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25.03.2021
Faire histoire de la violence sexuelle
Elissa Mailänder est Associate Professor au Centre d'histoire de Sciences Po. Dans ses travaux de recherche, elle étudie la violence en adoptant une perspective de genre. Dans cet entretien, elle revient sur la dimension historique de la violence sexuelle.
Qu’est-ce que la violence sexuelle ?
La notion de violence englobe un vaste éventail d'actions et d'expériences : des mots et des gestes menaçants ou insultants, des abus et des blessures physiques ou psychologiques, pouvant aller jusqu’ à la mise à la mort. Les auteurs et autrices de violences et leurs victimes la ressentent de manière très différente. Cependant, les expériences de violence peuvent s'avérer traumatisantes pour les deux. Pour les personnes qui la subissent, la violence inflige de la douleur, de la peur, elle cause de profondes blessures physiques et psychologiques qui subsistent à long terme. Et pour ceux et celles qui l’exercent, la violence donne un sentiment de puissance et, dans de nombreux cas, de plaisir.
La violence sexuelle est une forme d'agression très spécifique qui établit un lien entre violence et sexualité. Cela commence également par des mots et des gestes qui sexualisent des personnes ou des parties du corps. Cela peut s'étendre à une contrainte au déshabillage et à des attouchements non désirés, à la prostitution forcée, voire à la torture sexuelle et au viol. Plus largement, la définition de la violence sexuelle inclut aussi des actes comme le bizutage (militaire) ou des formes d'intimidation qui n'ont été identifiés que récemment comme des agressions sexuelles. La violence sexuelle a un caractère à la fois extrêmement subjectif et fondamentalement social : elle est façonnée par les normes culturelles relatives à la sexualité et à l’agression. Dans le cadre d'un débat interdisciplinaire de longue date, j'explore la violence sexuelle liée aux conflits avec le groupe de recherche international “Sexual Violence in Armed Conflict” (EN) [en français : Violence sexuelle dans les conflits armés]. D’un point de vue historique, ce qui se revèle le plus marquant, mais aussi le plus inquiétant, c’est l'omniprésence de la violence sexuelle à travers les siècles et dans le monde entier : on la trouve au sein de la société et de la culture, dans le droit et dans la politique. Aujourd’hui encore, la violence sexuelle est à la fois omniprésente et cachée sous nos yeux (EN).
Quand a-t-on commencé à évoquer et à étudier cette forme particulière et très intime de violence ?
À la lumière du mouvement mondial #MeToo et #BalanceTonPorc de 2017 et des débats français plus récents sur #MeTooInceste et #SciencesPorcs, on voit que la violence sexuelle est devenue un sujet de discussion de premier ordre dans le débat public. Des hommes de pouvoir — producteurs, politiciens, acteurs, réalisateurs, journalistes et professeurs d'université — ont été publiquement accusés de harcèlement sexuel, d'agression et de viol par un nombre croissant de femmes et d'hommes. L’intensité et l’omniprésence des débats sur la violence sexuelle peuvent inquiéter certaines personnes qui trouvent qu’on en fait “trop”. Pourtant, je pense qu’il est utile de se rappeler qu’il y a cinquante ans, il n’y avait pas de prise de conscience publique et encore moins l’utilisation d’un langage commun sur ces questions. Les militantes féministes ont été les premières à s’attaquer à ce problème dans les années 1960 : elles ont brisé le silence, fait un travail de sensibilisation, par exemple, en mettant en place des “teach-ins”, des espaces participatifs de discussion au sein des universités et dans les lieux de travail. Ce faisant, les féministes de la deuxième vague ont donné leurs noms (EN) au harcèlement sexuel, à la violence domestique, au viol conjugal, etc. Elles voyaient la prise de parole comme un geste de défi et un acte de résistance au silence et à la honte imposés par la politique, la société et l’environnement social immédiat. Les actions publiques menées dans les années 1970 et 1980, comme les rassemblements Take-Back-the-Night aux États-Unis ou les refuges pour femmes (EN) mis en place à Londres, Berlin et Paris, ont fait des violences sexuelles et domestiques un problème collectif auquel toutes les femmes, et de façon encore plus systématique les femmes issues de minorités, étaient confrontées. Cet activisme de terrain, qui impliquait à la fois des femmes et des hommes, était important pour les individus (agentivité, résilience, empowerment) mais a aussi été vecteur de changement social.
Marie Mercat-Bruns a récemment souligné l'importance des années 1980 qui ont été marquées par des avancées sur le plan juridique.
