04.11.2024
Cette année, sans surprise, la présidentielle américaine se jouera une fois de plus sur le vote des fameux « swing states ». Kamala Harris et Donald Trump consacrent tous leurs efforts à convaincre les électeurs indécis de ces quelques États pivots. Alors que la course est particulièrement serrée, les questions économiques constituent le principal facteur pouvant faire basculer les votes d’un camp à l’autre. Les explications de Mario Del Pero, enseignant-chercheur spécialiste de l'histoire des États-Unis au Centre d'histoire de Sciences Po, initialement publiées par notre partenaire The Conversation.
Le système d’élection du président des États-Unis n’est qu’un des nombreux anachronismes d’une démocratie obsolète et en déclin.
Suivant un suffrage universel indirect, les États désignent au total 538 grands électeurs qui composent le collège électoral chargé d’élire le président. Le nombre de grands électeurs est équivalent à la somme des sénateurs et des représentants de chaque État, plus trois représentants du district de Columbia. Il s’agit souvent de sympathisants, élus locaux ou lobbyistes choisis par les partis pour leur fidélité.
Afin d’élire leurs représentants au collège électoral, quarante-huit des cinquante États adoptent le système du « winner-takes-all » (« le gagnant rafle la mise ») : le candidat qui remporte le vote populaire obtient tous les grands électeurs de l’État. Deux États, le Nebraska et le Maine, utilisent un modèle différent appliquant une part de proportionnelle : deux grands électeurs sont attribués au vainqueur de l’État, tandis que le reste – trois grands électeurs pour le Nebraska et deux pour le Maine – est distribué en fonction des résultats aux élections dans les circonscriptions électorales. Par exemple, dans un Nebraska majoritairement républicain, un grand électeur peut être attribué aux Démocrates.
Or, les dysfonctionnements de ce système sont nombreux.
D’une part, le poids d’un vote varie considérablement d’un État à l’autre. En effet, chaque État élit, en plus de ses représentants (dont le nombre est proportionnel à sa population) deux sénateurs – et cela, indépendamment de sa population. C’est ainsi que le Wyoming, qui compte 580 000 habitants, envoie au collège électoral trois grands électeurs (car il dispose de deux sénateurs et d’un représentant), soit environ 1 pour 193 000 habitants ; tandis que la Californie, État le plus peuplé du pays avec plus de 39 millions d’habitants, en envoie 54, soit 1 pour 722 000 habitants. Dès lors, le vote d’un habitant du Wyoming pèse près de quatre fois plus que celui d’un Californien.
D’autre part, il est tout à fait possible de largement remporter le vote populaire et de ne pas être élu président, comme cela s’est produit pour les candidats démocrates Al Gore en 2000 et Hillary Clinton en 2016. C’est pour cette raison que ce qui sera scruté au premier chef lors de la longue soirée électorale qui s’annonce, c’est la situation dans chacun de ces États pivots qui vont faire basculer la victoire dans un camp ou dans un autre…
Tous les observateurs s’accordent à penser que la plupart des 50 États sont largement acquis soit à Kamala Harris, soit à Donald Trump. Ces États-là demeurent donc en marge de la campagne électorale. L’essentiel se joue dans les « swing states » – et c’est naturellement là que les deux candidats concentrent leurs efforts et ressources.
Lors de ces élections, sept « swing states » sont au centre de l’attention générale :
- Trois dans le Midwest : le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie,
- Deux dans le Sud : la Géorgie et la Caroline du Nord,
- Deux dans le Sud-Ouest : l’Arizona et le Nevada.
Les chercheurs se demandent depuis longtemps pourquoi certains États sont plus contestables que d’autres – en d’autres termes, pourquoi certains deviennent des « swing states » et d’autres non. Différents paramètres sont étudiés : les facteurs socio-économiques, le niveau d’éducation, l’histoire, la tradition, la densité et la concentration de la population.
La réponse reste toutefois insaisissable, rendant toute prévision difficile. Par exemple, il y a seulement huit ans, peu de personnes auraient imaginé que des États tels que l’Ohio et la Floride perdraient leur statut d’État clé. À l’inverse, la Géorgie, l’Arizona et la Caroline du Nord, longtemps fermement acquis aux Républicains, le sont devenus.
Le défi pour les candidats est donc immense. Ils doivent élaborer un message à la fois local et national, en répondant aux attentes spécifiques de ces États clés sans aliéner l’ensemble de l’électorat.
Les sept « swing states » de 2024 partagent certaines caractéristiques générales. Ils reflètent en grande partie la polarisation politique et idéologique nationale. Leurs populations, à l’exception de celle du Nevada (en queue de classement), affichent des niveaux d’éducation (diplômes secondaires et universitaires) proches de la moyenne nationale.
Ils se caractérisent également par la densité et la concentration de leur population. S’y côtoient de grandes agglomérations métropolitaines, des banlieues proches, des zones intermédiaires entre banlieues et régions rurales (ce qu’on appelle les zones exurbaines) et, enfin, des zones rurales dans le Midwest et le Sud, ou des régions désertiques et montagneuses dans l’Arizona et le Nevada.
Les cas de ces deux derniers États sont particulièrement frappants. En Arizona, plus de 60 % de la population est concentrée dans le comté de Maricopa, l’un des quinze que compte l’État, et où se trouve Phoenix. Au Nevada, qui compte quinze comtés, près de 75 % de la population vit dans le seul comté de Clark, où se situe Las Vegas. À noter cependant que ce clivage se retrouve à des degrés divers dans les cinq autres « swing states ».
