cliff, 2012 : 104).
3. Persécutions religieuses : le cas de la Falungong.
Il est étonnant de constater que l’incident le plus sérieux pour le pouvoir chinois depuis le 4 juin 1989 (selon les termes d’une réunion au Politburo mi-juin 1999) s’est produit dix ans plus tard, et qu’il a été le fait d’un groupe religieux. Le qigong, une technique de respiration et d’exercices corporels, a été redécouverte par un cadre communiste le 3 mars 1949 dans la zone libérée du Hebei (Palmer, 2007 : 29) et institutionnalisée par les autorités gouvernementales. La pratique du qigong a été bannie durant la Révolution culturelle, avant d’être reconnue le 14 décembre 1979 avec la création de la Société de recherche de Pékin sur le qigong, et le soutien de membres du Conseil des affaires de l’Etat. La « fièvre » du qigong atteint son paroxysme en Chine au début des années 1990, lorsque de nombreuses associations se créent. En mai 1992, Li Hongzhi fonde la Falungong, qui deviendra très populaire. Les théories de la Falungong mêlent messianisme apocalyptique et bouddhisme, Li Hongzhi se présentant comme le sauveur d’une humanité vouée à la déchéance (Tong, 2009 : 7). Les journaux attaquent la Falungong et son chef, ce qui suscite une réaction très vive de la part des adeptes. Le 25 avril 1999, à 5 heures du matin, des membres de la Falungong commencent à affluer vers Zhongnanhai, le siège du pouvoir chinois. Sans slogan ni banderoles, ils occupent l’intégralité du trottoir en face de Zhongnanhai, forts de 21 000 personnes, s’étendant sur 2,5 kilomètres. Jiang Zemin, président de la RPC, envoie Luo Gan, responsable de la sécurité, discuter avec cinq représentants de la Falungong. Il leur assure le soutien du gouvernement face aux attaques de la presse à l’égard du mouvement, et à 10h30 les adeptes de la Falungong quittent le trottoir de Zhongnanhai (Tong, 2009 : 5-6).
Après la démonstration de force du 25 avril 1999, le PCC déclare la dissolution de la Falungong le 22 juillet. Pour ce faire, Jiang Zemin crée deux agences spécifiques au sein de l’appareil d’Etat, le « Groupe central pour s’occuper de la Falungong » ainsi que le « Bureau 610 » qui en est le bras armé (Tong, 2009 : 99). Avant la dissolution du 22 juillet, les autorités détenaient au moins 150 membres de la Falungong (Tong, 2009 : 54). A partir du 22 juillet, les rassemblements d’adeptes de la Falungong sont interdits, et un important dispositif policier est mis en œuvre pour empêcher les manifestations de s’organiser (Tong, 2009 : 70). Au total, l’Etat arrête 584 763 adeptes de la Falungong, dont 30 015 sont considérés comme un danger pour l’ordre social. Si le gouvernement assure que la rééducation des adeptes de la Falungong est avant tout un programme de persuasion psychologique accompagné de l’étude du matérialisme dialectique, les sources de la Falungong comme Minghui assurent que ses membres sont persécutés, torturés et tués par le gouvernement. Selon Minghui, depuis le 20 juillet 1999 jusqu’au 31 décembre 2005, 14 474 cas de tortures physiques et psychologiques ont été recensées. Minghui estime également que 2 731 personnes ont été torturées à mort entre 1999 et 2005 (Tong, 2009 : 122-125). La différence entre les sources gouvernementales et de la Falungong nous incite à la prudence. Il est évident que la vision du gouvernement, qui considère que seule la rééducation psychologique a été utilisée, et qu’aucune mort non-naturelle n’a été à déplorer, n’est pas crédible.
Conclusion
Les violences de masse sont partie intégrante de l’histoire de la RPC et sont inséparables des « mouvements » et « campagnes » que Mao a instrumentalisés jusqu’à sa mort afin de reprendre un pouvoir qu’il voyait de plus en plus contesté. Ces violences, qui comptent parmi les plus meurtrières de l’Histoire, ont affecté le destin de la Chine, que ce soit en retardant son développement économique lors du Grand Bond en avant, ou en détruisant une grande partie du patrimoine culturel chinois lors de la Révolution culturelle. La mort de Mao n’a pourtant pas signifié l’arrêt de ces violences. Le PCC a besoin, afin de maintenir son hégémonie, de réprimer par la violence les contestations sociales et les groupes ethniques ou religieux qui remettent en cause sa légitimité. La recherche d’un ennemi intérieur, qu’il soit intellectuel bourgeois durant le maoïsme, simple Ouïghour ou exproprié de force aujourd’hui, montre que la violence est au cœur des relations de pouvoir en Chine.
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