Enquête sur l'articulation entre handicap et genre sur le marché de l'emploi en France
Enquête sur l'articulation entre handicap et genre sur le marché de l'emploi en France
- Image AnnaStills (via Shutterstock)
Quand le genre travaille le handicap :
enquête sur l'articulation entre handicap et genre sur le marché de l'emploi en France
Soutenance de thèse de Mathéa Boudinet le 14 mai 2024 à Sciences Po
Membres du jury : Pierre Brasseur (Université Libre de Bruxelles - METICES), Didier Demazière (Sciences Po - CSO), Aude Lejeune (Université de Lille - CERAPS), Sophie Pochic (ENS - Centre Maurice Halbwachs), Anne Revillard (Directrice de recherche, Sciences Po - CRIS & LIEPP), Maud Simonet (Université Paris Nanterre - IDHES).
Cette thèse s’intéresse aux situations des femmes handicapées sur le marché de l’emploi en France. Qu’implique l’appartenance à plusieurs catégories dominées dans les rapports sociaux, sur les positions occupées sur le marché de l’emploi ? Elle s’inscrit dans la sociologie de l’emploi, du genre, du handicap et au champ des recherches consacré à l’articulation des temps sociaux.
La littérature en sociologie a principalement étudié les inégalités professionnelles liées au genre et au handicap de manière séparée, et, quand elle croise explicitement ces variables, elle se divise quant à la manière de qualifier les positions des femmes handicapées : « double discrimination » ? Désavantages liés au handicap tellement importants et structurants que les inégalités de genre sont quasiment inexistantes ?
La thèse étudie la manière dont s’articulent concrètement genre et handicap sur le marché de l’emploi et en emploi, et permet de distinguer les mécanismes sociaux s’appliquant de manière différenciée à la population handicapée ou féminine, de ceux qui seraient spécifiques aux femmes handicapées.
Elle s’appuie sur des méthodes mixtes, croisant l’exploitation de 51 entretiens biographiques individuels auprès de femmes et hommes ayant une déficience visuelle, motrice ou une maladie chroniques, et l’analyse de la vague 2018 de l’enquête INSEE « Emploi en continu ».
La thèse souligne l’intérêt d’analyser les situations professionnelles des personnes handicapées en termes d’articulation des temps sociaux, et met en lumière la prégnance de formes de travail supplémentaires que celles-ci doivent gérer : le travail de santé - l’ensemble des activités contraignantes relatives aux soins et à la gestion de la santé à une échelle individuelle - et le travail de handicap, qui correspond aux activités en lien avec la dimension sociale du handicap, notamment l’adaptation de la personne aux contraintes imposées par son environnement. L’investissement des personnes handicapées dans le travail rémunéré se module selon l’importance que prennent ces deux formes de travail en plus à effectuer pour elles, mais, pour les femmes handicapées, également par le travail domestique induit par la conjugalité et la parentalité. Leur surreprésentation dans l’inactivité économique et le temps partiel s’explique en partie par les effets de la division sexuée du travail.
La thèse met également en lumière les phénomènes de ségrégation horizontales et verticales qui structurent l’emploi des personnes handicapées par rapport aux personnes valides, mais également en fonction du genre au sein de ce groupe. Les personnes handicapées se concentrent plus dans des emplois situés en bas de l’échelle sociale, et leur répartition est cohérente selon le genre : les femmes handicapées sont principalement des employées, et les hommes des ouvriers. En termes de partitions verticales, les femmes handicapées sont désavantagées par rapport aux hommes handicapés, et aux hommes et femmes valides, que ce soit dans l’accès aux professions et catégories professionnelles les plus hautes (cadres, chef-fes d’entreprise, professions intellectuelles supérieures), ou dans l’accès aux responsabilités d’encadrement.
Certaines formes de discriminations en lien avec le handicap se retrouvent à la fois chez les hommes et les femmes handicapées, comme les licenciements, les discriminations à l’embauche, les insultes, ou les refus de promotions. Ces traitements inégalitaires se superposent à ceux relatifs à la race pour les personnes racisées. Cependant, certaines discriminations prennent des formes spécifiques en fonction du genre, et particulièrement du croisement entre genre et handicap. En plus des expériences sexistes « classiques » dont font l’objet l’ensemble des femmes (harcèlement sexuel, inégalités de salaires, violences conjugales), les femmes handicapées font l’objet de stéréotypes au croisement du genre et du handicap (figure de femmes « folles », soupçon d’incompétence). De plus, leurs parcours professionnels sont freinés par leur inadéquation aux critères d’évaluation masculins et valides, et par leur mobilisation des politiques d’aménagements relatives à la maternité et aux aménagements de poste. Enfin, les structures du service public de l’emploi semblent moins adaptées à ce public, du fait de leur représentation implicitement masculine de l’usager-ère typique, et de la prégnance des représentations genrées traditionnelles en termes de division sexuée du travail.
La thèse contribue à une sociologie de l’intersectionnalité. Elle met en lumière l’intériorisation des systèmes de domination par les hommes et femmes handicapées, qui se manifestent notamment par des phénomènes d’euphémisation des discriminations en lien avec le genre et le handicap et par le peu de recours au droit. De plus, ce travail montre que les interprétations en termes d’intersection sont rares dans les discours des personnes handicapées, et que le handicap semble constituer le principal facteur explicatif des inégalités vécues sur le marché de l’emploi pour cette population.
Les soutenances sont réservées aux personnes invitées et aux publics internes de Sciences Po (étudiants, enseignants, chercheurs, salariés).