par Tamian Derivry
Cette année, la conférence annuelle de la Chaire Digital, Gouvernance et Souveraineté a adopté une perspective géopolitique de la souveraineté numérique en retraçant l’histoire du concept en dehors de l’espace européen et en initiant une réflexion sur ses liens possibles avec l’autoritarisme numérique.
La conférence s’est ouverte avec une Keynote de Nate Persily (James B. McClatchy Professor of law at Stanford Law School, Co-Director, Stanford Cyber Policy Center), qui a présenté la manière dont certains des éléments constitutifs des technologies numériques représentent un avantage comparatif pour les régimes autoritaires dans leur capacité à censurer, surveiller et faire de la propagande. Il a cependant rappelé que le potentiel autoritaire de ces technologies n’est pas uniforme et dépend largement des ressources et des moyens de chaque régime. La discussion s’est ensuite poursuivie avec la contribution de Sergei Guriev (Directeur de la formation et de la recherche (DFR), professeur d’économie, Sciences Po), qui a estimé que l’usage de ces technologies s’inscrit dans l’émergence de « spin dictatorships », des régimes autoritaires qui font désormais davantage recours à la manipulation plutôt qu’à la peur pour consolider leur pouvoir. Il a également souligné l’ambivalence démocratique de ces technologies, du fait de leur capacité à ouvrir de nouveaux espaces de contestations face à la corruption mais aussi à faciliter la diffusion de discours populistes. Arancha González (Doyenne de l’Ecole d’Affaires Internationales (PSIA), Sciences Po) a conclu cette première discussion en évoquant la manière dont la croyance dominante dans le pouvoir démocratisant de la technologie a peu à peu été remplacé, dans diverses parties du monde, par un discours techno-nationaliste, qui insiste sur la nécessité pour les Etats de reprendre le contrôle sur l’espace numérique.
Les deux autres panels de la conférence ont ensuite discuté de deux approches distinctes de la souveraineté numériques au sein de régimes autoritaires, celles de la Russie et de la Chine.
Le premier panel s’est ouvert avec la contribution de Julien Nocetti (Professeur à Saint-Cyr Coëtquidan, titulaire de la Chaire Cyber Risk Governance de la Rennes School of Business) qui a retracé l’histoire de la souveraineté de l’information en Russie. Il a notamment évoqué l’inflation législative visant à contrôler les flux d’information entrant et sortant du territoire russe depuis les printemps arabes. Sur la base de ses recherches sur les infrastructures russes de l’Internet, Ksenia Ermoshina (Chercheure au CNRS, Centre Internet et Societé) a estimé que les ambitions juridiques de la Russie en matière de découplage de son espace informationnel dépassaient ses capacités technologiques. Selon elle, la complexité du réseau russe et sa dépendance aux technologies occidentales rendent difficile la mise en œuvre de politiques telles que la loi sur le Runet souverain de 2019. Marie-Gabrielle Bertran (Doctorante à l’Institut Français de Géopolitique, Université Paris 8) a ensuite présenté certaines des mesures prises par le gouvernement russe depuis le début du conflit en Ukraine, notamment l’accélération de l’installation de systèmes de surveillance, dans un contexte de fragilisation du réseau russe face aux sanctions occidentales et à l’exode de nombreux professionnels de la tech. Enfin, Nicolas Mazzucchi (Directeur de recherche, Centre d’études stratégiques de la Marine) a discuté des enjeux de cyberdéfense soulevés par la stratégie russe et des limites de la capacité offensive de la Russie dans le cyberespace, notant l’échec relatif de ses attaques informationnelles en Ukraine. Le panel était modéré par Guy-Philippe Goldstein (enseignant à l’Ecole de Guerre économique, Advisor PwC).
Le deuxième panel a débuté avec la présentation de Rogier Creemers (Lecturer in Modern Chinese Studies, Leiden University), qui a montré comment la stratégie numérique chinoise s’est développé historiquement en réaction à l’hégémonie américaine dans le cyberespace, perçue comme une menace à la stabilité du régime. Il a également délimité les principales composantes de cette stratégie : la « territorialisation » de l’Internet, l’ « indigenisation » des fournisseurs, et les investissements dans le secteur des nouvelles technologies. Anupam Chander (Scott K. Ginsburg Professor of Law and Technology at Georgetown University Law Center, Georgetown University) a ensuite rappelé que la souveraineté numérique a été construite par défaut aux Etats-Unis, ce qui explique que le concept reste largement absent du débat public américain. Il a cependant noté une relative reconfiguration des rapports de pouvoirs qui s’illustrent par les dynamiques conflictuelles opposant le gouvernement américain et les entreprises chinoise du numérique. Stephanie Balme (Professeur, Doyenne du collège universitaire, Sciences Po) a discuté les réactions du parti communiste chinois aux tentatives du gouvernement américain de présenter la stratégie numérique chinoise comme une menace à sa sécurité tout en prenant des mesures visant à limiter l’influence croissance de son secteur des nouvelles technologies. Enfin, Johannes Thumfart (senior Postdoctoral Researcher, Vrije Universiteit Brussels) a proposé une lecture des évolutions de la souveraineté numérique en relation avec les concepts de colonialisme et de décolonialisme numérique, soulignant les contradictions et les limites de l’utilisation de ces termes dans le discours politique aussi bien en Europe qu’en Chine. Le panel était modéré par Alice Pannier (Responsable du programme Géopolitique des technologies, Ifri).