par Florence G’sell
Lorsque la Commission Européenne a annoncé, en juin 2020, le futur paquet législatif Digital Services Act, elle a évoqué l’adoption d’une nouvelle réglementation ex ante imposant diverses obligations aux acteurs du numérique et d’un nouvel instrument de concurrence. Le Digital Markets Act présenté le 15 décembre ne constitue pourtant pas un outil de concurrence. Il s’agit bien, plutôt, d’une réglementation de marché ayant pour principal objectif de garantir l’égalité des chances des acteurs du numérique par l’encadrement des pratiques.
Les raisons de l’adoption d’une nouvelle législation sont connues. Le modèle d’affaire des plateformes est bien particulier. Elles constituent des marchés bifaces, ou multifaces, dans lesquels elles disposent d’un pouvoir de marché à l’égard de plusieurs catégories d’utilisateurs bénéficiant d’effets de réseaux croisés. L’utilité, pour les chauffeurs d’une plateforme VTC, de participer à la plateforme est d’autant plus grande que le nombre de passagers inscrits est important (et inversement). Et le nombre de chauffeurs et de passagers sur la plateforme est également dépendant des prix que celle-ci pratique à l’égard de ses différentes catégories d’utilisateurs. Par ailleurs, ces entreprises contrôlent l’architecture de leurs plateformes, auxquelles les utilisateurs accèdent grâce à des applications qui leurs sont propres. Elles s’y placent fréquemment en concurrence avec leurs utilisateurs professionnels pour proposer leurs propres biens et services selon des modalités qu’elles déterminent. Enfin, les plateformes ont la possibilité de collecter les données générées par leurs différentes catégories d’utilisateurs et de les exploiter à leur profit. Ces particularités conduisent toutes à une forte concentration du marché donc à l’apparition de situations de domination et de barrières à l’entrée.
Dans un tel contexte, les outils de concurrence traditionnels paraissent échouer à assainir les pratiques et à rectifier la structure du marché. Certes, les autorités de concurrence européennes ouvrent régulièrement des enquêtes et ont déjà condamné lourdement, à plusieurs reprises, les grandes plateformes comme, par exemple, Google en juillet 2018. Mais le droit de la concurrence ne permet pas, aujourd’hui, de sanctionner tous les comportements préjudiciables. Certains compétiteurs alignent leurs prix sans pour autant conclure une entente. Les entreprises dominantes déjà installées tendent à acquérir systématiquement, de manière préventive, leurs concurrents potentiels, généralement de petites entreprises disruptives qui les menacent, un phénomène connu sous le nom d’”acquisitions tueuses”. En outre, les remèdes traditionnels du droit de la concurrence arrivent trop tard, à la suite d’enquêtes longues, alors même que les marchés numériques évoluent très vite. Enfin, les sanctions prononcées n’ébranlent pas toujours les grandes plateformes, dont les moyens sont colossaux. Dans l’ensemble, les outils actuels ne permettent pas de s’attaquer aux problèmes structurels.
Ces circonstances expliquent pourquoi s’est imposé le principe d’une réglementation ex ante destinée à réguler les comportements des acteurs les plus puissants. Le Digital Markets Act ne constitue donc pas un outil de concurrence, mais de marché, dont le champ d’application va, en principe, au-delà de seules entreprises en position dominante puisqu’il vise celles qui sont en mesure de contrôler l’accès au marché (gatekeepers). Les entreprises soumises à la nouvelle réglementation (1) se voient donc imposer des obligations ou des interdictions spécifiques (2) et sont placées sous le contrôle de la Commission (3).
Le Digital Markets Act encadre les comportements d’entreprises dont l’activité principale est de fournir des services de plateformes (art. 1). Il s’agit donc principalement de toutes les plateformes qui fournissent des services en ligne d’intermédiation (places de marché, économie collaborative), de moteurs de recherche, de réseau social, de partage de vidéos, de communication interpersonnelle, d’informatique en nuage, de publicité ou de système d’exploitation (article 2). Il suffit que ces plateformes offrent leurs services à des utilisateurs établis dans l’Union Européenne pour que le Règlement leur soit applicable, quel que soit le lieu d’établissement des plateformes concernées ou le droit applicable à la fourniture de leur service.
Encore faut-il que ces plateformes, puissent être qualifiées de « gatekeepers ». Elles doivent, pour cela, remplir trois conditions cumulatives (article 3) :
Le fait, pour la plateforme, de maîtriser l’architecture tout en faisant concurrence à ses utilisateurs professionnels n’a pas été retenu comme critère de la notion de gatekeeper. Il a, en revanche, été décidé de tenir compte de la capitalisation boursière de manière à pouvoir soumettre au Digital Markets Act les entreprises qui ne sont pas encore dotées d’un grand nombre d’utilisateurs dans l’Union Européenne mais disposent d’une importante surface financière. Pour le reste, les gatekeepers ont toutes les chances de correspondre aux très grandes plateformes auxquelles le Digital Services Act impose par ailleurs, des obligations lourdes (voir F. G’sell, Une nouvelle étape dans la régulation des contenus en ligne: la proposition de Règlement sur les services numériques).
