par Florence G’sell
Il s’est passé beaucoup de choses depuis qu’Elon Musk a fait une entrée fracassante au siège de Twitter en portant un évier. Après avoir licencié une grande partie du personnel de l’entreprise, Musk a modifié en profondeur les pratiques de modération en adoptant pour ce faire une stratégie instable et difficilement lisible, entre provocations et « coups de com ». C’est ainsi qu’après avoir annoncé que les décisions importantes en matière de contenu ou de réintégration de comptes seraient prises par un conseil ad hoc (content moderation council), il a abandonné cette idée et lancé des sondages à partir de son compte Twitter invitant les utilisateurs à se prononcer sur des questions sensibles, comme celles de savoir si le compte de Donald Trump doit être rétabli, si Twitter doit offrir une « amnistie générale » aux comptes suspendus, ou si les comptes de journalistes tout récemment suspendus doivent être immédiatement rétablis.
Musk a ainsi rétabli le compte de Trump mais aussi les comptes de nombreux extrémistes, notamment d’influenceurs d’extrême droite et de personnes associées à l’idéologie QAnon. On peut également citer, au titre de ses décisions remarquées et controversées, le choix de ne plus lutter contre la désinformation relative au covid 19 ou la mise à la disposition de journalistes de nombreuses données personnelles dans le cadre de la publication des « Twitter files», destinée à mettre en cause la modération pratiquée par l’ancienne direction de Twitter.
Voici déjà plusieurs semaines que, les décisions de Musk, soudaines, brutales, parfois contradictoires, ont de quoi inquiéter. Emmanuel Macron a qualifié de « gros problème » la décision de mettre fin à la lutte contre la désinformation liée au Covid. Il a, dans la foulée, rencontré Musk à la Nouvelle-Orléans : « Politiques d’utilisation transparentes, renforcement significatif de la modération des contenus et protection de la liberté d’expression : des efforts doivent être faits par Twitter pour se conformer à la réglementation européenne », a tweeté le Président juste après la rencontre.
C’est désormais la décision de Musk de suspendre pour 7 jours, sans avertissement ni explication, les comptes d’une demi-douzaine de journalistes de CNN, du New York Times, du Washington Post et d’autres organes de presse, qui suscite la stupéfaction et l’indignation. Si ces comptes ont été rétablis à la suite d’un sondage réalisé sur Twitter, les modalités de prise de décision du fantasque Musk interrogent. La question se pose donc de savoir si les méthodes de modération de Twitter pourraient donner lieu à des sanctions de la part des régulateurs compétents.
1. Twitter peut-il être sanctionné aux Etats-Unis ? Non
A cette heure, il n’apparaît pas que les règles américaines applicables en matière de modération des contenus puissent permettre de sanctionner Twitter pour des décisions de suspension prises brutalement à l’encontre d’utilisateurs, fussent-ils journalistes, même si celles-ci apparaissent arbitraires. Il est généralement admis que le Premier Amendement à la Constitution permet aux plateformes, qui jouissent d’un droit à la liberté d’expression, de modérer à leur discrétion les contenus postés sur leur site. Twitter bénéficie par ailleurs de l’immunité prévue par la section 230 de la loi sur les communications de 1934 (47 U.S.C. §230), selon laquelle les réseaux sociaux qui se livrent à des activités de modération n’engagent pas leur responsabilité.
On pourra toutefois remarquer que les conditions de modération doivent être prévues dans des conditions d’utilisation qui lient contractuellement le réseau social. Mais en l’occurrence, Musk s’appuie, pour suspendre les comptes de journalistes, sur une nouvelle règle adoptée il y a quelques jours, qui proscrit désormais toute publication visant à diffuser des données de localisation en temps réel. Sur ce fondement, Twitter a commencé par suspendre le compte @ElonJet, qui utilisait des données de vol publiques pour partager l’emplacement de l’avion privé de Musk, avant de suspendre un certain nombre de journalistes suivant le sujet pour leur organe de presse. Le motif avancé est que ces journalistes auraient contribué à diffuser des informations de localisation le concernant, ce qui est contesté par les intéressés. Musk invoque, à cet égard, des préoccupation de sécurité, notamment concernant sa famille, à la suite d’un incident impliquant son fils de deux ans.
