Axes de recherche
Le déploiement massif des technologies du numérique soulève des enjeux politiques, économiques, sociétaux et éthiques majeurs. Les modes de vie quotidiens comme les politiques publiques (éducation, santé, emploi, sécurité…) sont profondément renouvelés aussi bien à l’échelle européenne et nationale que dans les territoires.
Trois phénomènes principaux illustrent la mutation en cours :la faible capacité des Etats à appliquer une régulation nationale sur un secteur numérique par essence transnational et construit pour ne point être statocentré ; le déploiement de plateformes transnationales à la force de frappe inédite ; l’accélération de l’innovation technologique (intelligence artificielle, blockchain) qui conduit à l’émergence d’un environnement dans lequel les algorithmes sont omniprésents et les données le nouvel or noir.
Des plateformes transnationales très puissantes semblent aujourd’hui rivaliser avec les Etats, voire leur résister quand elles ne les concurrencent pas. Elles sont en mesure d’imposer leurs conditions aux professionnels comme aux consommateurs qui y ont recours. Détentrices de gigantesques gisements de données, leur force de frappe s’avère d’autant plus préoccupante que leurs sièges se situent d’ordinaire aux Etats-Unis. La puissance acquise par ceux que l’on appelle, en Europe, les « GAFAM » est devenue telle que l’on évoque régulièrement leur éventuel démantèlement.
Dans le même temps, le progrès fulgurant de la technologie permet aux administrations comme aux acteurs privés de se saisir des nouvelles possibilités ainsi ouvertes : l’administration française a désormais le droit d’adopter des décisions entièrement automatisées et se sert des outils du Big Data pour détecter les fraudes. La technologie permet également l’apparition d’organisations inédites, comme les organisations autonomes décentralisées développées sur la blockchain, ou des intelligences artificielles capables d’agir de manière autonome.
L’univers numérique modèle désormais notre réalité et notre appréhension de celle-ci (nouvelles formes de sociabilité, nouvelles modalités de l’information ou de l’action politique, etc.). D’ailleurs, les informations qui se propagent sur les réseaux jouent aujourd’hui un rôle déterminant dans l’issue des élections démocratiques.
Dans ce contexte, la Chaire Digital, Gouvernance et Souveraineté a pour objet de nourrir la réflexion relative à plusieurs enjeux majeurs.
Enjeux de souveraineté
L’absence de frontières sur les réseaux conduit à formuler une nouvelle territorialité propre au monde numérique et à envisager de nouveaux modes de gouvernance et d’intervention étatique, face à des acteurs dont la localisation géographique peut être lointaine. En particulier, l’on peut s’interroger sur l’émergence d’une nouvelle « souveraineté numérique » du fait de l’évolution technologique et du déploiement des réseaux. Il est peut-être étonnant que la notion traditionnelle de « souveraineté », apparue au XVIe siècle chez Bodin, d’essence philosophique et politique, soit aujourd’hui reliée au monde numérique. Mais l’on peut formuler l’hypothèse que « la puissance absolue et perpétuelle » évoquée par Bodin change aujourd’hui de visage pour correspondre, à l’époque contemporaine, à une forme de pouvoir exercée de manière dématérialisée, au moyen d’un traitement informatisé, en réseau, par des acteurs qui ne sont pas nécessairement les Etats. La réalité hyperconnectée dans laquelle nous évoluons[1] serait donc le lieu d’une nouvelle forme de pouvoir s’exerçant indépendamment de tout ancrage territorial, par de nouveaux acteurs. Il est alors indispensable de s’interroger sur cette notion nouvelle de « souveraineté numérique » et les rapports que celle-ci entretient avec les traditionnelles souverainetés étatiques et nationales. Comment conjuguer les limites géographiques et l’absence de frontières sur les réseaux ? La territorialité est-elle obsolète à l’ère numérique ou s’étend-elle au gré des usages ou des données ? Peut-on parler d’une nouvelle territorialité à l’heure où les frontières peuvent également être technologiques, économiques, juridiques…
En particulier, face à l’émergence d’immenses plateformes à la puissance inégalée, les Etats peuvent-ils (ré)affirmer leur souveraineté sur l’espace numérique dont les frontières sont tout autant juridiques, techniques, économiques, géographiques que politiques, etc. ? Quelles actions doivent-ils conduire ? S’agit-il pour eux de réguler, de contraindre, voire de sanctionner ? Faut-il privilégier un cadre et des acteurs nationaux ? La souveraineté déborde-t-elle d’un cadre géographique pour s’appliquer à une technologie ? De nouvelles formes de conflictualités nécessitent-elles des réponses particulières ? Autant de questions qui, sans prétendre à l’exhaustivité, se bousculent pour interroger avec une acuité renouvelée le champ d’action de l’Etat. Par conséquent, il convient de réfléchir aux critères qui relativisent ou pourraient affermir les capacités d’actions des Etats.
Un premier aspect tient à la capacité des Etats de revendiquer une nouvelle forme de souveraineté sur l’espace numérique : localisation des données, fiscalité, droit international du cyber, régulation, solution technologique, préférence d’achat, comment revendiquer une souveraineté numérique ; est-ce possible ? Pertinence des outils existants, nécessaire modernisation ou innovation s’imposent comme cadre de réflexion pour cette mutation profonde d’une notion qui n’en avait pas connue d’aussi lourde depuis sa création.
Un deuxième aspect de la question concerne la circulation des données numériques, comme l’illustrent les difficultés suscitées en Europe par l’adoption du CLOUD Act américain en 2018. L’absence de frontière dans le monde numérique est en effet devenue un nouvel outil au service de l’application extra-territoriale, notamment du droit américain. La nature de la réponse la plus adaptée demeure en suspens. Une possible réponse pourrait être d’ordre juridique et revient à adopter de nouveaux textes, à réformer des textes existants, comme la loi de 1968 (mal nommée « loi de blocage »), voire à repenser le champ et les modes d’action du droit. Un autre type de réponse pourrait revêtir une nature industrielle et consister, par exemple, à organiser le stockage des données hors du territoire américain par des acteurs n’ayant pas de lien avec les Etats-Unis.