Les critères prévus par le texte ne s’imposent pas de manière absolue : il reviendra à la Commission de désigner les gatekeepers (art. 15), le cas échéant après une enquête. La Commission aura ainsi la liberté de qualifier de gatekeepers des entreprises qui ne correspondent pas aux seuils prévus ou offrent des services non listés par le texte.
Les articles 5 et 6 du Digital Markets Act comportent des listes d’obligations et interdictions d’ordre divers qui devraient modifier de manière significative le quotidien des utilisateurs des plateformes. Le texte distingue entre les obligations directement applicables (article 5) et celles qui feront l’objet de précisions ultérieures (article 6). Le texte prévoit, enfin, une obligation de notifier les concentrations (article 12) et d’auditer les techniques de profilage (article 13). En principe, toutes ces obligations devront être respectées par les gatekeepers et ce by design, en les intégrant le cas échéant à la technologie. Cependant, il sera possible à la Commission de n’imposer qu’une fraction de ces obligations à ceux qui ne jouissent pas encore d’une position établie et durable (art. 15(4)) ou de suspendre exceptionnellement l’exécution d’une obligation menaçant la viabilité économique de la plateforme concernée (article 8).
L’article 5 liste des obligations (et interdictions) directement applicables, qui ont principalement pour objectif de renforcer l’indépendance des utilisateurs professionnels.
L’article 6 liste des interdictions et obligations qui sont susceptibles de précisions ultérieures, le cas échéant dans le cadre d’un dialogue entre la Commission et les gatekeepers concernées. La Commission pourra préciser dans une décision les mesures à adopter par un gatekeeper donné (art. 7).
Les gatekeepers devront informer la Commission de tout projet de concentration impliquant une autre plateforme ou un autre fournisseur de service numérique, peu important que cette opération soit, ou non, soumise au contrôle des autorités de concurrence européennes ou nationales en vertu des règles en vigueur (article 12). Cette disposition semble ici répondre à la difficulté suscitée par les “acquisitions tueuses”, mais la notification des concentrations n’est toutefois pas assortie de la moindre conséquence : la Commission n’a pas ici le pouvoir de s’opposer à l’opération de concentration, sauf si les dispositions du droit antitrust lui sont applicables.
Toute technique de profilage des consommateurs utilisée par un gatekeeper dans le cadre de la fourniture des services de sa plateforme devra être soumise à un audit indépendant qui sera communiqué à la Commission (article 13). Il est, là encore, difficile de déterminer ce que pourraient être les conséquences d’un audit peu satisfaisant.
C’est à la Commission, assistée par le Digital Markets Advisory Committee (art. 32), qu’il reviendra de mener des enquêtes et de constater les infractions au Règlement. Elle pourra adopter une décision de non-conformité (art. 25) dans laquelle elle ordonnera au gatekeeper de cesser ses comportements illégaux, de se conformer à sa décision dans un délai donné, et de fournir des explications sur la manière dont il prévoit de se conformer à la décision.
La Commission pourra prononcer des amendes de montants analogues à ceux que prévoit le droit de la concurrence. En présence des infractions les plus graves, comme le non-respect des obligations prévues aux articles 5 et 6, la Commission pourra infliger aux gatekeepers des amendes n’excédant pas 10 % de leur chiffre d’affaires total de l’exercice précédent. Cela signifie qu’une entreprise comme Facebook, dont le chiffre d’affaire en 2019 était de 70,7 milliards de dollars pourrait avoir à payer une amende allant jusqu’à 7,07 milliards de dollars. En présence d’infractions moins graves, comme le non-respect de l’obligation de notifier les concentrations (art. 12) ou de décrire les techniques de profilage utilisées (art. 13), la Commission pourra prononcer des amendes n’excédant pas 1 % du chiffre d’affaires total de l’exercice précédent. Les infractions continues pourront donner lieu à des amendes payables de manière périodique, avec des paiements pouvant aller jusqu’à 5% du chiffre d’affaire quotidien.
Le Règlement prévoit aussi la possibilité d’ordonner, dans les cas les plus extrêmes, des mesures structurelles. L’article 16 prévoit, en effet, qu’en présence d’un gatekeeper qui a systématiquement enfreint ses obligations et a, de ce fait, renforcé ou étendu sa position de gatekeeper, la Commission peut imposer toute mesure corrective comportementale ou structurelle proportionnée à l’infraction commise et nécessaire pour assurer le respect du Règlement. Les mesures structurelles pourront aller jusqu’à imposer la cession d’une activité, mais ne seront possibles qu’à défaut de mesure corrective comportementale aussi efficace ou au cas où la mesure structurelle serait moins lourde de conséquences pour le gatekeeper qu’une mesure corrective comportementale. Concrètement, cela signifie qu’une mesure structurelle concernant Amazon pourrait prévoir qu’Amazon doit se séparer d’Amazon Basics, sa division de produits de marque de distributeur (MDD). Il est ici notable qu’une telle mesure interviendrait non pas à issue d’une longue enquête de concurrence mais suite au constat de la violation, par l’entreprise sanctionnée, des obligations imposées par le Règlement.
Florence G’sell est professeur agrégé de droit privé et co-titulaire de la Chaire Digital, Gouvernance et Souveraineté