En 1999, la Constitution de la « République du Chaos » reconnaît comme citoyen « toute entité biologique ou numérique capable de penser et de désirer », ainsi que les cyborgs et les androïdes. Toutes ces entités doivent respecter les principes de souveraineté nationale et de démocratie « qui s’appliquent non seulement à l’intérieur de la Demeure du Chaos, enclave analogique superposée au territoire national français et porte d’entrée du Cyberespace, mais aussi à l’intérieur du territoire numérique de la République du Chaos ». Alors que le thème du constitutionnalisme numérique prend de l’ampleur, ce qui pourrait être lu comme une sorte de plaisanterie doit être pris au sérieux. En examinant des exemples concrets, je propose d’offrir une cartographie des utilisations actuelles de la grammaire du constitutionnalisme pour aborder les évolutions technologiques et leur impact sur les droits fondamentaux et la gouvernance contemporaine. Le constitutionnalisme numérique « mince » émerge comme une expansion du constitutionnalisme analogique. Il se manifeste dans la Charte privée des droits de l’homme et des principes pour l’internet, le Marco Civil da Internet brésilien de 2014 [Lei 12.965/2014], ou la Charte des droits numériques présentée par le président du gouvernement espagnol en 2021. Il s’agit d’adapter des notions telles que la liberté d’expression, l’égalité, la vie privée, la participation ou le pluralisme aux nouveaux outils que les titulaires de droits utilisent et aux nouvelles menaces qui résultent de leur utilisation (surveillance de masse, profilage personnel, influence sur les élections, manque d’alphabétisation, etc.) Le constitutionnalisme numérique « épais » correspond plus originellement à ce que Teubner présente comme l’auto-constitutionnalisation des sphères sociales. Une hiérarchie de normes, des valeurs fondamentales, des procédures de résolution des conflits, etc. se développent progressivement. La création de Bitnation en 2014 témoigne de la pertinence de la théorie du contrat social. Le Conseil de Surveillance de Meta (Oversight Board), auquel les gens peuvent faire appel s’ils ne sont pas d’accord avec les décisions prises concernant les contenus sur Facebook ou Instagram, imite une cour constitutionnelle. Les deux perspectives expliquent les efforts déployés par les constitutionnalistes numériques pour assurer les deux fonctions de base des constitutions : la protection des droits fondamentaux et la limitation du pouvoir. D’un point de vue épistémologique, le constitutionnalisme apparaît comme une manière spécifique d’encadrer les questions sociales, politiques ou morales.
Trois lectures principales permettent de déconstruire les justifications idéologiques possibles d’un transfert conceptuel de la sphère analogique à la sphère numérique. L’une est un discours d’espoir, où les valeurs des révolutions du XVIIIe siècle sont préservées. Un autre est un discours de scepticisme, où le constitutionnalisme apparaît surtout comme une police d’assurance pour les pouvoirs publics et privés en quête de légitimation. Le dernier est un discours de désespoir, basé sur la thèse de Lassalle selon laquelle chaque fois qu’un parti invoque une constitution comme son cri de guerre, c’est comme si cette structure de pouvoir était déjà morte.
Guillaume TUSSEAU a reçu une formation en sciences politiques et en droit. Après avoir occupé des postes dans les universités de Paris II (Panthéon-Assas) et de Rouen, il est actuellement professeur de droit public à la faculté de droit de Sciences Po, à Paris, et membre de l’Institut universitaire de France. Il a été membre du Conseil supérieur de la magistrature de 2015 à 2019. Ses principaux centres d’intérêt sont le droit constitutionnel comparé et la théorie du droit, deux domaines dans lesquels il a beaucoup enseigné et publié.
Parmi ses dernières publications, citons La philosophie juridique de Jeremy Bentham : Essays on ‘Of the Limits of the Penal Branch of Jurisprudence’, Guillaume Tusseau (ed.) (Routledge, Routledge Research in Constitutional Law Series, 2014), ‘Debating Legal Pluralism and Constitutionalism : New Trajectories for Legal Theory in the Global Age’, Guillaume Tusseau (ed.) (Springer, 2020), ‘Contentieux constitutionnel comparé. Une introduction critique au droit processuel constitutionnel » (Lextenso, 2021) et « Droit constitutionnel et institutions politiques » (Le Seuil, 2021).