A l’issue de la publication du rapport sur le Buy European Tech Act, Sarah Guillou, Florence G’sell et Fabien Lechevalier ont publié une tribune dans Le Monde intitulée : « La préférence européenne pour les marchés publics ne fait pas une politique industrielle », à retrouver ici. Nous la reproduisons ici dans son intégralité, avec l’aimable autorisation du quotidien.
Pas une tête de liste aux élections européennes en France n’écarte l’idée de mettre en place une préférence européenne sur les marchés publics européens. Proposition hautement politique, dans un contexte où les Etats-Unis et la Chine adoptent des positions protectionnistes, la préférence européenne consisterait à établir un critère d’attribution des marchés publics lors des appels d’offres concurrentiels basés sur la localisation de la production ou la nationalité du soumissionnaire.
La préférence européenne est le plus souvent présentée comme une modalité de politique industrielle en tant qu’elle permettrait d’offrir des débouchés aux entreprises européennes et de leur assurer un carnet de commandes pour augmenter leur taille, diminuer leur coût moyen et les inciter à investir. Elle s’exprimerait par des exigences en termes de contenu local, de l’emploi local, de la proportion du capital détenu localement, ou encore des partenariats locaux.
Sur le plan électoral, cela conforte les désirs d’une Europe plus protectrice, sur le plan économique, cela conforte l’idée du soutien à l’industrie européenne, mais, sur le plan politique, c’est un sujet de grande crispation entre Etats membres. Au final, une analyse étayée de l’apport réel d’une telle disposition montre que le gain net est négatif. Pourquoi ?
Sur les 2 200 milliards d’euros que représente la commande publique à l’échelle de l’Union européenne (UE), 463 milliards sont couverts par les accords de l’Organisation mondiale du commerce (accord sur les marchés publics, AMP) qui lie l’Union européenne. Le texte pose le principe de la non-discrimination et prohibe donc l’établissement de tout critère de préférence locale dans l’attribution des marchés publics. Mais il existe de nombreuses exceptions : il s’applique à des marchés dépassant certains seuils, provenant de certaines administrations publiques, et exclut certaines activités comme la fourniture d’énergie ou les marchés de la défense et de la sécurité.
Ensuite, en pratique, l’attribution des marchés publics, bien que fortement réglementée, comporte tous les attributs des leviers d’influence, que ce soit du côté des acheteurs publics ou des soumissionnaires. De nombreuses barrières implicites ou explicites existent, qui conduisent à observer un biais national dans la répartition des marchés. Ainsi, le critère du prix ne s’impose pas de manière obligatoire, et les administrations ont de la latitude pour appliquer des critères environnementaux, sociétaux et, plus généralement , si des questions stratégiques de sécurité sont en jeu.
Le rapport de la Cour des comptes européenne sur les marchés publics a établi que seuls 5 % des marchés des Etats de l’UE sont attribués à des offres non locales. En valeur, entre 2009 et 2015, 20 % des contrats de l’UE et 12 % de ceux de la France ont été attribués indirectement à des entreprises étrangères. Les proportions de marchés alloués directement à des entreprises étrangères sont de 3 % pour l’UE et 2 % pour la France.
En d’autres termes, même si les marchés sont soumis à l’accord AMP, cela ne signifie pas qu’ils seront attribués à des entreprises étrangères. Ce même rapport met aussi en évidence que la France est, parmi les pays membres de l’UE, celui qui utilise le plus des critères distincts du prix, comme la qualité de « stratégique », au sens que le marché aurait un impact sur la sécurité, l’environnement, le social ou encore l’innovation.
La France attribue le moins de contrats au plus offrant en termes de prix : seulement moins de 10 % contre une moyenne européenne de 60 %, et c’est elle qui privilégie le plus les entreprises locales. D’abord prétendre que l’UE se distingue dans le concert des nations par sa naïveté en la matière n’est pas correct.
Des instruments de protection commerciale, adoptés en 2022, pour exiger la réciprocité ont été mis en place en Europe : l’instrument relatif aux marchés publics internationaux, qui permet de prendre des mesures correctives contre des discriminations dans l’attribution des marchés publics non-européens aux dépens des Européens, et le règlement sur les subventions étrangères, pour contrer des distorsions créées par des subventions aux soumissionnaires non européens.
Ensuite, le Net-Zero Industry Act, adopté récemment, introduit des critères techniques de préférence européenne, au nom de la résilience et de la sécurité économique en matière de technologies vertes. Par ailleurs, en matière de services numériques et notamment des services de cloud, l’UE a construit un autre type de vigilance pour son autonomie qui repose sur les règles de cybersécurité.
Sauf à sortir de l’accord AMP, mais aussi à renier des traités de libre-échange qui possèdent un volet « marché public », lever juridiquement le principe de non-discrimination n’est pas possible. En outre, l’appréciation de l’opportunité de la préférence européenne varie entre les Etats membres et est un sujet de crispation politique, d’autant plus que certains Etats membres craignent plus les représailles commerciales que d’autres.
Le coût de la discorde européenne est donc élevé face à un gain économique faible, compte tenu du biais domestique déjà existant, et il n’est guère rehaussé par l’intention de politique industrielle. La préférence européenne ne fait pas une politique industrielle.Il y a une double méprise dans cette association.
La première est que la temporalité de la commande publique n’est pas celle de la politique industrielle : la commande publique cherche à satisfaire un besoin immédiat pour assurer sa mission de service public, la politique industrielle vise l’investissement pour influencer la production à long terme.
La seconde est que la politique industrielle vise à faire émerger de nouveaux acteurs économiques et à créer de nouveaux marchés grâce à l’innovation technologique. Cela signifie qu’elle soutient des projets et des entreprises qui n’existent pas encore ou qui sont en phase de développement. Par conséquent, ces nouveaux acteurs ne sont pas immédiatement disponibles pour répondre aux besoins de la commande publique.
Il ne s’agit pas d’exclure le recours à la commande publique pour remplir un objectif industriel dans l’optique d’une ambition technologique comme l’exploration lunaire, la fourniture de signaux GPS aux armées ou la construction de supercalculateurs. Mais, outre que cela serait la seule modalité légalement soutenable, cette voie est bien distincte de celle d’une préférence européenne de droit pour la commande publique en laissant entendre que cela permettrait de remplir un objectif industriel.
Sarah Guillou, Fabien Lechevalier et Florence G’sell sont coauteurs du rapport « Buy European Tech Act », publié par la chaire Digital, gouvernance et souveraineté de Sciences Po.
Sarah Guillou (Economiste à l’Observatoire Français des conjonctures économiques ), Fabien Lechevalier (Doctorant en droit à l’université Paris-Saclay) et Florence G’sell (Professeure de droit privé à l’université de Lorraine, titulaire de la chaire Digital, Gouvernance et Souveraineté)