Les maladies du bonheur

Les maladies du bonheur

Un ouvrage de Hugues Lagrange
Individualisme, modernité, anxiété, compétition...
  • Image d'après Farbai, Nadia Snopek via Shutterstock  Thomas Arrivé (Sciences Po)Image d'après Farbai, Nadia Snopek via Shutterstock Thomas Arrivé (Sciences Po)

Les maladies du bonheur

Hugues Lagrange

PUF, mars 2020, 480 p. + annexes Les maladies du bonheur (PUF)de sources et bibliographie

Alors que la richesse s’est énormément élevée au 20ème siècle pour les européens et les nord-américains, ils ne se sentent pas plus heureux, comme si le ressort du bonheur n’était pas là. Les Occidentaux bénéficient pourtant d’une aisance matérielle considérable - même si les quarante dernières années ont vu une amplification forte des inégalités de revenu et de patrimoine - et le taux d'homicidité a diminué au cours de l'histoire. Les hommes sont aujourd'hui exposés à des contraintes et des pressions qui se sont individualisées. Le sort collectif (la condition ouvrière par exemple) s'efface, comme le nombre d'épidémies autrefois très meurtrières (tuberculose, paludisme...), au profit d'atteintes personnalisées. Cancers, maladies cardiovasculaires, obésité, pathologies mentales, y compris anxiété, dépendant à la fois de la constitution et du comportement de chacun, témoignent de cette individualisation qui fait la modernité

L'ouvrage développe 2 perspectives complémentaires sur le mal-être des modernes.

Si l'on étudie les pathologies anxio-dépressives, la prévalence de ces troubles dans les pays occidentaux, s’élève dans les générations qui sont nées au moment de la première Guerre mondiale et se poursuit encore dans celles qui naissent dans les années 1970, alors que prospérité et niveaux de vie s'accroissent. Ces pathologies mentales ont été interprétées comme l’expression des contraintes imposées par l’ordre social au désir des modernes. Elles ont été conçues comme la marque de l’inachèvement de notre libération. C’est l’argument central de la psychanalyse et de la psychiatrie occidentales au 20ème siècle.
Alors que le monde s’ouvre et que les autoritarismes refluent à l’Ouest, on n’a eu de cesse de dénoncer le contrôle social et le rôle disciplinaire des États. Certains psychiatres considèrent que l’anxiété et la dépression sont associées aux tensions entre le désir et les contraintes imposées par la société, aux entraves qu’elle met à la liberté des mœurs. Hugues Lagrange propose lui une première perspective contraire à ce point de vue : ce ne sont pas les carcans sociaux qui engendrent le malaise mais l’émancipation qui s’est fourvoyée et a privé les hommes de cette seconde peau que constituaient les communautés primaires – les familles étendues, les solidarités locales, les communautés de foi.
L’anonymat urbain, la disparition de la famille étendue, les divorces, la solitude et la dissipation d’un horizon religieux forment un ensemble. La disparition de l’emboîtement de sécurités qu’ils formaient a été particulièrement néfaste pour les classes populaires. 
Dépression et anxiété sont la conséquence de la disparition des enveloppes protectrices qui ont accompagné la modernité. La carte des pathologies mentales en Europe recoupe à la fois les avancées de la liberté et la désinstitution des moeurs. L’affaiblissement du lien conjugal est le facteur majeur de développement des pathologies mentales et de certaines adddictions. Les atteintes psychiques sont plus élevées chez eux qui sont divorcés et vivent seuls.

Peut-on faire une corrélation entre la souffrance moderne et l’ubris des libertés ?  C’est la vision de Kierkegaard  avec l’homme sur le bord de la falaise ; il semble impliquer que les modernes ne peuvent recouvrer les équilibres psychiques qu’en modérant les usages qu’ils font de leur liberté.
Le mouvement vers la liberté s’est fourvoyé quand il a renoncé à être une exigence d’autonomie dans tous les domaines pour ne plus être que suppression des contraintes morales et émancipation des dépendances. Pour le plus grand nombre, la défaite de la liberté intervient parce que les libertés conquises dans la sphère privée ne se sont pas accompagnées d’un élargissement de l’autonomie dans la sphère du travail.  Une forme de domestication par la discipline industrielle puis la standardisation du travail de bureau a créé un porte à faux. Le fossé entre liberté privée et soumission professionnelle a suscité des compensations dont les témoignages les plus éloquents sont la poussée des suicides et la consommation d’alcool au 19ème siècle, et au début du 20ème siècle.