Par ailleurs, la combinaison, dans ces États, de nouvelles implantations industrielles, d’un niveau élevé d’immigration et d’une disponibilité limitée de terrains résidentiels exerce une pression considérable sur le marché immobilier, entraînant une flambée des prix et une hausse de l’endettement des ménages pour couvrir les loyers et les hypothèques. En Arizona et au Nevada, par exemple, les familles consacrent en moyenne près de 40 % de leurs revenus au remboursement de prêts hypothécaires, soit presque le double de la moyenne nationale.
La crise du logement est ainsi devenue un enjeu central de la campagne électorale : Kamala Harris promet la construction de 3 millions de nouveaux logements et de généreuses subventions pour les primo-accédants, tandis que Donald Trump, avec une de ses hyperboles typiques, garantit que le problème sera résolu par l’expulsion de millions d’immigrés « illégaux » et la libération des logements qu’ils occupent.
Outre ces similarités, les « swing states » de 2024 présentent des caractéristiques socio-économiques distinctes qu’il convient de souligner.
S’ils présentent chacun des particularités, les États clés – à l’exception de l’Arizona – connaissent une reprise économique lente après le choc du Covid-19, ainsi qu’une réponse différée – en termes d’emploi et de croissance – aux vastes plans d’investissements publics et de subventions mis en place par l’administration Biden. La Pennsylvanie et le Wisconsin illustrent bien cette situation : dans ces deux États, 40 % de la population vit dans des comtés où, début 2023, le PIB n’avait pas encore retrouvé son niveau de 2019, tandis que la moyenne nationale atteignait 20 %.
Durant la période de la pandémie et son après-coup, l’Arizona est le seul État clé à avoir connu une forte croissance économique. Le PIB par habitant a augmenté de 13 % entre 2019 et 2023, soit plus du double de la moyenne nationale. Cette dynamique est liée à une croissance régionale plus large, observable également dans le Texas voisin, alimentée par les services avancés notamment dans l’informatique, la finance et la biomédecine, le boom de la logistique, et des processus de délocalisation interne qui ont poussé certaines grandes industries à transférer une partie de leur production vers des régions offrant une législation plus favorable, une main-d’œuvre bon marché (en partie grâce à l’immigration) et des syndicats faibles ou inexistants.
Le Nevada a également profité de ces dynamiques, bien que les effets positifs sur la croissance et l’emploi aient été atténués par l’impact sévère du Covid sur son secteur primaire, le tourisme.
Quant aux trois États du Midwest, ils constituent des exemples emblématiques d’un pays frappé par les processus interdépendants de délocalisation, de désindustrialisation et de mondialisation. Si certaines régions ont réussi à renouveler leur secteur économique, à l’instar de celle de la ville de Pittsburgh, en Pennsylvanie – ancien grand centre sidérurgique devenu un hub de secteurs dynamiques comme la recherche médicale, la finance et les communications –, d’autres peinent toujours à se relever.
Dans certaines villes historiques, la population a été divisée par deux ou plus en quelques décennies – les habitants cherchant à fuir une économie locale en berne. Par exemple, la ville de Detroit, qui a vu naître l’industrie automobile, est passée de 1,5 million d’habitants dans les années 1970 à un peu plus de 600 000 aujourd’hui. En Pennsylvanie, une partie de la population fonde désormais ses espoirs sur l’industrie extractive du gaz naturel, bien que celle-ci soit controversée en raison des techniques utilisées (telles que le fracking) et de son impact environnemental.
La Caroline du Nord et la Géorgie se distinguent également par des caractéristiques spécifiques. En Géorgie, la région métropolitaine d’Atlanta continue de croître et s’impose comme un centre de services et d’affaires pleinement intégré aux processus de mondialisation, abritant des entreprises historiques telles que Delta, Coca-Cola, CNN, Home Depot et UPS, ainsi que des acteurs plus récents dans les secteurs de la finance, des communications et des batteries pour véhicules électriques.
En Caroline du Nord, l’État a beaucoup investi dans le développement du « triangle de la recherche » – un pôle regroupant trois grandes universités de recherche (Duke, UNC et NC State) et incubateur de nombreuses innovations de haute technologie – qui a transformé le profil socio-démographique de l’État en attirant des travailleurs qualifiés et éduqués, rendant l’État plus compétitif pour les démocrates. Bien qu’entre 1964 et 2020, Barack Obama a été le seul Démocrate à remporter la Caroline du Nord en 2008.
La plus grande agglomération de l’État, Charlotte, a vu sa population passer de moins de 1 million à près de 2,5 millions d’habitants en moins de vingt ans. Entre 2019 et 2023, la performance économique de la Caroline du Nord a été positive et supérieure à la moyenne nationale. Cette croissance reste toutefois inégale, avec un pourcentage élevé de comtés qui ne bénéficient pas de cette prospérité et où Donald Trump reste très populaire.
Les matrices socio-économiques ne sont qu’un des facteurs expliquant les choix électoraux. L’avortement et les droits reproductifs, l’immigration, l’environnement, les minorités ethniques comme l’électorat arabo-américain dans le Michigan – ou la politique étrangère joueront également un rôle déterminant. Cependant, les sondages montrent que, cette année encore, les questions économiques restent le facteur principal influençant les décisions des électeurs.
Légende de l'image de couverture : Octobre 2018. (crédits : Element5 Digital / Unsplash)
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