par Rachel Griffin
Le 21 février 2022, la Chaire Digital Gouvernance et Souveraineté a organisé son premier événement conjoint avec le Stanford Content Policy and Society Lab qui devrait être le premier d’une longue série de collaborations. Le webinaire « Content Policy in the Age of Transparency » a réuni des experts de premier plan pour discuter de la façon dont la politique des contenus pourrait être mieux éclairée par la recherche universitaire.
Mathias Vicherat, directeur de Sciences Po, a ouvert le webinaire par une brève présentation. Il a souligné que le développement de plateformes en ligne à grande échelle apporte à la fois des opportunités et des défis politiques. À l’heure où les régulateurs européens et américains lancent de nouvelles initiatives de réglementation des plateformes, Mathias Vicherat a appelé à des échanges transatlantiques plus intenses et a exprimé l’espoir d’une collaboration plus étroite entre Stanford et Sciences Po à l’avenir.
La première intervention du panel a été faite par Julie Owono, directrice exécutive du Stanford Content Policy and Society Lab, directrice exécutive de l’ONG Internet Without Borders et membre inaugural du Facebook (maintenant Meta) Oversight Board. Mme Owono a commencé par donner une définition large du terme « politique des contenus », en faisant valoir que ce terme n’englobe pas seulement le contenu et l’application des règles de modération des plateformes, mais aussi les procédures par lesquelles ces règles sont déterminées, rédigées et appliquées – ainsi que la façon dont la réglementation des États façonne ces processus. Elle a suggéré que la compréhension des impacts des interventions étatiques et des défis imprévus qui peuvent survenir nécessite un dialogue international et la participation de multiples parties prenantes, ainsi que la transparence des plateformes. L’espoir est que les leçons apprises dans un lieu puissent éclairer les régulateurs du le monde entier.
Le professeur Nate Persily de l’université de Stanford a ensuite évoqué la manière dont la réglementation peut renforcer la transparence de la politique des contenus des grandes plateformes. Il a notamment présenté les principales caractéristiques du projet de loi Platform Accountability and Transparency Act (PATA) actuellement examiné par le Congrès américain, dont il est le co-auteur. Le professeur Persily a relevé les tensions existantes entre la mise à disposition des données des plateformes aux chercheurs et la garantie de la vie privée des utilisateurs – une tension que le projet de loi américain vise à résoudre en rendant les données disponibles uniquement aux chercheurs des institutions académiques, dans des installations internes sécurisées.
Enfin, le professeur Persily a souligné que la transparence ne consiste pas seulement à permettre la recherche universitaire et l’examen des données par les autorités de régulation, aussi important que cela puisse être, mais qu’elle devrait également modifier en profondeur le comportement des plateformes, en les ouvrant à la critique publique et en renforçant les incitations à répondre aux préoccupations du public. De telles politiques visant à renforcer l’influence de la société civile sont particulièrement importantes dans le contexte américain, où la protection de la liberté d’expression au titre du premier amendement rendent constitutionnellement impossibles l’intervention directe de l’État dans la politique des contenus.
Le professeur Florence G’sell, qui dirige la chaire « Digital, gouvernance et souveraineté », a poursuivi en analysant plus en détail les différences juridiques et institutionnelles entre les États-Unis et les États membres de l’UE. En France, par exemple, il existe plusieurs dispositions civiles et pénales établies de longue date qui réglementent les discours en ligne et hors ligne, y compris la criminalisation très large des « fausses nouvelles » dans l’article 27 de la loi de 1881 sur la presse. Ces dispositions ne seraient envisageables aux Etats-Unis. En outre, il existe également des cultures médiatiques et politiques différentes, avec des attentes différentes quant au rôle de l’Etat et des tribunaux. Néanmoins, malgré la plus grande acceptation de la réglementation des discours dans les pays européens, le professeur G’sell a noté que la régulation des discours tenus en ligne ne peut pas être effectuée uniquement par l’État – ce qui soulèverait ses propres préoccupations normatives et politiques, par exemple en matière de liberté des médias. Les plateformes elles-mêmes doivent au moins prendre des décisions de modération au premier chef, même si celles-ci sont ensuite soumises à un contrôle. C’est précisément pour cette raison qu’il est vital de renforcer la responsabilité et la transparence des processus décisionnels des plateformes. Dans ce contexte, la transparence ne doit pas être considérée comme une seule chose, mais comprend différents aspects : par exemple, la transparence envers les chercheurs et la transparence envers les régulateurs et le public sont toutes aussi nécessaires, mais exigeront des normes et des procédures différentes.