En effet, ce moment où la pensée féministe et le cadre conceptuel que les activistes avaient développé se sont traduits dans le système juridique a marqué un tournant décisif. Depuis les années 1990, le sujet de la violence sexuelle s'est progressivement imposé dans les débats politiques, le droit international et la recherche. Les guerres menées en ex-Yougoslavie et au Rwanda, de même que la dénonciation des victimes-survivantes, pour la plupart coréennes, de l'esclavage sexuel perpétré par l'armée japonaise pendant la guerre du Pacifique, ont fait de la violence sexuelle liée à la guerre une priorité mondiale. Les organisations non gouvernementales ont joué un rôle essentiel dans le soutien aux victimes et le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté une série de résolutions condamnant et criminalisant la violence sexuelle dans les conflits armés. Depuis 1999, nous avons vu plusieurs tribunaux internationaux juger des affaires de violence sexuelle, de viol de nettoyage ethnique et d'esclavage sexuel, comme par exemple le Tribunal international des femmes pour les crimes de guerre sur l'esclavage sexuel militaire japonais ou les tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie et pour le Rwanda. Les bases de données ou sources d’information rassemblées par ces tribunaux — essentiellement des témoignages et des rapports d’interrogatoires — ont clairement montré que la violence sexuelle, plus que d'autres formes d'agression, impliquait la présence d’un certain nombre de témoins, forcés ou volontaires.
La violence sexuelle est profondément ancrée dans la vie institutionnelle (l'armée et l'église, les écoles, les universités, les usines, les bureaux, les familles) et dans la politique nationale qui, à différents niveaux et à des degrés divers, la cautionnent ou la tolèrent. C’est ce qui fait que la violence sexuelle est autant répandue et omniprésente.
Quels mécanismes mènent à la violence et aux agressions sexuelles ?
Tous les corps humains sont (sexuellement) vulnérables. Nous avons tendance à vouloir l’oublier, alors qu’ils le sont tant du point de vue de l’expérience personnelle que du point de vue de la condition sociale ou du récit historique. Pourtant, il nous faut reconnaître que toute personne peut potentiellement devenir un agresseur. Dans les conflits armés, nous constatons assez souvent que les frontières entre victimes et bourreaux peuvent devenir floues — ce qui rend le sujet si délicat. La violence est, par définition, un phénomène social et culturel très complexe qui requiert une approche multi-causale. Beaucoup trop d'importance a été accordée aux motivations des auteurs et des autrices par le passé : en fait, la violence — qu’elle soit exercée individuellement ou collectivement — survient toujours dans des situations bien particulières. Toute forme de violence repose sur des relations de pouvoir, d’autant plus lorsqu’il s’agit de violence sexuelle, car les abus sexuels — tout comme la torture ou la cruauté — adviennent dans des constellations de pouvoir asymétriques. La question qui se pose est alors la suivante : qui se sent autorisé à faire du mal à d’autres personnes ? Et qui devient la cible de la violence dans un cadre social donné ? J'ajouterais aussi que la violence sexuelle ne se réduit pas simplement au schéma hommes oppresseurs - femmes victimes : les hommes sont aussi des victimes potentielles d'agression sexuelle, sans parler des personnes trans, qui sont depuis longtemps victimes de discriminations et de violence. Et les femmes peuvent devenir des agresseurs sexuels, même si les hommes restent les principaux auteurs de ce type de violences.
La discipline historique peut-elle apporter un éclairage nouveau sur ce sujet ?
Les historiennes et les historiens sont souvent en contact avec la violence et les conflits, qui laissent des traces dans les archives : l’esclavage et l’exploitation coloniale par exemple, ou les divorces, les contentieux avec les services sociaux, les altercations avec la police. Bien que nous travaillions fréquemment avec des documents juridiques, les historiennes et historiens ne sont ni des procureurs, ni des juges, et donc dans la position plutôt privilégiée, si je puis dire, de pouvoir prendre du recul, faire un pas de côté, et recourir à des perspectives multiples. Dès lors qu'il s'agit d'aborder la “simple” question de ce qui déclenche violence et agression, l’histoire nous invite à nous pencher sur toute une diversité d’acteurs et d’actrices : des auteurs et autrices de violences notoires et responsables politiques, aux gens ordinaires, militaires ou civils.
