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26.07.2023

"Tout le monde préfère la démocratie à la dictature"

À l’occasion de la sortie en français de son ouvrage Spin Dictators: The Changing Face of Tyranny in the 21st Century (Spin dictators - Le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle, Éditions Payot), co-écrit avec le politologue américain Daniel Treisman, le directeur de la formation et de la recherche de Sciences Po, économiste de renommée internationale, Sergei Guriev fait le point sur les dictatures contemporaines, leurs particularités, leurs liens avec les moyens de communication moderne et avec les grandes puissances démocratiques.

À noter que l'expression spin dictators est inspirée des spin doctors, ces conseillers en communication qui influencent l’opinion publique en composant l’image d’une personnalité politique. Comme les spin doctors, les spin dictators (ou “dictateurs de la manipulation” en français) profitent d’un système en place pour manipuler les sociétés des États qu’ils dirigent, à partir des moyens de communication (explications par le traducteur de l'ouvrage pour les Éditions Payot, Johan-Frédérik Hel-Guedj).

Quels sont les leviers de répression que les dictateurs contemporains utilisent et qui les dispensent de l’usage de la violence et de la terreur directes employées par les tyrans du XXe siècle ?

La principale différence entre les dictateurs du XXe et du XXIe siècle est que la plupart des dictateurs d'aujourd'hui, à l'exception des régimes syrien et de Corée du Nord, prétendent être des démocrates. Ils ne se réfèrent pas à de grandes idéologies telles que le nazisme ou le bolchevisme, comme le faisaient les dictateurs du XXe siècle - les dictateurs de la peur.

Pour se faire passer pour des démocrates, ils doivent éviter de recourir à la violence de masse. Ils lui préfèrent une répression dissimulée, ce qui signifie que chaque fois qu'ils mettent leurs opposants politiques en prison, ils le font dans le contexte d'accusations non politiques. Alexei Navalny en est un exemple typique : lorsqu'il a été assigné à résidence, puis emprisonné, c'était sous des accusations de détournement de fonds et de fraude.

Les spin dictators s'appuient sur une répression limitée, une “coercition à faible intensité” : si vous mettez trop de gens en prison, tout le monde comprendra que vous n'êtes pas un démocrate. Ainsi, dans ces dictatures, les prisonniers politiques ne sont pas officiellement comptabilisés comme tels et le nombre de prisonniers politiques a considérablement diminué. Dans les régimes antérieurs, les dictateurs tuaient leurs opposants politiques pour terroriser les autres membres de l'opposition et l'ensemble de la société. Aujourd'hui, lorsqu'ils tuent des opposants politiques (ce qu'ils font encore, parfois), ils nient leur implication.

En bref, les spin dictators utilisent la répression de manière très ciblée tout en niant le faire.

Les dictatures modernes sont-elles aussi efficaces que celles du XXe siècle ?

Ce que nous expliquons dans le livre, c'est que dans le contexte actuel, les dictatures de la manipulation d'aujourd'hui sont plus efficaces que ne l'étaient les anciennes, en raison de ce que nous appelons le "cocktail de la modernisation". La modernisation apporte aux dictateurs et à leur pays des bénéfices économiques. Si vous tuez ouvertement vos opposants, il est beaucoup plus difficile d'aller à Davos et de négocier avec des dirigeants démocratiques et des entreprises internationales. 

Le monde est également beaucoup plus transparent : si vous torturez quelqu'un, vous savez que cela peut être montré à la télévision dans le monde entier. Il est donc devenu plus difficile d'utiliser les anciennes méthodes. En outre, les avantages liés à l'utilisation des nouvelles méthodes de dictature sont plus importants, car tout en continuant de réprimer leur opposition et de garder le contrôle, les spin dictators ont accès à l'économie mondiale, ce qui est un avantage comparatif majeur.

Face à ces nouveaux dictateurs, les élites semblent être de meilleurs garde-fous que les institutions politiques. Quels rapports ces nouveaux dictateurs entretiennent-ils avec les élites de leurs pays ? Comment essaient-ils de les contrôler ?