En suspendant soudainement des journalistes, Musk, qui se présente lui-même comme un « absolutiste » de la liberté d’expression, paraît en pleine contradiction avec lui-même. Il est aussi en contradiction avec la loi étatique S.B. 7072 votée en Floride à l’initiative du gouverneur De Santis, que Musk dit soutenir, qui interdit aux plateformes de supprimer ou limiter les publications de la presse sur le fondement de leur contenu et les oblige à modérer les contenus « de manière cohérente ». Il est vrai que la majeure partie des dispositions de cette loi ont été censurées par la Cour d’appel du 11è Circuit (NetChoice v. Moody) au motif qu’elles sont incompatibles avec le Premier Amendement. Saisie par l’Attorney General de Floride, la Cour Suprême des Etats-Unis doit précisément se prononcer prochainement sur la question de savoir si le Premier Amendement permet ou non de contraindre les plateformes à héberger des contenus dont elles ne veulent pas. Il reviendra donc à la cour Suprême de répondre à cette question et de décider si la loi S.B. 7072 est conforme au Premier amendement. Dans le contexte actuel, cette décision de la Cour Suprême est plus que jamais attendue.
2. Twitter pourrait-il être sanctionné par les autorités européennes ? Certainement pas dans l’immédiat
Vera Jourova, Vice Présidente de la Commission aux valeurs et là la transparence, a ce matin rappelé dans un tweet la nécessité de respecter la liberté de la presse et la possibilité de sanctionner ceux qui portent atteinte aux libertés. Elle a invoqué, à cet égard, le Media Freedom Act et le Digital Services Act.
Au-delà du fait que les décisions de modération contestées concernent des journalistes américains, il faut souligner que le Media Freedom Act (Règlement européen sur la liberté des médias) n’est pour l’heure qu’une proposition publiée le 16 septembre 2022. Ce texte comporte des dispositions destinées à promouvoir le pluralisme et l’indépendance des médias dans l’UE, et notamment de mieux protéger la presse contre la suppression injustifiée de contenus en ligne. Il n’est toutefois pas encore adopté.
Reste le Règlement Digital Services Act. A ce sujet, Thierry Breton, le commissaire européen au marché intérieur, s’est récemment ému des décisions de Musk, qu’il juge arbitraires et contraires au Règlement (au sujet des obligations prévues par le DSA, voir ce billet). Cependant, le Digital Services Act, bien qu’entré en vigueur le 16 novembre dernier, ne s’applique pas encore à Twitter. Les plateformes en ligne comme Twitter ont actuellement jusqu’au 17 février 2023 pour notifier à la Commission européenne le nombre d’utilisateurs finaux actifs sur leur site. Si ce nombre est égal ou supérieur à 45 millions (ce qui est le cas pour Twitter), elles seront qualifiées de Very Large Online Platforms par la Commission européenne, ce qui les obligera à respecter les obligations prévues par le DSA dans les 4 mois après avoir été désignées comme telles par la Commission. Les obligations prévues par le DSA devront donc être effectivement respectées par Twitter au plus tôt l’été prochain et au plus tard fin 2023.
Une fois que le DSA s’appliquera effectivement à Twitter, il sera possible à la Commission (qui aura compétence à l’égard des plus grandes plateformes aux côtés des régulateurs nationaux) de prononcer des amendes pouvant aller jusqu’à 6% de son chiffre d’affaires mondial. En revanche, la possibilité de voir alors Twitter « banni » de l’Union Européenne doit être fortement relativisée. Le DSA prévoit simplement (article 82) que la Commission peut, en cas de violation grave et persistante, demander au régulateur compétent (ici le régulateur irlandais) de saisir le juge pour lui demander d’ordonner la restriction temporaire de l’accès des utilisateurs à la plateformes (article 51, paragraphe 3). Or ceci n’est possible qu’à certaines conditions, et notamment s’il est acquis que l’on se trouve en présence d’infractions pénales impliquant une menace pour la vie ou la sécurité des personnes (article 51, paragraphe 3, point b)). Pour « bannir » Twitter d’Europe, il faudrait donc que l’ensemble de ces conditions soient réunies, ce qui est peu probable et n’aboutirait, du reste, qu’à une restriction d’accès temporaire.