Dans les décennies de prospérité qui suivent la Seconde Guerre, si la consommation d’alcool et le taux des suicides diminuent, dès les années 1980 l'usage de drogues psychotropes explose. Dans le dernier quart du 20ème siècle, alors que le chômage atteint un niveau élevé, un nouveau régime du mal-être s’instaure, moins collectif, plus solitaire. Parallèlement, la part du revenu salarial dans la richesse créée diminue en même temps que la syndicalisation recule et que la lutte collective, notamment les grèves ouvrières, s’effondrent. Sans la capacité de maintenir un niveau de salaire et surtout une dignité par la lutte collective, les addictions sont alors une compensation nécessaire à ceux qui sont au chômage ou menacés de l’être, et aux laissés pour compte de la modernisation qui s’accélère. Dans les segment dominés de la population, les addictions, plus fréquentes, sont associées au chômage et aux licenciements collectifs. Les changements technologiques et la robotisation font des hommes et des femmes de basse qualification des surnuméraires. Les évincés et marginalisés répondent par l’abus de psychotropes et le suicide. Une épidémie d’obésité dont nous percevons maintenant pleinement la portée touche les femmes et les hommes pauvres.  Quand aucune fuite n’est possible l’adversité s’internalise ou se narcotise, elle ne fait pas histoire, c’est une défaite individualisée qui rapidement mobilise les circuits de la récompense et aggrave la perte d’autonomie.

Les classes moyennes ne sont pas épargnées. Les bouleversements en cours, liés à l’informatisation des métiers routiniers de qualification moyenne inaugurent une nouvelle période. Ces bouleversements technologiques entraînent chez les jeunes et chez les adultes des classes moyennes éduquées au sens large, des pathologies de la rivalité pour l’accès aux bonnes places .

Une deuxième perspective s’attache aux raisons du mal-être de ceux qui sont mieux lotis matériellement et plus éduqués. Dans les sociétés contemporaines, il ne s’agit pas seulement d’être compétitif, de réaliser des performances cognitives mais d’évincer d’autres pour avoir accès aux meilleurs universités, aux meilleurs filières et aux emplois les plus rémunérateurs. Ces rivalités prennent un accent nouveau dans des sociétés où ces inégalités recouvrent pour l’essentiel la hiérarchie des performances cognitives. Ceux qui se voient évincés des meilleures formations sont frustrés, l’accès aux meilleures positions étant en principe ouvert à tous. 
La frustration des laissés pour compte de la méritocratie peut difficilement être politisée. Á l’inverse d’autrefois où la majorité pouvait se dire qu’elle avait été privée de la possibilité de faire des études et de s’élever dans la société, les études longues se sont généralisées. Dans ce contexte, le succès est associé au mérite de chacun ; un mérite qui se donne officiellement pour une rémunération de l’effort alors qu’il rétribue surtout des héritages sociaux, des talents, des dotations génétiques non moins arbitrairement distribués que les privilèges de naissance. 

Les milieux sociaux contribuent aux différences d’aptitudes cognitives mais de manière limitée. L’essentiel de la variance des aptitudes entre individus au sein des sociétés développées résulte conjointement de dotations génétiques, d’effets épigénétiques et de l’environnement spécifique que chacun sélectionne. L’idée d’une relative uniformité des aptitudes cognitives, dont l’effet sur les performances scolaires serait seulement modulé par l’effort de chacun est battue en brêche. Une vaste hypocrisie ! Pourtant, dans les milieux éduqués, on revendique l’idée d’une équité du mérite. C’est la source, chez une fraction importante des jeunes, de la croissance de l’anxiété. Ceux d’entre eux  qui sont les plus fragiles et engagés dans les courses à la performance connaissent des effondrements dépressifs, des burn-out et des dérives toxicomanes.

