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23.02.2024

Deux ans de guerre en Ukraine : l'Europe ébranlée

Le 24 février 2022, la Russie envahissait l'Ukraine. Quel est le bilan de cette guerre, et tout particulièrement pour l'Europe, deux ans après ?

Entretien avec Sylvain Kahn, chercheur spécialiste de l’Europe au Centre d’histoire de Sciences Po.

La guerre d’Ukraine a commencé il y a maintenant Deux ans, où en est la situation ?

Le soutien des Européens et des Occidentaux a contribué à une réussite ukrainienne spectaculaire : bien qu'en infériorité numérique, les Ukrainiens ont déjoué puis repoussé l’offensive russe (au printemps puis à l'automne 2022). Pour autant la contre offensive ukrainienne de l'été 2023 n’a pas repoussé les troupes russes hors du territoire ukrainien. La Russie occupe 17 % du territoire ukrainien, et le front est figé à l’Est depuis la fin de l’hiver 2022-23 avec des combats quotidiens très meurtriers que les spécialistes comparent à ceux de l’année 1916 de la Première guerre mondiale. 

Toutefois, il y a des éléments moins visibles mais notables. La mer Noire est en partie repassée sous souveraineté de l’Ukraine qui est parvenue contre toute attente à neutraliser l’imposante marine russe – l’Ukraine, grande puissance agricole, exporte à nouveau son blé par la mer Noire ; la force aérienne russe est très contestée par l’Ukraine, qui est parvenue par sa défense anti-aérienne à la réduire à un quasi silence que la Russie compense par une artillerie massive ; enfin les drones ukrainiens frappent non seulement les imaginations par leurs qualités techniques et l’habileté de leurs pilotes, mais aussi et surtout les ressources logistiques russes en Russie “dans la profondeur”.

Vous avez publié le 14 février 2024 L’Europe face à l’Ukraine (PUF), pouvez-vous nous livrer votre analyse de l’impact de cette guerre sur les européens ?

Cette invasion de l’Ukraine par la Russie est pour les Européens un ébranlement. Ils partagent près de 2 300 km de frontières avec la Russie – dont l’enclave de Kaliningrad qui, avec ses silos de missiles à têtes nucléaires, est située au milieu du territoire de l’UE, entre la Lituanie et la Pologne, et en face de la Suède toute proche par la mer Baltique ; et près de 1 300 km avec l’Ukraine qui était déjà un pays juridiquement associé à l’UE en 2022 !

Les Européens ont été amenés à prendre conscience de ce qu’ils ont construit ensemble face à l’altérité radicale, à leurs frontières, de la Russie. Celle-ci a déclenché une guerre pour arriver à ses fins, alors que les Européens, eux, ne se la font plus depuis trois générations et le lancement de la construction européenne en 1950, une bifurcation historique très profonde. C’est le plus fort impact. 

Second impact le plus important : en ce moment, pour la majorité des opinions publiques, l’Europe est vue comme faisant partie de la solution, voire est la solution. Alors que durant la “crise des 15 ans” (2005-2020), le sentiment dominant était que l’Europe faisait partie du problème, voire était le problème. Le changement s’est opéré avec la manière dont les Européens ont répondu collectivement à l’épidémie de Covid: une centrale d’achat européenne des vaccins et des bons du trésor européens. Ce nouveau paradigme de politiques publiques mutualisées se poursuit dans la réponse collective, à la fois rapide et durable, des Européens à ce second choc extérieur qu’est la guerre d’Ukraine. Les Européens ne livrent pas la guerre, mais ils prennent nettement partie dans le conflit aux côtés de l’Ukraine par l’aide massive militaire, financière et humaine élaborée en commun et par les sanctions sévères contre la Russie.

Vous organisez pour Sciences Po avec la Fondation Jean Jaurès un cycle de séminaires sur les élections européennes 2024. Le premier, “Cinq ans plus tard, l’Europe est-elle devenue géopolitique ?”, aura lieu le 6 mars 2024. Quelles peuvent être les conséquences de la guerre en Ukraine sur les résultats des élections et plus largement le projet européen ?
 

Ursula Von der Leyen a été investie présidente de la Commission par le Parlement européen en 2019. Les deux clés de voûte de son programme de mandature étaient : le Pacte vert (Green Deal) et une Commission géopolitique. Les faits ont soumis ce programme à un “crash test” grandeur nature avec la diplomatie chinoise des "loups combattants“ durant le Covid et l'invasion de l’Ukraine par la Russie frontalière devenue hostile. 

À trois mois des élections européennes, deux ans après le déclenchement de cette guerre, le soutien à la politique ukrainienne de l’UE bénéficie toujours d’une approbation nette dans l’opinion. Dans plusieurs pays, ce soutien est massif. Même les partis politiques qui avant février 2022 se distinguaient par leur choix pro Poutine et leur approbation de l’annexion par la force de la Crimée – comme le Rassemblement National, la Lega de Salvini, le Smer SD de Fico (parti “social démocrate” slovaque), le Fidesz d’Orban – condamnent l’agression de la Russie, acceptent qu‘elle soit sanctionnée et se montrent solidaires des Ukrainiens. 

Ce que les Européens ont à débattre et à décider démocratiquement est : veulent-ils que l’UE entre en économie de guerre pour aider l’Ukraine à gagner la guerre, ou pas ?

Aux Européennes 2024, dans toute l’Europe, les partis s’opposeront sur les débats suivants : le Green Deal – stop ou encore ? Les valeurs : illibéralisme ou État de droit ? Le pluralisme: jusqu'où ? 

(crédits : Stéphanie Samper / Sciences Po)