L’axe « Un paysage global de camps : formation et gouvernance des lieux de la mobilité transnationale » porté par Michel Agier dans le cadre du programme MOBGLOB, s’inscrit dans la suite du programme ANR ASILES (« Corps des victimes, espaces du sujet. Réfugiés, sinistrés et clandestins, de l’expérience au témoignage »), dirigé par Michel Agier entre 2005 et 2009 , et qui a porté sur les représentations et les pratiques touchant les populations mobiles et précaire prises dans les espaces d’intervention humanitaire et sécuritaire à l’échelle mondiale. Il s’inscrit également dans la continuité du programme ANR TRANSGUERRES, mené entre 2009 et 2011 par Rémy Bazenguissa Ganga et portant sur l’articulation d’études régionales et locales d’affrontements et de conflits avec leurs effets sociaux et politiques.
Il existe à l’échelle globale, sur la route des réfugiés, des migrants et/ou des demandeurs d’asile, un vaste dispositif de camps, de zones d’attente, de centres de détention et de campements, qui caractérisent les différentes formes d’encampement aujourd’hui. Les camps, que ce soit sous la forme de l’intervention humanitaire ou auto-établie, tendent à redessiner les frontières, transformées en espaces pleins, en lieux d’attente et de confinement. Les zones d’attente comme les centres de transit et les camps d’étrangers sont aujourd’hui ce qui peuple les frontières et en même temps les redessinent. Ce n’est déjà plus seulement le tracé géographique des États qui délimite la réalité des frontières nationales, c’est bien la somme des couloirs, sas et centres de tri qui dessine virtuellement une « carte des camps » comme frontières. Centres de transit, zones d’attente, centres de réception ou de rétention, tous ces espaces occupent une même position fonctionnelle dans l’édifice des camps aujourd’hui, fonction qu’on peut désigner globalement comme étant celle d’un centre de tri. Ils sont sous le contrôle direct des administrations nationales, des institutions policières, des agences onusiennes et/ou des organisations d’assistance humanitaire. Les camps de réfugiés présentent en général la forme la plus standardisée, planifiée et officielle de l’ensemble des figures de camp, à l’opposé des refuges auto-organisés (cross border points, campements, jungle, ghettos, « zones grises », squats, etc.) et différemment des centres de rétention, zones d’attente et de transit.
Il s’agit de mener une réflexion générale et des recherches empiriques systématiques sur la diffusion du modèle du camp à l’échelle mondiale et sur les formes de gouvernance et/ou d’agency qu’elle implique, à la fois du point de vue des instances politiques, des organisations humanitaires et des personnes regroupées dans ces espaces.
L’ethnographie des camps, formels et informels, de réfugiés, déplacés et/ou migrants, doit permettre de rendre compte de la complexité et de la diversité des situations locales mais aussi de penser leur intégration dans un « paysage » global. Son objectif est ainsi de proposer une description des dispositifs d’encampement à l’échelle mondiale, du camp humanitaire géré par les ONG et le HCR aux lieux informels de regroupements des personnes déplacées et migrantes. Elle doit en outre permettre de dépasser la représentation des camps comme des espaces figés, en envisageant leur évolution ainsi que les processus sociaux et politiques dont ils sont tour à tour révélateurs et moteurs. Les analyses comparatives et/ou transversales aideront à dresser le tableau d’ensemble de l’encampement des indésirables, à partir d’un point de vue global et critique (guerre et non-guerre ; réfugiés et migrants ; humanitaire et police).
Le programme de recherche s’appuiera sur des rencontres interdisciplinaires, en vue de la réalisation d’un ouvrage collectif sur les camps dans le monde.
Responsables : Michel Agier, directeur d’études EHESS/IRD, Clara Lecadet, chercheuse postdoctorale attachée au projet
Partenaires : Caroline Hala Abou-Zaki, Marc Bernardot, Pierre Centlivres, Olivier Clochard, Alice Corbet, Agnès de Geoffroy, Kamel Doraï, Jean-Louis Edogué, Manuel Herz, Sandi Hilal, Alexander Horstmann, Bram Jansen, Pedro Neto, Alessandro Petti, Sara Prestianni, Nicolas Puig, Stellio Rolland, Anoo Iyer Siddiqi, Louise Tassin, Hélène Thiollet, Simon Turner, Eyal Weizman
L’architecture des camps et l’industrie humanitaire
Les modes de gouvernance qui régissent l’organisation des camps de réfugiés ont un rôle décisif dans l’aménagement de ces espaces et dans la nature de l’aide matérielle fournies par les ONG. Anoo Iyer Siddiqi analyse ces évolutions logistiques et structurelles à propos du camp de réfugiés de Dadaab au Kenya. Manuel Herz étudie les stratégies de construction des camps et le dilemme humanitaire à propos des camps sahraouis de Tindouf, au Sud-ouest algérien. Sandi Hilal, Alessandro Petti et Eyal Weizmandéveloppent dans leurs travaux sur les camps palestiniens en Cisjordanie une critique du processus de colonisation israélien à partir de la question de l’architecture.
