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10.12.2024
Espace mondial : le manuel du cours phare de Frédéric Ramel
Nous ne pouvons concevoir nos existences en dehors de cet espace planétaire que nous partageons toutes et tous. Ce que nous faisons, ce que nous consommons, la manière dont nous votons a des effets que nous ne percevons pas, et souvent à l’autre bout de la planète. C’est vertigineux et le retour en force de régimes populistes au sein d’États démocratiques nous montre que certains se replient sur eux-mêmes, sur leur territoire, sur leur État-nation, pour penser s’en abstraire.
Le manuel Espace mondial (Presses de Sciences Po, novembre 2024), conçu par Frédéric Ramel avec la collaboration d’Aghiad Ghanem, chercheurs au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, donne à voir et à comprendre cette interdépendance profonde des faits sociaux, environnementaux, sécuritaires, tous politiques. Entretien avec Frédéric Ramel, réalisé par Miriam Périer et à retrouver en intégralité sur le site du CERI.
À qui s’adresse le manuel ?
Il s’adresse en tout premier lieu aux étudiantes et étudiants qui suivent le cours Espace mondial lors du troisième semestre du Collège universitaire. Un cours qui rencontre un franc succès sur tous les campus puisqu’il arrive en tête des choix formulés parmi les cours disciplinaires offerts par l’établissement. Il pourra également accompagner les étudiantes et étudiants de premier cycle pour les enseignements introductifs aux Relations internationales en Licence de Science politique et en Faculté de Droit.
Mais au-delà du corps étudiant, je dirais aussi que l’ouvrage s’adresse à toutes celles et à tous ceux qui souhaitent avoir des éclairages sur les enjeux internationaux de notre temps.
La composition même de l’ouvrage offre une pluralité d’entrées : par les représentations graphiques et cartographiques, par les encadrés, par les thématiques des chapitres. En d’autres termes, il est aussi destiné à tous les publics intéressés par les relations internationales.
Comment s’organise le manuel ?
Comme tous les manuels de la collection « Avec Sciences Po », Espace mondial s’appuie sur les douze séances du cours semestriel. À l’instar des deux premiers volumes publiés par Nicolas Delalande et Blaise Truong-Loï pour L’Histoire du XIXe siècle, et par Florence Haegel pour la Science politique, les lectrices et les lecteurs retrouveront les rubriques originales « à lire, à voir, à écouter » dont l’objectif est de diversifier les matériaux pédagogiques au-delà des bibliographies habituelles.
Pour ma part, j’ai adopté quatre séquences composées chacune de trois chapitres afin de ponctuer le cheminement pédagogique : contextualisation, structuration, régulation, tension (entre le clos et l’ouvert).
Outre la présentation des outils permettant de saisir le monde, la première séquence revient sur les caractères de l’espace mondial à la fois inégal et déséquilibré, ainsi que sur les transformations du système international. La compression de l’espace, due en partie aux industries extractives, mais aussi la planétisation, qui correspond à une progressive prise de conscience collective du fait de vivre sur une même et unique planète, en sont les principaux traits de caractère. En d’autres termes, cette première partie décrit notre condition planétaire.
En décrivant les différents rapports aux frontières nationales, la deuxième partie revient sur trois processus majeurs qui contribuent à façonner le monde dans lequel nous vivons.
- L’étatisation du monde : les États modernes ont été les architectes des relations internationales plaçant en son cœur les principes de souveraineté et d’indépendance ;
- La transnationalisation du monde : des firmes multinationales aux organisations non gouvernementales, en passant par la criminalité organisée ou même les individus ordinaires, qui s’immiscent, eux aussi, sur la scène mondiale ;
- La régionalisation du monde : l’expérience même des relations internationales commence par les interactions entre voisins sur un même continent, mais aussi la présence dans ces espaces régionaux d’organisations intergouvernementales dont l’agenda public s’est enrichi depuis la fin de la Guerre froide.
La recherche d’un ordre et de règles communes est au cœur de la troisième partie, que ce soit pour réguler la mondialisation ou bien instaurer la paix. Portant sur les dynamiques de coopération, de compétition mais aussi de guerres, cette séquence centrale permet aussi et surtout d’évaluer le rôle de la puissance militaire ainsi que les recompositions actuelles des rivalités entre États. Si les rapports militaires restent un aspect central à prendre en considération, ils n’épuisent pas la multiplicité des formes d’affrontements.
Enfin, la dernière partie appréhende la tension entre fermeture et ouverture dans l’espace mondial. Elle s’inspire des Deux Sources de la morale et de la religion, ouvrage dans lequel Bergson distingue deux postures : celle du clos qui limite nos devoirs moraux au groupe d’appartenance, et celle de l’ouvert qui les transforme et les étend à l’humanité. Au prisme des identités, des religions et du rapport à l’environnement, j’examine des lignes de clivages repris par les États nationaux, mais qui les dépassent également. Ces lignes alimentent des différentialismes culturels dans la façon de vivre les appartenances, les croyances, ainsi que la manière d’envisager notre relation à la nature. Si les clivages n’aboutissent pas nécessairement à des conflits armés, ils génèrent néanmoins controverses et luttes, à l’instar de la reconnaissance, ou non, des changements climatiques à l'œuvre.
