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03.04.2025

"Culture juridique" : quand l'État de droit ne va plus de soi

Vincent Forray, Sébastien Pimont, Culture juridique
(crédits : Presses de Sciences Po / Alexis Lecomte / Sciences Po / Canva)

Que les études juridiques vous rebutent ou vous passionnent, si vous voulez comprendre l’État de droit et la menace que représente le recours aux états d'urgence, la lecture de Culture juridique, publié aux Presses de Sciences Po, s’impose. 

Entretien avec ses auteurs, Vincent Forray et Sébastien Pimont, professeurs des universités à l’École de droit de Sciences Po.

Au-delà de sa visée académique, votre ouvrage frappe l’esprit par l’actualité de sa matière : celle de la fragilité de l’État de droit et de son lien à un projet politique libéral. Pourriez-vous préciser ce qui fonde ce lien ? 

Oui, l’État de droit est une forme donnée au projet politique libéral. Quelles qu’en soient les déclinaisons historiques ou les définitions techniques, il repose sur une opposition de la loi aux puissances, et en premier lieu au pouvoir de l’État. L’étudier suggère logiquement d’affronter une première question politique :  est-il possible ou même souhaitable de limiter la puissance des gouvernants, celles de la majorité politique, par le droit ?

Gagnée de haute lutte, une réponse affirmative semblait progressivement devenue une certitude dans le monde d’après la Seconde Guerre mondiale. Étrangement, elle correspondait aussi à une sorte d’impensé – l’État de droit, ça va de soi ! Ce dernier ne passionnait pas les foules, passant parfois pour être un sujet un peu terne, rébarbatif et réservé aux techniciens. Aujourd’hui, nos certitudes et cette indifférence posent un problème. Comme l’illustrent les déclarations de la nouvelle administration américaine, mais aussi un certain nombre de débats et de prises de positions en France, l’État de droit est devenu un lieu de controverses. Il fait l’objet de critiques, brutales ou plus sophistiquées, parfois sévères, parfois indirectes lorsque, par exemple, on évoque un pseudo “gouvernement des juges”.

Cela dit, notre ouvrage n’a pas la théorie politique pour objet, mais la culture juridique. Il vise à transmettre un ensemble de connaissances permettant à chacune et à chacun de comprendre ce qu’est, aujourd’hui, le droit, ce à quoi il sert et ce qu’en sont les formes principales. Le droit n’est pas simplement posé au journal officiel ou dans les recueils de jurisprudence, il a une histoire, reflète des choix théoriques, des valeurs, des mythes, etc. C’est ce à quoi notre livre veut donner accès. 

Finalement, ce manuel a tout de même une visée politique tant il est vrai que le droit – et donc l’État de droit – est par nature fragile : une Constitution peut toujours être révisée, une loi abrogée, un traité international dénoncé, etc. Or, cette fragilité, consubstantielle au droit, n’affecte pas la culture juridique, laquelle n’est pas à la merci des gouvernants. Une culture ne peut être abrogée, mais elle doit être transmise.

Pourquoi distinguer droit et culture juridique ? 

Distinguer droit et culture juridique permet de présenter une introduction au droit, actuelle et située. Il s’agit de comprendre les liens entre l’élément technique et positif du droit et l’univers mental auquel il appartient, qui lui donne un sens. Pour le dire autrement, le droit peut avoir les mêmes formes (des textes, des procès, un savoir) dans une démocratie ou dans une dictature, mais leurs significations sont très différentes. Elles dépendent d’un ensemble de valeurs, de récits ou de mythes, appartenant à un groupe d’individus, résultat d’une histoire, qui sont véhiculés par l’enseignement et l’usage. À l’État de droit correspond une culture autour de laquelle sont interprétées, dans un grand nombre d’États, les modalités du droit. C'est de ces éléments que découle, par exemple, la conception du rôle du juge, celle de la place de la loi, de l’importance donnée à la Constitution, de la technique juridique ou de la parole des juristes, etc.

