Propos recueillis par Tamian Derivry, aidé, pour la transcription, par Eléonore de Vulpillières
Dans cet entretien, qui s’inscrit dans le travail de la Chaire de mise en perspective internationale de la notion de souveraineté numérique, Stéphanie Balme, Doyenne du Collège universitaire de Sciences Po, Professeure à PSIA et spécialiste de la Chine, apporte un éclairage sur la stratégie de puissance et d’indépendance technologique chinoise dans un contexte de tensions accrues avec les États-Unis. Elle aborde également la cristallisation des tensions entre Américains, Chinois et Européens autour du réseau social chinois TikTok.
La souveraineté numérique est un terme européen. Les Chinois parlent plutôt d’indépendance numérique. Il faut aussi préciser ce qu’on entend par « numérique » car aujourd’hui, en Europe, on parle de souveraineté numérique pour désigner des choses aussi différentes que la souveraineté des données, la souveraineté informationnelle, mais aussi la souveraineté des infrastructures au sens de souveraineté technologique, c’est-à-dire des chaînes d’approvisionnement en semi-conducteurs, ou encore des infrastructures de data centers.
La dernière Assemblée nationale populaire, qui s’est achevée en mars 2023 à l’issue d’un long processus électoral, a laissé place à une nouvelle équipe dirigeante dont le programme mentionne explicitement la question de l’indépendance technologique et numérique de la Chine. Mais la volonté de devenir une grande puissance technologique et numérique est déjà centrale dans l’agenda politique du PCC depuis le milieu des années 2010. Cela est lié à la trajectoire du pouvoir de Xi Jinping, qui a construit dans cet objectif de puissance et d’indépendance un discours de réaction vis-à-vis des Américains. La Chine considère que ces derniers font tout pour bloquer son indépendance technologique et numérique.
Deux documents, réaffirmés lors de l’Assemblée nationale populaire de mars dernier, illustrent les ambitions chinoises : le plan Made in China 2025, élaboré par le premier ministre Li Keqiang et publié en 2015, et le 14e plan technologique et scientifique de la Chine. La première étape de cette stratégie, aux alentours de 2020, prévoit que la Chine soit la plus performante du groupe des pays en développement. La deuxième étape, en 2030, prévoit que la Chine figure en bonne place au sein des pays industrialisés et riches. Quant à la troisième étape, elle prévoit que la Chine soit à l’horizon 2049, l’année du centième anniversaire de la fondation de la République populaire de Chine, la première puissance technologique et scientifique du monde.
On voit clairement qu’il y a un discours politique très fort d’instrumentalisation de la technologie comme objet de puissance à l’usage interne et à l’usage international. On observe une projection de la Chine vers le statut de puissance technologique tout en devenant une puissance verte. La Chine veut incarner une troisième voie, n’appartenir ni au monde communiste d’hier, ni au monde occidental d’aujourd’hui sous l’égide américaine. Elle veut imposer un discours alternatif à l’existant, prônant la voie du digital et de l’environnement, pour être un modèle pour les pays du Sud et une alternative au monde occidental mené par les Américains. C’est une stratégie avant tout politique, aux ambitions géopolitiques.
La Chine fait face à des sanctions de la part des Américains essentiellement depuis la période Trump, avec l’arrestation de la numéro 2 de Huawei, Meng Wanzhou. La montée en puissance numérique et technologique de la Chine est considérée comme une menace directe pour la souveraineté des États-Unis car c’est le seul pays dans le monde capable de rivaliser avec sa puissance ; quant aux Chinois, ils estiment que les Occidentaux essaient d’entraver leur capacité de développement.
Le CHIPS and Science Act, décidé par Joe Biden en août 2022, vise à mettre de la distance entre la Chine et les États-Unis. Ce texte interdit à de nombreuses sociétés de commercer avec la Chine ou sur le terrain chinois, ou d’échanger des données avec les Chinois. Il s’applique aussi à des individus considérés comme potentiellement instrumentalisables par le pouvoir chinois, des membres du congrès, des universitaires, mais aussi des hommes d’affaires, auxquels on demande de ne pas coopérer avec la Chine. A cela s’ajoutent des barrières tarifaires sur toute une série d’items concernant la tech chinoise.
Ce qui est paradoxal, c’est que la Chine et les États-Unis forment une paire complémentaire en matière de tech. Les États-Unis sont très bons pour tout ce qui figure en amont, la recherche et développement, le design, et sont devant en termes de brevets. Les Chinois quant à eux sont bons en aval, c’est-à-dire en bas de la chaîne de production, en particulier en ce qui concerne la production de composants à moindre coût. Washington et Pékin veulent chacun de leur côté renforcer leur aile moins performante, les premiers pour être autosuffisants, les seconds pour être à l’initiative de la conception de la tech.
Curieusement, les autorités chinoises n’ont pas réagi immédiatement au CHIPS and Science Act américain. Ils ont mis à peu près trois semaines à réagir, et ce à un niveau intermédiaire, celui des scientifiques et des présidents d’académie. Les Chinois ont estimé que ce texte allait porter préjudice de prime abord au milieu de la tech américaine et cela les a confortés dans l’idée de déployer une stratégie pour acquérir une plus grande indépendance technologique.