Dans ces pays, les personnes éduquées, les diplômés de l'université, sont beaucoup plus susceptibles d'être conscients de la réalité de la situation. Ils comprennent qu'ils ne sont pas dans une démocratie et qu'il y a de la censure. Dès lors, l'objectif des dictateurs est de s'assurer - par la carotte et le bâton - que ces citoyens informés ne communiquent pas leurs connaissances au reste de la population.

Pour les faire taire, ils peuvent soudoyer les médias d'opposition, comme l'ont fait Fujimori au Pérou ou Orban en Hongrie, ou recourir à une répression ciblée des journalistes et des élites, ou encore soudoyer les élites pour qu'elles sachent que le régime leur est favorable. Toutefois, lorsque ces régimes ne vont pas bien sur le plan économique, ce qui arrive régulièrement car ils sont à bout de souffle, ils doivent recourir à une répression limitée plutôt que soudoyer leurs opposants potentiels.

Peut-on qualifier tous les tyrans du XXIe siècle de populistes ?

Le récit anti-élite est un récit populiste, mais tous les dictateurs ne sont pas populistes et tous les populistes ne sont pas des dictateurs. Certains sont les deux à la fois, comme Viktor Orban. 

Un dictateur populiste s'en prend généralement à une partie de l'élite (les citoyens pro-occidentaux éduqués, les hommes et femmes d'affaires, les journalistes, les experts, les juges, les avocats, les activistes...) qu'il désigne comme étant "corrompue" et "cosmopolite". Il harcèle la partie de l'élite qui comprend que le pays va dans la mauvaise direction et lui reproche de ne pas être “représentative" du peuple du pays et d'être trop "déracinée". C’est cela le discours populiste typique.

Mais il faut bien garder à l'esprit que les spin dictators ont toujours besoin d'une partie de l'élite pour les aider à gouverner. Ils ont besoin de personnes éduquées pour assurer la croissance économique. Dans les sociétés industrielles du XXe siècle, les dictateurs avaient besoin d'ouvriers pour assurer le développement économique, mais aujourd'hui, le développement économique dépend de diplômés des universités pour créer de nouveaux secteurs d'activité de pointe.

Il y a également des dictateurs qui ne sont pas populistes : Lee Kuan Yew de Singapour, a été pionnier de ce modèle. Ces spin dictators utilisent toujours la corruption, la censure et une coercition à faible intensité, mais ils n'ont pas recours à la narration populiste.

Certains dirigeants populistes veulent devenir des spin dictators mais échouent. Berlusconi et Trump voulaient suivre la voie empruntée par Orban ou Erdogan, mais les citoyens de leurs pays ont relevé le défi et défendu les institutions démocratiques. Au moins jusqu'à présent, l'Italie et les États-Unis sont restés des démocraties.

Enfin, certains populistes ne sont pas des dictateurs : le parti populiste Syriza a dirigé la Grèce pendant quatre ans, puis, lorsqu'il a perdu les élections, il s'est simplement retiré.

Quel rôle jouent les réseaux sociaux et les nouveaux outils numériques dans la manipulation de l’information, voire l’endoctrinement, à laquelle procèdent les dictateurs contemporains ?

Ceux qui disent qu'Internet est une technologie de désinformation ont raison : il est utilisé par les dirigeants populistes pour gagner du soutien. Pourtant, ceux qui disent qu'Internet est une technologie de libération ont également raison : il est beaucoup plus difficile de censurer les médias sociaux que les médias traditionnels, et dans de nombreux pays non démocratiques, les médias sociaux contribuent à accroître la responsabilité et la transparence - et à organiser l'opposition.

Même Poutine n'a pas complètement censuré YouTube, car cela serait largement impopulaire. Ainsi, en Russie aujourd'hui, l'opposition et les militants peuvent utiliser les réseaux sociaux. Alexander Navalny, par exemple, avait une chaîne Youtube qui avait commencé à concurrencer la télévision officielle et la propagande, ce qui est probablement la principale raison pour laquelle il a été empoisonné.