Les camps dans l’histoire et le présent du Moyen-Orient Les camps de réfugiés au Moyen-Orient constituent des terrains de recherche pour plusieurs participants. Caroline Abu-Zaki part, dans le cadre de sa recherche doctorale, d’une histoire sociale et politique du camp de Chatila au Liban pour envisager les transformations, démographiques notamment, à l’œuvre dans le camp. S’intéressant à la question des mobilités, Kamel Doraï analyse les pratiques et déplacements transnationaux des réfugiés palestiniens au Moyen-Orient, à partir d’une comparaison entre la vie en camp et la vie hors camp.
Camps, villes et territoires
La question de l’inclusion et de la transformation progressive des camps dans les villes où ils sont installés ainsi que leur capacité à faire ville, à créer de nouveaux contextes urbains, sociaux et/ou politiques, fournit une entrée thématique pour nombre de ces recherches. Au Moyen-Orient, Nicolas Puiganalyse les logiques sociales et urbaines à l’œuvre dans le camp de Nahr-al-Bared, aujourd’hui détruit, près de Tripoli au Liban.
Hélène Thiollet étudie la survivance de camps de réfugiés érythréens à la frontière Est du Soudan et leur impact économique et social sur la région frontalière. A partir d’une analyse économique des activités dans et autour du camp, Bram Jansen met en évidence le rôle majeur du camp de Kakuma, au nord du Kenya, dans l’économie régionale et nationale.
Le camp, espace en mouvement : identité, mémoire, politique
Les recherches entendent battre en brèche une représentation statique des camps, en mettant l’accent sur les recompositions identitaires, sociales, historiques et politiques induites par leur existence.
En Afrique, Pedro Neto étudie dans sa recherche de thèse la question de la mémoire et de la reconstitution d’une identité des rapatriés et des réfugiés angolais dans le camp de Maheba en Zambie.Agnès de Geoffroy cherche dans les camps de Khartoum les sédimentations laissées par la politique et l’histoire du Nord et du Sud Soudan. Simon Turner s’interroge sur le double processus de politisation des réfugiés, dans leurs formes d’organisation à l’intérieur du camp de Lukole en Tanzanie, et de dépolitisation dans le processus de fabrication de la victime par les organismes humanitaires.
En Asie, les effets et les interactions des camps avec leur environnement social, régional, seront étudiés par Pierre Centlivres, qui, dans le sillage de ses études pionnières sur les camps d’Afghans au Pakistan, interroge la question des mobilités afghanes dans et en dehors des camps. Alexander Horstmannétudie le lien entre religion, éducation et politique, pour montrer que les camps de réfugiés birmans à la frontière de la Thaïlande, ont permis le renforcement du mouvement nationaliste karen dans l’exil. Dans le cadre d’une réflexion sur l’ancrage socio-historique de la forme camp, Marc Bernardot proposera une étude sur le Centre d’Accueil des Français d’Indochine de Saint-Livrade, souvent considéré comme le dernier « camp » français.
Des lieux hybrides
La prise en compte de l’agency des sinistrés, réfugiés et migrants dans la fabrique des lieux de la mobilité transnationale, apporte un contrepoint aux recherches sur les espaces de la mobilité comme l’enjeu d’une gouvernance à la fois humanitaire et politique.
A Haïti, où elle effectue une recherche sur le camp Corail, Alice Corbet observe les résistances manifestées par les sinistrés de Port-au-Prince à s’installer dans un camp construit par les ONG humanitaires. Ce refus de la gouvernance humanitaire les a conduit à créer leur propre camp et il est révélateur des tensions dans et autour des camps. Stellio Rolland montre le rôle des déplacés internes du camp de Pavarando en Urabá, dans la formation et l’institutionnalisation d’espaces protégés pour les civils confrontés à la violence paramilitaire en Colombie. L’accent sera également mis sur les espaces aménagés par les migrants dans leurs parcours. Jean-Louis Edogué étudie ainsi les ghettos de la forêt, lieux de regroupement et d’attente des migrants au Maroc, aux abords de Ceuta et Melilla. Sara Prestianni montre dans son travail photographique sur les jungles de Calais, la matérialité éphémère des refuges construits par les migrants en route vers l’Angleterre. Olivier Clochard proposera une étude sur l’encampement des travailleurs migrants à Chypre. Louise Tassin, qui mène dans le cadre de sa recherche doctorale une enquête sur les centres de rétention en Europe, effectuera un travail sur le « centre d’identification et d’expulsion » de Lampedusa en Italie.
Avec les ghettos formés par les migrants expulsés à la frontière de l’Algérie et du Mali, Clara Lecadet s’intéresse à l’organisation des expulsés, à la fois pour faire face à la dureté de l’expulsion et pour contester les politiques migratoires. Ces campements informels, qu’ils se situent sur la route des migrants ou aux abords des zones de leur expulsion, apparaissent comme une alternative à la gouvernance humanitaire et politique, qui prend notamment place dans les centres et zones de rétention destinées à arrêter et/ou à filtrer les migrants.