Je travaille beaucoup sur le nazisme en m’intéressant à la socialisation, aux carrières professionnelles, et aux mécanismes d’influence entre pairs au sein des communautés de gardiennnes et gardiens de camps, de simples soldats ou de fonctionnaires nazis. La motivation première à signer pour ces emplois n’était évidemment pas la violence physique, mais il est intéressant d’observer à quelle vitesse ces personnes se sont habituées à la violence, certaines y ont même développé un goût. L’usage de la violence a octroyé du pouvoir aux auteurs, tout en déshumanisant leurs cibles. En outre, l'humiliation et les abus sexuels ont agi comme des rituels (EN) : les auteurs négociaient des relations de pouvoir les uns par rapport aux autres. C’est en zoomant sur cette échelle micro que l’on voit à quel point les auteurs de violences nazis étaient multiples, car un assassin de masse ou un prédateur sexuel pouvait, dans le même temps, être un collègue respecté, un père aimant ou un époux attentionné. Tout en représentant un axe essentiel, les personnes responsables de violences et de génocide ne devraient pas, seules, retenir toute notre attention. La recherche historique sur les violences nazies a démontré de manière convaincante le rôle fondamental de l’environnement social immédiat accomodant dans la promotion (ou l’élimination) de la violence, tout comme les contextes institutionnels plus larges et la société dominante.
Qu'entendez-vous par un environnement social “accomodant” ? En quoi cela contribue-t-il à la violence ?
Pour vous donner un exemple, environ 1,5 million de femmes autrichiennes et allemandes (EN) ont soutenu des projets nationaux-socialistes de guerre et d'occupation, soit en tant que professionnelles — en tant qu’infirmières, secrétaires ou auxiliaires de la Wehrmacht et des SS — soit en tant qu'épouses de fonctionnaires nazis (DE). Aucune de ces femmes ne se percevait comme actrice politique ou facilitatrice de violence. L’analyse de leur vie quotidienne révèle pourtant comment ces femmes s’adaptaient au régime de multiples façons, à la fois sur leur lieu de travail et dans leur foyer. Les conditions propices aux actions violentes étaient incontestablement “créées” par le contexte institutionnel et les politiques d'extermination nazies. Mais ces conditions ont également été négociées, transformées et produites sur le terrain par des personnes ordinaires : des secrétaires, des infirmières, et des traductrices qui travaillaient suffisamment près des fusillades ou des ghettos pour être témoins d’expulsions, de violence et de tueries. Certaines organisaient même des pique-niques (EN) à côté de fosses communes. Certes, une grande majorité gardait ses distances et se concentrait sur son travail. Toutefois, en tant que spectatrices et collaboratrices des tueurs, ces femmes ont largement contribué à encourager la violence. Je ne parle pas ici uniquement de mobiles ou d'intentionnalité, mais aussi des répercussions, souvent imprévues, des actions humaines. Pour citer Michel Foucault : “Les gens savent ce qu'ils font : souvent ils savent pourquoi ils font ce qu'ils font ; mais ce qu’ils ignorent, c’est l’effet produit par ce qu’ils font.” Les applaudissements ou l’attitude opportuniste consistant à “suivre le mouvement” des femmes que je viens de mentionner ont octroyé du pouvoir aux auteurs de violence. Tout comme l’inaction de celles et ceux qui sont restés à l’écart, dont le silence a contribué à normaliser et ainsi à légitimer un génocide. La conclusion la plus radicale consisterait peut-être à dire qu’il n’y a jamais de “hors-groupe” dans les constellations d’abus et de meurtres : plus les personnes tolèrent, plus grande est l’opportunité de violence.
Et les victimes ? Comment étudier ces personnes qui ont subi des violences sexuelles ?