L’acquisition d’une telle culture présente un intérêt didactique et théorique qui permet de comprendre par exemple pourquoi, dans le temps et l’espace, le droit semble être, tout à la fois, différent – il existe des traditions ou des cultures diverses – et pourtant dans certains cas, identique en ses formes. Son appropriation permet aussi, plus simplement, de disposer de ressources intellectuelles mobilisables dans la vie de tous les jours, utiles pour interpréter certains signes  : l’action du gouvernement, des textes, des discours politiques ou médiatiques. Il s’agit alors de déceler ce qui “va sans dire” pour les juristes. De comprendre le monde juridiquement.

Concrètement, en quoi disposer d’une telle culture permet de défendre l’État de droit ?

L’État de droit apparaît, tout à la fois, comme une institution et un projet. En tant qu’institution, il est possible de le définir, en recourant à la théorie et à l’histoire, en relevant par exemple l’importance acquise par les droits humains dans l’arène politique, la discussion philosophique, et les agissements de certains acteurs depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et encore depuis la chute du mur de Berlin. L’État de droit apparaît aussi comme un projet, qui reste toujours à réaliser. Comme tel, il implique une addition sans fin d’actions et de réactions. Le fait de vivre sous l’empire du droit n’empêche en effet ni les excès de pouvoir, ni la commission d’infractions, ni la violation des droits fondamentaux, etc. L’instauration de l’État de droit repose ainsi plus sur l’activité disons sisyphéenne des sujets de droit et des juristes que sur la promulgation de textes programmatiques. Il y a une dynamique subjective de l’État de droit.

Parmi les menaces pesant sur l’État de droit, on peut relever le recours de plus en plus fréquent à l'état d’urgence, souvent suivi par l’inscription de certaines de ses dispositions dans le droit commun…

Oui, il y a de vraies menaces et l’origine du livre tient à un constat, qui dépasse le recours aux états d’urgence. Le rapport à l’autorité et à l’utilité du droit a changé depuis quelques années, comme si nous assistions à la fin d’une période, peut-être inaugurée dans les années 1980 ; une époque marquée par une progression des droits fondamentaux, mais aussi par un recul de l’importance de la loi nationale au profit du droit européen et international, ou encore par une montée en puissance des juges. Les attaques contemporaines contre l’État de droit sont une manifestation inquiétante d’un tel changement d’époque.

Précisons ici que nous ne sommes pas des juristes béats, et que nous comprenons certaines critiques, notamment celles qui s’adressent à l’excès de législation, à l’extrême complexité des ordres juridiques ou au juridisme. Mais ce que l’actualité révèle est la fragilité du droit que nous avons déjà évoquée. Fragilité parce que le droit est présenté comme une entrave à l’exercice du pouvoir de la majorité, à la lutte contre des périls contemporains, ainsi, par exemple, le terrorisme ou l’immigration irrégulière. Fragilité encore parce que, dans une vision managériale de l’exercice du pouvoir, qui apparait dominante, l’usage de la règle de droit semble être plus onéreuse et moins efficace que celui d’autres techniques de gouvernement, comme les nudges par exemple.

Ces dernières années, certains ont pu s’inquiéter des recours fréquents à l’état d’urgence ou plus exactement aux états d’urgence, car le pluriel s’impose lorsqu’on évoque ce régime d’exception. À l’état d’urgence, fondé sur la loi du 3 avril 1955, s’est en effet ajouté l’état d’urgence sanitaire en 2020. Dans tous les cas, de quoi s’agit-il ? Pour faire face à une crise majeure, un “péril imminent”, un tel recours conduit, sous le contrôle du juge, à renforcer les pouvoirs de l’exécutif et à restreindre les droits et libertés. La gravité du contexte explique l’utilité d’un tel régime. De plus, parce qu’il est encadré et temporaire, le recours à l’état d’urgence n’est généralement pas jugé menaçant pour l’État de droit. 

Mais encore faut-il que ce régime d’exception demeure exceptionnel. Et à ce propos l’observation de la réalité incite à la vigilance. Ainsi, en est-il du caractère répété des recours aux états d’urgence : entre 2015 et 2021 la France a été soumise la moitié du temps à un état d’urgence. Ou du fait que, lorsque l’état d’urgence s’achève, le législateur est tenté de modifier le droit commun sur le modèle du régime d’exception, parce qu’il est plus efficace pour affronter des menaces devenues pérennes, comme le terrorisme par exemple. Dans ce contexte, disposer d’une culture juridique permet de mieux comprendre le sens et la portée des états d’exception, comme des transformations du droit commun. Elle aide, si l’on veut, à exercer une forme de vigilance.