Mais il est très compliqué de devenir une puissance technologique en vase clos et les dernières dispositions américaines vont probablement impacter la Chine sur de nombreux aspects. Se pose aussi la question de Taïwan sur le sujet de la production de semi-conducteurs. Il est peu probable que Pékin mette la main dessus en envahissant facilement Taïwan. Ces dernières années, la Chine a considérablement investi dans la tech. C’est pourquoi elle a complètement décollé par rapport au reste du monde, et ce dans un contexte de régime autoritaire. Ce régime constitue aujourd’hui un défi, puisque sa nature fait que la Chine est mise à l’écart par les autres pays. Elle est considérée comme une menace et va devoir développer son projet politique de grande puissance technologique en solo.
Toute la question est de savoir de quelle manière va réagir le reste du monde. Y aura-t-il un alignement sur les Américains ? Tokyo, par exemple, préfère s’aligner sur Washington. De fait, la Chine est de plus en plus isolée en dehors de sa zone d’influence. Par ailleurs, quelle sera la réponse des grands acteurs de la tech à cet endiguement de la Chine par les États-Unis sur le plan de la tech ? On observe pour l’heure une réaction assez pro-américaine. Enfin, entre ces deux grands qui se disputent l’hégémonie, quelle sera la position des européens ? Les Etats-Unis peuvent mener une politique de grande hostilité à la Chine, tout comme ils peuvent s’entendre sur des sujets qui ne correspondent pas aux valeurs européennes : le refus des efforts climatiques, la peine de mort, la marchandisation des données, etc. L’Europe peut devenir un troisième acteur, une puissance d’équilibre qui défend ses propres valeurs.
L’opacité du fonctionnement de TikTok, et la possibilité que les données conservées par TikTok soient transmises au gouvernement chinois, créent cette réaction d’hostilité. C’est ce qui explique en partie la décision prise en février 2023 d’interdire aux fonctionnaires européens et américains de télécharger TikTok sur leur téléphone.
La Chine se vit comme une victime et elle dispose d’un narratif prêt à l’emploi, qu’elle décline sur la question numérique, comme elle le fait pour la question du Tibet ou du Xinjiang. Ce qui est spécifique avec TikTok, c’est le fait que c’est le premier réseau social qui gagne des parts de marché considérables en dehors de Chine. C’est un réseau planétaire, contrairement à WeChat par exemple. Sur le cas TikTok, la structure du régime politique chinois, ultra concentré, condamne d’une certaine manière à conclure que ce réseau social ne pourra pas, institutionnellement, être indépendant du pouvoir politique.
Le CLOUD Act américain (2018) a été comparé à la loi d’espionnage chinois. Il permet aux autorités américaines d’avoir accès à des données de services numériques, même si elles sont sensibles, mais cela se fait sous le contrôle d’un juge indépendant aux États-Unis. La comparaison s’arrête là car il n’y a pas d’indépendance de la justice en Chine, tout simplement parce que c’est anticonstitutionnel. 90% des juges chinois sont membres du Parti.
En revanche, les Etats-Unis exagèrent la menace chinoise. C’est le piège de Thucydide, lorsqu’une puissance dominante entre en conflit avec une puissance émergente par peur de sa montée en puissance. On observe un phénomène toujours croissant d’anti Parti communiste chinois. S’ajoute l’idée du messianisme américain, l’Etat qui doit lutter contre le parti unique, un parti athée qui s’oppose à la démocratie constitutionnelle et concentre tous les pouvoirs.
Cependant, il faut garder à l’esprit que la position des autorités chinoises consiste à se méfier du monde de la tech, perçu comme des contre-pouvoirs potentiels du PCC. En effet ces grandes sociétés disposent de capitaux financiers énormes et centralisent un grand nombre de données, souvent clés pour la sécurité publique. Nombre de ces sociétés ont été formées par des entrepreneurs privés. Jack Ma, l’ancien PDG d’Alibaba, a été sorti du circuit, on lui a demandé de prendre sa carte du Parti, puis de se positionner en faveur du Parti. Aujourd’hui on ne le voit plus. Il est symptomatique du sort de dirigeants de nombreuses sociétés chinoises.
Les entreprises de tech chinoises n’ont pas nos principes de propriété privée totale. Ce sont des entreprises qui, lorsqu’elles décollent, sont récupérées par l’État pour faire partie du système de l’État. L’année 2021 a été l’année de déclaration de la guerre des autorités chinoises aux grandes sociétés de tech chinoises, notamment dans toute l’industrie du e-commerce. Il y a donc une volonté en Chine de mettre la main sur le monde numérique par souci de centraliser le pouvoir au maximum et de garder un contrôle politique sur un secteur d’activité considéré comme une alternative potentiellement dissidente et dangereuse pour la survie du PCC. Cette attitude de défiance interne à la Chine a davantage d’incidences que les sanctions américaines.