Un dernier aspect tient à l’émergence de plateformes transnationales ou « a-territoriales » ayant ouvertement pour ambition de se placer en hors des régulations étatiques ou d’exercer un rôle régalien relevant traditionnellement d’un Etat souverain. Le projet Libra est actuellement dénoncé comme visant à mettre en place ce qui serait l’équivalent d’une monnaie souveraine. Quelle doit-être la réponse la plus adaptée au déploiement de telles plateformes contre lesquelles les Etats sont parfois démunis pour lutter ? Faut-il négocier, réguler ou abdiquer ?
Enjeux de régulation
L’émergence de grandes plateformes transnationales, conjuguée à l’évolution technologique (intelligence artificielle, blockchain), conduit à des situations inédites qui invitent à s’interroger sur de nouveaux modes de régulation. A l’ère numérique, en effet, se pose la question de la régulation des technologies mais aussi des acteurs, conformément à des objectifs que les Etats définissent eux-mêmes. Parmi ces objectifs, peuvent figurer la protection des citoyens, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le bon fonctionnement des marchés, la participation de chacun à l’effort national (fiscalité) mais aussi une dynamique industrielle avec, par exemple, l’émergence de grands acteurs du numérique capables de rivaliser avec les plateformes américaines de manière à assurer une véritable souveraineté technologique.
Dans les faits, la question se pose d’une adaptation de plusieurs branches de législations traditionnelles, voire de la création de nouvelles législations pour répondre à une réalité nouvelle pour répondre à plusieurs objectifs: nécessité de protéger les données personnelles des utilisateurs (RGPD), loyauté de l’information diffusée, besoin d’organiser tant la circulation que la protection éventuelle des données non personnelles, statut particulier des travailleurs des plateformes d’intermédiation, protection de la valeur des contenus avec notamment la question du « droit voisin » dans la mesure où l’explosion du digital a remis en cause le modèle de valorisation des contenus (presse, médias, création…) sans trouver d’équilibre économique alternatif.
Un cas particulier peut se distinguer dans le domaine de la politique de concurrence. A l’heure actuelle, se pose notamment la question de savoir si le droit antitrust traditionnel est adapté aux nouvelles questions suscitées par l’émergence des grandes plateformes.
De même, au-delà des questions législatives, comment les Etats peuvent-ils réguler de manière à assurer leur souveraineté technologique? Plusieurs voies peuvent s’offrir à eux, comme par exemple le financement de l’innovation et des technologies de rupture de manière à non seulement faire émerger de nouveaux acteurs mais les inciter à se maintenir et se développer en France ou en Europe, des politiques d’achat préférentiel, des stratégies industrielles nationales ou régionales, mais aussi la protection des technologies innovantes, par exemple par un contrôle des investissements étrangers en France de manière à éviter le rachat d’entreprises françaises disposant de technologies avancées, notamment dans les filières stratégiques (cybersécurité, spatial, IA).
Plus fondamentalement, l’ère numérique correspond-elle à de nouvelles manières de réguler? Quels peuvent-être les rapports entre les différents modes de régulation (juridique, judiciaire ou technique) ? Entre les différents objectifs poursuivis ? Entre les différents acteurs de cette régulation ? Comment appréhender des technologies inédites, comme la blockchain, qui sont d’emblée conçues pour échapper à toute forme de régulation ? Quel est le rôle des régulateurs face au déploiement des algorithmes dans les administrations et les entreprises ? Quelle stratégie face à l’apparition d’une nouvelle économie de la donnée ?
Enjeux démocratiques
Le scandale Cambridge Analytica a démontré que la détention d’immenses volumes de données pouvait permettre, grâce aux réseaux sociaux, d’user de techniques de profilage pour tenter de perturber le cours d’une élection démocratique. En cela, les grandes plateformes, qui non seulement collectent des données mais également diffusent des informations et des publicités ciblées, peuvent servir, plus ou moins consciemment, d’instrument à des puissances étrangères pour porter atteinte à la souveraineté d’un pays. D’un autre côté, elles permettent également de créer de nouveaux liens sociaux, voire de renforcer le lien démocratique entre les citoyens et le gouvernement par des expériences de démocratie directe, comme l’illustre l’exemple des Civic Tech.
Dès lors, plusieurs questionnements se dégagent avec une acuité particulière. Par exemple, la maîtrise des contenus sur les réseaux sociaux (discours de haine, fake news, deep fakes) est aujourd’hui une question majeure sur laquelle plusieurs stratégies s’affrontent. Faut-il par exemple encourager la suppression des contenus? Ou bien adapter l’arsenal juridique à ces nouveaux vecteurs? Ou encore établir une dynamique partenariale avec les acteurs concernés ?
Par ailleurs, la participation citoyenne se déroule désormais sous une nouvelle forme grâce aux civic tech, qui deviennent des adjuvants naturels de la démocratie dont il faut interroger la portée, l’utilisation et le devenir. En outre, le numérique permet d’envisager un nouvel aménagement du territoire qui tienne moins compte des critères géographiques ou topographiques. L’enclavement ou le désenclavement peuvent également être numériques. Enfin une démocratie numérique se met en place au niveau national et dans les territoires, à tel point que l’on pourrait parler de l’apparition d’une nouvelle « citoyenneté numérique ».
[1] v. Luciano Floridi et alii The Onlife Initiative: concept reengineering for rethinking societal concerns in the digital transition