Les familles tentent de peser sur les performances scolaires de leurs enfants mais leurs actions n’ont  aucun effet sur la distribution des aptitudes cognitives ; les familles aisées influent plus sur les carrières scolaires et parfois l’emploi. Elles voudraient donner à leurs gènes un meilleur destin. Depuis quelques décennies, on observe une élévation de l’appariement des couples fondé sur les aptitudes cognitives. On s’en tient pour le moment à la prise en compte du cursus du partenaire. Mais, en s’appariant sur la base du niveau d’étude, les couples pourraient avoir augmenté la similitude des aptitudes cognitives génétiquement codées. On voit le danger que constituerait la constitution de castes de l’esprit. La stratification sociale pourrait trouver des synergies dans les inégalités génétiques et justifier en retour des privilèges. Les familles, en se comportant ainsi, sont devenues des acteurs biopolitiques. Cette course effrénée ne peut que susciter la frustration et le ressentiment tant les échecs seront nombreux.

Hugues Lagrange en cours (génétique et environnement ; 2018)Les combats pour élever le revenu salarial ont tendu à mettre sous le boisseau la question du contenu de l’activité humaine et à justifier la croissance. Nous devons récuser l’identification du projet de la modernité avec la modernisation, et nous devons accueillir les besoins de sécurité affective et de solidarité. L’affirmation des identités est compréhensible dans un contexte où l’ouverture des possibles et le changement technique se sont prodigieusement accélérés. Le besoin d’un sol, d’une proximité renouvelée avec la nature telle qu’elle fût, sont à la mesure des perturbations de nos équilibres internes et externes, d’une division de soi dont la progression de l’autisme et la schizophrénie témoignent.

La catastrophe écologique pendante, portant avec elle une critique radicale des perspectives de vie dominantes à l’Ouest depuis deux siècles, parait de taille à changer le cours des choses. Sans renoncer à un monde ouvert aux conquêtes de la liberté, sans récuser l’idéal d’autonomie, on doit envisager une alternative, découpler modernité et croissance, s’engager dans une consommation plus frugale et un usage de l’intelligence humaine orienté vers plus d’harmonie avec l’environnement externe et interne à l’homme. Retrouver un autre usage du temps aussi pour faire que ces vies plus longues soient plus riches de sensations, de découvertes. La vie bonne – vivre avec autrui et en équilibre avec la nature dans des institutions justes – est un horizon qui peut être partagé.
Une critique de la technique devenue fin en soi qui traverse la réflexion écologique, s’impose de façon non moins forte s’agissant de l’auto-transformation de l’homme. Le problème n’est plus tant que le travail est dépourvu de sens, mais que l’identité professionnelle n’est pas tout ; chacun a besoin de retrouver un sens à sa vie. Ce pourrait être la source de nouveaux engagements. 

Durant près de 3 ans, Hugues Lagrange, Directeur de recherche CNRS émérite, sociologue à Sciences Po - OSC, a effectué une analyse secondaire de plus de 2000 articles scientifiques internationaux pour rédiger cet ouvrage. Certaines données utilisées ainsi qu'une importante bibliographie sont compilées dans un document annexe téléchargeable.    

VU DANS LA PRESSE

« Les Maladies du bonheur ne nous révèle pas la vérité de notre temps. Il ne nous donne donc pas non plus le moyen d'en guérir les pathologies médicales, morales ou politiques. Il apporte quelque chose qui, parce que cela au moins n'est pas chimérique, se révèle beaucoup plus précieux : une approche neuve, stimulante, nécessairement imparfaite et par bribes, des formes que prend la vie, aujourd'hui, en Occident. »
Florent Georgesco,  Le Monde des livres.

Recension de l'ouvrage, par Marie Duru-Bellat (Liens socio /Lectures)

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