Il est très difficile de fermer les réseaux sociaux : il faut une dictature très forte comme le régime chinois (qui n'est ni une dictature de la peur traditionnelle du XXe siècle ni une dictature de la manipulation mais plutôt une dictature digitale très sophistiquée). Le régime russe a été très innovant en utilisant des usines de trolls et en interférant avec les élections aux États-Unis ou les élections françaises de 2017. Leur rapport aux réseaux sociaux est donc ambigu : c'est une menace pour eux, mais ils en ont quand même besoin.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie est accompagnée par un renforcement de la propagande du régime de poutine, qui donne l’image d’un peuple russe favorable à cette guerre. Qu’en est-il vraiment ?

En 2022, Poutine a fait évoluer la Russie d'une dictature de la manipulation vers une dictature ouvertement répressive. La propagande a atteint un autre niveau, la censure est désormais totale. Juste pour avoir qualifié la guerre de guerre, les gens vont en prison pendant plusieurs années. Tous les médias indépendants sont fermés. Facebook et Instagram sont bloqués.

C'est un régime au sein duquel les sondages ne sont absolument pas fiables. La propagande qui dit que tous les Russes sont en faveur de la guerre est fausse, nous n'avons pas cette information. L'une des façons de savoir ce que pense vraiment le public est de poser des questions indirectes : par exemple, en Russie, les sondeurs ne peuvent pas demander si les gens sont en faveur de la guerre ou non, mais ils peuvent demander si le budget du gouvernement doit accorder la priorité aux dépenses en matière d'éducation, de santé, de défense, etc. À cette question, seul un tiers des Russes interrogés ont répondu « défense et guerre ».

Vous sentez-vous optimiste quant à l'avenir? Quel devrait être le rôle des démocraties dans la lutte contre les spin dictatures ?

Nous concluons sur une note optimiste, ce qui n'est pas facile cette année. Si les spin dictators se font passer pour des démocrates, c'est parce qu'ils n'ont pas de meilleure idée. On parle beaucoup d'attaques contre la démocratie, mais la démocratie reste le mode de gouvernance le plus populaire. Tout le monde préfère la démocratie à la dictature, et ce n'est pas qu'une affirmation abstraite : les peuples passent très rarement d'un pays démocratique à une dictature, c'est presque toujours l'inverse. C'est quelque chose dont il faut se souvenir : la démocratie reste le modèle que tout le monde préfère.

Ma première recommandation concernant nos relations avec les dictatures de la manipulation est ce que nous appelons «l'engagement contradictoire» : nous disons aux spin dictators que nous savons qu'ils sont des dictateurs, mais nous essayons de nous engager avec leur société civile (par exemple par le biais d'échanges d'étudiants, en faisant des affaires avec des entrepreneurs légitimes, en parlant à des militants, des juges et des experts…). Plus la classe éduquée et la société civile sont fortes, plus il est difficile pour les dictateurs de rester au pouvoir, mais ils laissent faire en raison des avantages économiques.

Nous devrions également balayer devant notre propre porte et enquêter sur les "facilitateurs" de ces régimes tels que les anciens politiciens, les consultants en relations publiques, les avocats, les banquiers d'investissement dans les pays démocratiques occidentaux, qui agissent en tant qu'agents d'influence des dictateurs. Ils devraient au moins être humiliés par les pouvoirs démocratiques, ou mieux encore, poursuivis - car nombre d'entre eux sont en fait impliqués dans le blanchiment d'argent et d'autres activités illégales.

Enfin, nous devons défendre les organisations internationales. Par exemple, la Russie présidait le Conseil de sécurité des Nations unies il y a à peine deux mois. La Turquie est membre de l'OTAN. La Hongrie fait partie à la fois de l'OTAN et de l'UE. Nous devons réformer les institutions internationales pour protéger un ordre mondial respectueux des lois. Ce n'est peut-être pas facile, mais nous devons garder à l'esprit les risques que ces régimes représentent pour nous si nous ne les maîtrisons pas.

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(crédits : Sciences Po)