Lorsque l’on parle d’État de droit, on a souvent tendance à le limiter à sa dimension politique. Vous insistez sur le fait qu’en instituant le droit dit “subjectif”, il régente aussi le droit des entités privées, physiques ou morales. Pourquoi est-il important d'avoir cette dimension à l'esprit ?

Parler de la culture juridique de l’État de droit autorise à ne pas respecter les assignations disciplinaires propres aux juristes. La culture de l’État de droit n’est ainsi pas définie par le seul droit public (auquel appartient pourtant la théorie de l’État de droit), mais s’applique aussi au droit privé, c’est-à-dire aux relations entre particuliers. Faisant fi de la dichotomie public-privé, la culture de l’État de droit correspond, si l’on veut, à la revendication des droits dans le cadre des familles, des entreprises, des écoles, des hôpitaux, des prisons, des casernes, etc. ; elle correspond aussi à un mouvement corrélatif de limitation des pouvoirs, ceux de l’État, mais aussi des maris, des parents, des dirigeants d’entreprises, etc.

Évoquer la culture de l’État de droit, c’est aussi insister sur le sujet de droit et sur ses droits dit “subjectifs”. Ils sont au cœur du système de l’État de droit : l’ordre juridique moderne a été construit autour du sujet (de droit), afin notamment de lui permettre d’exercer ses droits – dans les introductions au droit, la relation “droit objectif / droits subjectifs” est fondamentale. De plus, en dépit des critiques, notamment sociales, l’importance symbolique et politique des droits subjectifs n’a cessé de croître après la Seconde Guerre mondiale, dans le sillage de l’écroulement du nazisme, puis après la chute du mur de Berlin. Impossible évidemment de l’ignorer lorsqu’on parle de culture juridique : il existe une histoire politique des droits subjectifs. Cela dit, rien n’est univoque. Comment par exemple, au temps de l’anthropocène, concilier un tel triomphe des droits subjectifs et la protection de la nature ? C’est alors que la technique juridique, le savoir des juristes, entre en scène, et il n’est pas sans ressource… 

Variable dans l’espace, le droit est aussi sensible aux évolutions des sociétés dans le temps.  Aujourd'hui, par exemple, la nature n’est pas un sujet de droit. Or, il est évident qu’il faut la protéger. Comment le droit peut-il évoluer face à cet enjeu ? Est-il suffisant d’établir de nouvelles normes juridiques ou faut-il redéfinir ce qu’est un sujet de droit ? 

Belle question de technique juridique ! Il n’est sans doute pas nécessaire de faire de la nature un sujet de droit pour la protéger. La régulation juridique des activités humaines, que ce soit par les traités internationaux, le droit européen, les règles constitutionnelles ou par les lois nationales, a d’autres moyens d’assurer une protection efficace de la nature. L’ordre public écologique peut limiter l’exercice de la liberté contractuelle. Il est aussi envisageable d’imposer des obligations spécifiques, par exemple aux entreprises.

D’autres conceptions du droit de propriété, plus communautaires, sont pensables. Il est encore possible de donner à chaque être humain un droit constitutionnel à un environnement sain. Cela dit, l’un des moyens de protéger la nature (un lac, une rivière, une montagne, etc) peut aussi être de lui conférer la qualité de sujet de droit. Techniquement, nous voulons dire juridiquement, rien ne l’interdit. La notion de sujet de droit n’a pas à être essentialisée : simple élément technique, elle est au service de la volonté politique et de l’ingéniosité des avocats et des juges. Mais la technique n’est pas tout. Notons que, transcendant les traditions juridiques, un mouvement de reconnaissance de droits au profit de la nature existe (de la Nouvelle-Zélande en passant par l’Inde, l’Espagne et l’Amérique latine), on assiste ainsi, quelle que soit la technique choisie, à l’émergence de l’écologie comme élément politique global du droit.

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