3. Twitter pourrait-il être sanctionné en France ? Peut-être
Si Elon Musk se livrait à des mesures de suspension aussi brutales à l’égard d’utilisateurs français, et notamment de journalistes, il est probable que l’autorité de régulation des réseaux sociaux, l’ARCOM interviendrait. Elle en a le droit. En effet, le législateur français, anticipant sur l’adoption du DSA, a adopté, au cours de l’été 2021, la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 « confortant le respect des principes de la République », qui a introduit par avance dans le droit français un grand nombre de dispositions devant figurer dans le Règlement européen (notamment l’article 6-4 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN)). Ces dispositions législatives sont actuellement en vigueur en France, dans l’attente de la mise en œuvre effective du DSA. Elles s’appliqueront jusqu’au 31 décembre 2023 au plus tard. L’ARCOM a, à cet égard, récemment publié des lignes directrices qui sont destinées aux plus grandes plateformes.
Or ces dispositions s’appliquent à Twitter. Elles visent, en effet, les plateformes de réseaux sociaux dont l’activité sur le territoire français, qu’elles soient ou non établis sur le territoire français, dépasse 10 millions de visiteurs uniques par mois (article 6-4. I LCEN), ce qui est le cas de Twitter. Le réseau social doit, selon la loi, s’abstenir de prendre des mesures arbitraires, disproportionnées, ou insusceptibles de recours. La loi prévoit notamment que les décisions de suppression de contenu doivent être motivées (article 6-4 I 7° LCEN) et que les décisions de suspension ou de résiliation de compte doivent être proportionnées et justifiées par des abus répétés dont la gravité et les conséquences doivent être établies (article 6-4 I 9° LCEN). En outre, les suspensions doivent être précédées d’un avertissement préalable de l’utilisateur et être d’une durée raisonnable. Et les décisions de modération doivent toujours pouvoir être contestée. L’ARCOM pourrait sans aucun doute intervenir s’il apparaissait que Twitter ne respecte pas ces principes à l’encontre d’utilisateurs français.
On pourrait objecter que l’ARCOM n’est pas compétente dès lors que l’établissement principal de Twitter (Twitter International Company) est situé en Irlande. Dans l’Union Européenne, le régulateur compétent est celui de l’État membre dans lequel le fournisseur concerné a son principal établissement, donc ici l’autorité irlandaise. La loi française de 2021 a fait cependant exception, à titre temporaire, à cette règle européenne dite du guichet unique, et donne compétence à l’ARCOM jusqu’à la mise en application effective du DSA. Si cette exception temporaire a suscité les réserves de la Commission Européenne, elle n’en est pas moins bien réelle.
De fait, l’ARCOM a déjà exprimé sa profonde inquiétude quant à la « capacité de Twitter à maintenir un environnement sûr pour les utilisateurs de son service » dans un contexte où le réseau social a mis fin au contrat d’environ 75% des 1867 contractuels employés à la modération dans le monde (selon l’estimation de l’ARCOM). Dans un courrier officiel, l’ARCOM a demandé, fin novembre, à Twitter de fournir des informations détaillées sur ses pratiques de modération et sur les ressources humaines et technologiques qu’elle y consacre. Si l’ARCOM n’a pas eu besoin ici de recourir à une mise en demeure, il n’en reste pas moins que le montant de la sanction infligée en cas de refus de fournir les informations demandées peut aller jusqu’à 1% du total des revenus annuels mondiaux de l’exercice précédent. En outre, en cas de violation avérée de la loi française, l’ARCOM peut adresser à Twitter une mise en demeure de se conformer à la loi, puis imposer une sanction qui peut aller jusqu’à 20 millions d’euros ou 6% du chiffre d’affaires annuel mondial total de l’exercice précédent, le montant le plus élevé étant retenu (Art. 62.-I de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication).
On pourrait donc imaginer, en cas de décision de suspension visant des journalistes français, que non seulement ceux-ci pourraient saisir les tribunaux mais aussi que l’ARCOM examinerait les pratiques de Twitter au regard de la loi française. Il n’en reste pas moins, pour revenir aux motifs ayant justifié les suspensions récemment décidées par Musk, que le Code pénal français punit de trois ans d’emprisonnement et 45000 euros d’amende le fait de révéler, diffuser ou transmettre des informations permettant de localiser une personne « aux fins de l’exposer ou d’exposer les membres de sa famille à un risque direct d’atteinte à la personne ou aux biens que l’auteur ne pouvait ignorer » (article 223-1-1 Code pénal).
Florence G’sell est agrégée de droit privé, professeur à l’Université de Lorraine et titulaire de la Chaire Digital, Gouvernance et Souveraineté de Sciences Po.