Cette présentation a été suivie par celle du professeur Dominique Cardon, directeur du Médialab de Sciences Po, et de son collègue Emmanuel Vincent. Ils ont présenté une étude récente qui a utilisé des données empiriques provenant du service d’analyse CrowdTangle de Facebook et de son programme de partage de données de recherche Social Science One (que le professeur Persily a également contribué à mettre en place).
Cette étude a montré que, lorsque Facebook a introduit de nouvelles politiques visant à réduire la portée des comptes ayant diffusé des informations erronées à plusieurs reprises, l’engagement (et vraisemblablement la visibilité) de leurs publications a considérablement diminué. Cependant, cet effet n’a été observé que pour les pages Facebook, alors que les groupes – connus pour être un canal important de désinformation – n’ont pas été affectés de la même manière. En outre, de nombreux utilisateurs concernés ont réagi à la baisse de l’engagement en augmentant leur activité et en publiant davantage, ce qui a eu pour effet de faire remonter régulièrement l’engagement. Dans l’ensemble, la recherche a fourni des informations importantes sur l’efficacité des politiques des plateformes contre la désinformation dans le cadre de l’épidémie de Covid-19, une préoccupation politique clé aux États-Unis et dans l’UE. Tout ceci illustre l’intérêt de fournir des données détaillées sur les plates-formes à des chercheurs indépendants.
Le professeur Cardon a terminé par quelques observations sur les différentes politiques et les programmes de transparence qui ont été développés depuis que l’UE a introduit son code de conduite sur la désinformation. Il a noté que les types de données de Facebook sur lesquelles son équipe s’est appuyée n’auraient pas été disponibles sur certaines autres grandes plateformes.
Enfin, Leila Morch, coordinatrice du programme de recherche du Content Policy and Society Lab, a conclu les présentations du panel en soulignant la nécessité pour les politiques publiques d’être éclairées par la recherche universitaire. Cela nécessite non seulement des échanges d’informations à court terme sur des sujets spécifiques, mais aussi des collaborations institutionnelles et culturelles plus approfondies, par exemple en augmentant le nombre de titulaires de doctorats entrant dans le secteur public. Elle a également souligné l’importance des échanges et des collaboration transatlantiques, ainsi qu’une plus grande sensibilisation aux intérêts et aux préoccupations politiques d’autres pays (par exemple en Afrique).
La table ronde a été suivie d’une séance de questions-réponses et d’autres échanges intéressants entre les panélistes. Les membres du public ont demandé au professeur Persily des informations supplémentaires sur le fonctionnement de la loi qu’il appelle de ses voeux et sur la manière dont celle-ci pourrait être appliquée de manière fiable. Ils ont interrogé Mme Owono sur les méthodes de travail et les orientations futures possibles du Meta Oversight Board. En réponse aux questions du public, les panélistes ont souligné que la politique des contenus ne se limite pas à la modération , mais doit prendre en compte des questions plus larges sur la façon dont les contenus sont organisés, conservés et promus sur les plateformes numériques.
Le panel et les questions-réponses ont été modérés par Rachel Griffin, doctorante et maître de conférences à l’Ecole de droit de Sciences Po et assistante de recherche à la Chaire Numérique, Gouvernance et Souveraineté.
Le webinaire a fourni des informations précieuses sur les tendances actuelles et les évolutions réglementaires en matière de politique des médias sociaux. Il est à souhaiter qu’il sera bientôt suivi d’autres collaborations entre Sciences Po et Stanford.