Projet de thèse de Tania Moutaï
Insularités et (im)mobilités.
Trajectoires mobilitaires des populations corses et martiniquaises
Les territoires ultrapériphériques de France sont tous – exceptée la Guyane, des îles. Pourtant, bien que les géographes aient investi le domaine de l’insularité, les sociologues se sont enfermés dans la catégorie politique d’Outre-mer. En effet, les premiers ont tenté - par le prisme du territoire - de répondre à la question suivante : « l’insularité est-elle l’incarnation des marges/de la périphérie ? ». Des interprétations en termes de pauvreté, de retard, de paradis fiscal on encore d’exotisme ont été mises en exergue. Ces géographes ont toutefois manqué de se demander si l’insularité était un type d’organisation sociale et spatiale à part entière au regard des régions/départements continentaux du pays auquel ils sont rattachés. De l’autre côté, les sociologues de l’insularité ont investi le prisme colonial et postcolonial pour rendre justice à des espaces jusqu’alors absents des sciences sociales. Toutefois, si l’histoire coloniale et la construction politique des Outre-mer français expliquent que la Corse soit exclue des analyses portant sur des DROM-COM, il ne faut pas naturaliser la spécificité îlienne de ces régions.
Comment appréhender l’insularité en tant que concept englobant permettant de donner sens, en plus des espaces, aux individus ? A l’aune d’une société de plus en plus globalisée et connectée, nous nous référons à John Urry et à sa théorie du tournant mobilitaire (mobility turn). L’auteur propose un changement que doit opérer la sociologie afin de prioriser le concept de mobilité pour appréhender les sociétés. Au lieu d’examiner les individus, la société ou encore les espaces comme s’ils étaient enracinés et figés, il faut reconnaître que la vie consiste en des pratiques mobiles. L’île doit se départir de son image d’isolat et peut ainsi être comprise par la façon dont les individus s’y déplacent et s’y déploient qualitativement. Sur la base d’une analyse des ressources des territoires insulaires, les individus deviennent des sujets mobiles qui sont en mouvement afin d’interagir, de travailler, consommer ou encore de se divertir.
Nous nous appuyons sur la notion de trajectoire mobilitaire (Cailly, 2020) qui considère, dans le temps, les différents types de mobilités comme réel système analytique rendant intelligible les groupes sociaux. Ce cadre théorique permet en particulier d'articuler les circulations locales au rapport à l’émigration, un élément central aux mobilités îliennes. La thèse se propose d’appréhender par les mobilités spatiales les insularités françaises, à savoir les individus résidents au sein des îles et ceux-ci eux-mêmes.
Trois questions de recherches émergent :
1) l’espace îlien socialise-t-il à et par les mobilités différemment des espaces ruraux et urbains ? Il s’agira d’appréhender le rapport aux transports en commun, à l’automobile, aux voyages puis de voir si ceux-ci structurent la façon dont les individus se perçoivent. Le manque de transports en commun au sein de la région et les mobilités de longues distances renforcent-t-elles la conscience de l’insularité de son lieu d’origine ?
2) l’appréhension des mobilités spatiales est-elle révélatrice d’inégalités et/ou de pratiques propres aux territoires insulaires ? Il s’agit ici d’investir la notion de capital spatial (Cailly, 2007) pour questionner les rapports de force entre âge, classe et genre au sein des mobilités. Sont-ce, dans le cadre insulaire, les cadres et professions intellectuelles supérieures qui ont effectué le plus de voyage à l’étranger ou de déplacements professionnels ?
3) dans quelle mesure le caractère insulaire structure le rapport à l’émigration de ses populations, directement, mais aussi par le canal des mobilités locales ?
Les données statistiques et le corpus d’entretiens nous permettront de comparer les mobilités spatiales sur l’île des individus résidents encore en son sein, et des migrants partis s’installer en France hexagonale. Il s’agirait surtout de pouvoir mettre en exergue les différences de mobilité passée justifiant et donnant sens à la migration. Sont-ce par exemple ceux et celles qui sont partis de multiple fois en France continentale durant l’enfance qui ont migré ?
Pour répondre à ces questions, cette recherche étudie les mobilités quotidiennes, résidentielles et à destination du continent comme trois composantes interreliées de la trajectoire mobilitaire. Pour saisir ces dimensions en interrogeant leur caractère spécifiquement insulaire, nous nous appuyons sur les données du recensement de la population (2019) et sur un corpus d’entretiens semi-directifs. Les premières permettent d’appréhender trois types de mobilité (résidentielle, scolaire, professionnelle) en les comparant à d’autres espaces insulaires et à différents contextes hexagonaux. Les entretiens permettent de qualifier ces mobilités, en analysant la diversité de pratiques et représentations que les îliens leur associent. En effet, il ne s’agit pas seulement de considérer les mobilités comme valeur suffisante, il s’agit plus que tout de partir des mobilités pour appréhender des façons de voir et de s’approprier le territoire.
Ce cadrage par les mobilités veut dépasser la dichotomie migrant/non migrant pour penser les îliens qui sont nombreux à entretenir des relations avec le continent. Plus encore, comparer la Corse et la Martinique permet alors d’apporter un point de vue complémentaire sur les facteurs qui structurent les mobilités au sein et au départ de ces deux régions, en les interrogeant au prisme de l’insularité, sans négliger les importantes différences qu’il existe entre ces deux espaces.