Je me suis permis aussi d’innover dans ce manuel, en convoquant à l’issue de chaque chapitre une image, parfois inspirée d’une œuvre d’art, qui entend non pas résumer l’argumentaire, mais offrir une perspective originale sur la thématique traitée : les “dés” pour les rivalités entre grandes puissances, ou la “goutte” pour les identités par exemple. Il s’agit de suggérer une diversité de voies pour appréhender les phénomènes internationaux, globaux et même planétaires.
Vous privilégiez « l’attraction du monde » à l’idée de « Grande accélération » pour penser l’espace mondial moderne. Pourquoi et en quoi résident les différences entre les deux ?
La « Grande accélération » correspond à une thèse élaborée essentiellement par des historiens du climat qui se focalisent sur la période post-1945 (McNeill et Engelke, 2014). L’attraction, quant à elle, se veut bien plus large.
Ici, mon propos consiste à importer en relations internationales l’analyse du sociologue allemand Hartmut Rosa (2014) sur la modernité. En discutant les thèses de la modernité qui mettent l’accent sur la marchandisation (Marx), la rationalisation (Weber), l’individualisation (Simmel), Rosa considère qu’il y a aussi et surtout un caractère propre aux sociétés modernes : leur stabilité réside dans un accroissement intempestif visant à mettre le monde à notre disposition, à le contrôler, à l’exploiter.
L’accélération n’est donc pas seulement un processus historique de nature climatique. Il est aussi le résultat d’un certain rapport au monde qui remonte à la modernité même, à la fin du Moyen Âge et qui s’est bien sûr intensifié avec la révolution industrielle.
Lire Espace mondial à partir de l’idée de l’accélération du monde offre deux avantages. L’ouvrage replace les transformations de cet espace dans le temps long, c’est-à-dire au-delà du XXe et XXIe siècles. Il offre également un prisme stimulant pour appréhender les clivages actuels entre les acteurs concernant cette accélération qui ne se limite pas aux conséquences climatiques d’un type de production économique. C’est aussi un mode de relation au monde. États, firmes, ou autres acteurs sociétaux, adoptent en effet des positionnements variés à son endroit : il faudrait renforcer, canaliser, ou encore s’opposer à cette accélération du monde.
Sciences Po, c’est le lion et le renard… Le manuel inclut deux nouveaux animaux, qui viennent accompagner la force et la ruse qu’incarnent le lion et le renard : le rossignol et la tortue. Quelles sont leurs particularités et en quoi complètent-ils nos deux quadrupèdes ?
Ce fut décisif dans la discussion avec la directrice des Presses, Julie Gazier. J’ai en effet accepté de me lancer dans cette écriture sous condition d’élargir le bestiaire ! Cela peut paraître anecdotique mais, pour moi, ce fut vraiment fondamental. Pourquoi ? Le rossignol renvoie au chant délicat et plus largement à la sensibilité, à l’émotionnel, à l’imaginaire aussi. La tortue, quant à elle, incarne la sagesse ancestrale, la sérénité et surtout le lien étroit avec la longévité. En les intégrant dans le manuel, j’ai voulu montrer que si la force et la ruse sont bien entendu toujours présentes dans l’espace mondial, d’autres phénomènes apparaissent et qu’il convient de les prendre en compte dans l’analyse. Le sensible d’une part, le planétaire d’autre part.
La présence de ces deux nouvelles figures se justifie pour deux raisons supplémentaires. Tout d’abord, ces quatre animaux évoquent également les quatre éléments sur le plan symbolique : le feu du lion, la terre du renard, l’air du rossignol, l’eau de la tortue. Comment envisager la vie elle-même – et le politique – sans leur alliance ? Ensuite, le rossignol et la tortue apportent de la verticalité par rapport à l’horizontalité que dessinent le lion et le renard. L’ancrage et l’attachement à la planète pour la tortue, l’élévation et l’appel à l’imagination pour le rossignol.
Tous les jours, les communautés enseignante et étudiante passent sous le porche de notre établissement sur lequel trône cet emblème. Celui-ci fait référence implicitement à Machiavel et au débat sur la virtù conseillant les titulaires du pouvoir à se conduire parfois en politique comme ces animaux alors que les Anciens et notamment Aristote refusaient une telle dénaturation de l’action.
Inclure un rossignol et une tortue ne consiste pas seulement à cultiver notre « enfant intérieur » (ce que les jeunes générations ont de temps en temps du mal à enclencher). Il s’agit aussi et surtout de ne pas considérer la force et la ruse comme les seules coordonnées du politique. D’une certaine façon, ce choix assumé s’inscrit dans le prolongement d’une remarque formulée par Bruno Latour dans une note sur l’avenir de la recherche à Sciences Po en août 2007. Pour lui, « Sciences Po reste dans l’esprit du public une école professionnelle de haut niveau. Or, aucun des sujets traditionnels de la maison ne peut plus se développer durablement sans un renouvellement profond des concepts, des méthodes, des théories, des pratiques et des sensibilités » (Latour 2007: 6).
Je remercie grandement Julie Gazier de m’avoir suivi sur ce chemin ainsi qu’à Aghiad Ghanem qui a collaboré à l’écriture dans ce même esprit animé par ces déplacements d’accents. Non pas pour imaginer de nouvelles Cités qui n’ont jamais existé, mais pour enrichir notre compréhension de l’espace mondial dans ce troisième millénaire naissant…