En ce qui concerne l'Europe, l'histoire de l'occupation nazie, et surtout de l'Holocauste, a mis en évidence le fait que les femmes marginalisées étaient particulièrement exposées aux abus sexuels (viols, exploitations, grossesses forcées) et aux maltraitances en lien avec la maternité (stérilisation et avortement forcés, suicide, infanticide (EN)), que ce soit dans les ghettos et les camps, dans les groupes de résistance, ou dans la clandestinité et la fuite. Des historiennes féministes (EN) ont insisté sur le fait que les femmes (et les hommes) ayant subi des violences sexuelles ne pouvaient être réduites au statut de victimes ; ce sont aussi des survivantes et des survivants. Parfois des femmes avaient des rapports sexuels en échange de nourriture pour ne pas mourir de faim ou pour subvenir aux besoins de leur famille. Dans ces conditions extrêmes d’urgence vitale, le terme “consentement” n'a pas beaucoup de sens car ces femmes ne se seraient pas livrées au troc sexuel (EN) en temps de paix. Dans le même temps, nous devons reconnaître leur agentivité, aussi limitée et contrainte soit-elle, et respecter leurs choix. Durant l'Holocauste, comme dans tout conflit, la façon dont les femmes (et les hommes) sont (ab)usées sexuellement ou se servent de leur sexualité est en général laissée de côté car cela touche au tabou et jette une ombre inquiétante sur l’ensemble de la société (EN), y inclus les personnes opprimées. Que ce soit à l’intérieur des ghettos, dans les camps de concentration, dans les sociétés européennes occupées ou au sein de l’Allemagne nazie, la sexualité et le sexe sont marqués par des inégalités et des hiérarchies entre et parmi les hommes et les femmes. Inégalités et hiérarchies fondées sur des appartenances ethniques, nationales ou politiques, sur la langue, la religion, la classe, le genre et l’orientation sexuelle.
Pourquoi adopter une perspective de genre dans l'étude de la violence ?
Parce qu'il existe des conditions et des constellations de violence influencées par le genre — et par genre, je n’entends pas simplement l'opposition binaire des hommes et des femmes. Identifier les rouages sous-jacents aux masculinités et aux féminités nous en dit long sur le fonctionnement du pouvoir et de la domination dans les contextes micro-sociaux. Sur comment l'occupation, la colonisation et l'exploitation par le travail agissent, mais aussi sur comment la violence de masse et le génocide peuvent devenir une profession, voire une carrière de choix. Si nous concevons le genre comme une interaction socio-historique — comme faire le genre [en anglais : doing gender] — alors il n'y a rien de “naturel” ou de “normal” à agir comme un homme ou une femme dans un certain groupe, une société ou une situation donnée. Observer les responsables nazis et la violence de masse avec une perspective sensible au genre nous permet d’étudier dans le détail les rapports sociaux souvent tendus des masculinités (para)militaires. Si les employés de la SS (EN) imaginaient et négociaient leur masculinité par rapport à leurs camarades et supérieurs hiérarchiques au travers de la violence, les femmes gardiennes (EN) avaient elles aussi quelque chose à prouver ; elles performaient autant pour leurs collègues masculins que pour d'autres femmes. Là où je veux en venir c'est que la violence est une pratique sociale et que le genre renvoie moins à une différence biologique et à des rôles ou des identités sexuées que l'on adopte ou abandonne, qu’à la performativité et qu’aux rapports de force sociaux qui sont constamment renégociés et incarnés à la fois dans un cadre binaire homme-femme mais aussi dans l’entre-soi masculin et féminin. Adopter une perspective de genre, nous invite ainsi à examiner les antagonismes et les rapports de pouvoir fondés sur des différences perçues entre et au sein des catégories de sexe. Cela nous incite également à remettre en question le rôle des femmes dans la perpétration de la violence, car les femmes ne sont pas toujours du “bon” côté. Le nazisme et d'autres sociétés fondées sur le racisme démontrent que les femmes appartenant au groupe dominant peuvent à la fois être l'objet de politiques sexistes tout en se rendant responsables de discrimination raciale et tout en facilitant la violence.
Pour conclure, comment pouvons-nous appliquer ces connaissances aux problématiques actuelles ?
Le fait de tuer, de violer ou de harceler ne va jamais de soi — toutes les formes de violence requièrent un examen approfondi. Dans mes travaux, j’étudie le quotidien, c'est-à-dire les interactions ordinaires sur le lieu de travail ou les rencontres plus intimes, en famille ou entre amis. Ces espaces privés et “sécurisants” sont le lieu où les gens se réinventent et se présentent quotidiennement comme masculins/féminins, hommes/femmes ou transgenres, en utilisant des gestes, un langage et des rites informels fondés sur des codes de genre. Les violences sexuelles en temps de paix, comme dans les conflits armés, sont marquées par ces scénarios genrés à l'œuvre dans les sociétés. Si nous voulons en savoir plus sur les contextes sociaux et culturels spécifiques qui produisent la violence, que ce soit dans des institutions comme les universités, les écoles d'élite, l'armée, l'église ou la famille, nous devons prêter une attention particulière à ces contextes quotidiens d’apparence banale, où le privé devient résolument politique.
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Elissa Mailänder, Associate Professor au Centre d'histoire de Sciences Po