Par Lou Safra
Qu’elle soit dirigée contre les élites ou plus généralement contre l’establishment, la colère fait partie des caractéristiques que partagent nombre de candidats, et d’élus, populistes. Si ces émotions s’inscrivent naturellement dans la vision du monde portée par les partis populistes, le recours aux émotions n’est pas tout à fait neutre du point de vue de la communication politique. Les arguments présentés avec colère ne sont pas forcément perçus de la même manière selon qu’ils soient avancés avec colère ou calme.
En effet, le recours aux émotions influence la réception d’un message politique, le rendant plus ou moins convaincant. Ainsi, il semble légitime de se demander si l’expression de cette colère par les candidats populiste ne sert qu’à manifester une vision du monde ou si elle participe également à des objectifs de communication, permettant à ces candidats d’attirer certains électrices et électeurs ?
Répondre à cette question nécessite de mieux comprendre ce que sont précisément les émotions. Les théories les plus récentes de psychologie cognitive suggèrent que les émotions ne sont pas seulement le reflet de nos états psychologiques (comme le fait d’être joyeux ou le fait d’être en colère) mais qu’elles servent également des buts communicationnels, informant sur les intentions de l’individu. Exprimer de la colère, par exemple, correspond à manifester une attitude agressive envers les personnes visées. Les expressions émotionnelles ne traduisent pas uniquement les intentions des individus à un moment précis, mais sont également utilisées pour inférer des caractéristiques et des traits de personnalité, un élément particulièrement pertinent dans le cadre de l’analyse de la communication politique.
Plus spécifiquement, la colère fait paraître les individus plus dominants, c’est-à-dire plus puissants à la fois socialement et physiquement, à l’opposé des expressions de peur ou de l’absence d’émotion. Ainsi, celles et ceux qui expriment de la colère ne sont pas perçus de la même façon que ceux qui n’en expriment pas. Cette observation n’est pas neutre du point de vue de la communication politique, car paraître plus ou moins dominant peut avoir des conséquences électorales.
De nombreuses études en psychologie politique, basées sur des expérimentations, ont notamment montré que dans certains contextes (comme des situations de critiques ou des contextes de guerre), les électrices et électeurs préfèrent des personnages politiques dominants. Ces expériences prennent une forme très simple : demander à des participants de choisir entre plusieurs candidats pour lesquels ils voteraient. La plupart de ces études sont d’autant plus minimalistes qu’elles mettent de côté toute caractéristique politique en ne présentant pas d’information proprement politique au sujet des candidats, telle que leur programme ou leur positionnement idéologique. L’objectif est ainsi d’étudier quelles caractéristiques personnelles et quels traits de personnalité sont préférés par les électrices et électeurs.
Pour ce faire, ces études s’appuient sur la tendance irrépressible des êtres humains à former des premières impressions à partir des visages. Des décennies de recherche en cognition sociale ont permis l’élaboration de modèles de perception des visages, permettant de créer artificiellement des visages généralement perçus par les populations occidentales comme plus ou moins dominants, plus ou moins compétents ou plus ou moins sympathiques. Bien que, dans la réalité, les premières impressions soient généralement fausses, ces modèles permettent de créer de faux candidats que les participants percevront en moyenne comme ayant certaines caractéristiques et notamment comme étant plus ou moins dominants (voir l’illustration ci-dessous). Ces expériences permettent ainsi d’analyser le type de trait de personnalité préféré chez les femmes et les hommes politiques dans différentes situations.
Le résultat de ces études est sans appel, et a été répliqué de nombreuses fois : en situation de menace (souvent induite expérimentalement par des scénarios imaginaires de guerre), les participants favorisent les candidats perçus comme plus dominants. Ces résultats expérimentaux font écho aux nombreux travaux de science politique constatant un lien entre situation de crise réelle et préférence pour des hommes politiques dits « forts », et offrent de nouveaux éclairages sur cette association. D’une part, elles montrent que le choix de candidats perçus comme dominants est en partie indépendant du contenu de leur programme et de leur idéologie. En effet, cette préférence n’est pas seulement obtenue lors de simulation de votes ou d’élection mais lors du choix d’autres types de dirigeants comme le capitaine d’un bateau ou le chef d’équipe d’un groupe de travail. Des travaux en sciences des organisations ont par exemple révélé qu’en situation de crise presque la totalité des participants préférait le dirigeant présenté comme plus dominant, même si celui-ci était aussi perçu comme narcissique et immoral.
D’autre part, ces études de psychologie expérimentale soulignent que la situation de crise en elle-même a le pouvoir de faire basculer les préférences des individus, et ce indépendamment de leurs caractéristiques démographiques ou socioéconomiques : des participants qui en dehors d’une situation de menace préfèrent des dirigeants moins dominants, auront tendance à se tourner vers des dirigeants plus dominants dans un contexte critique. Mais l’effet des situations de crise sur les préférences politiques ne se circonscrit pas forcément à des épisodes de crise aiguë. En effet, il a été démontré que l’expérience de conditions difficiles dans l’enfance était associée à une préférence pour les dirigeants perçus dominants à l’âge adulte, et ce indépendamment des conditions de vie des participants à l’âge adulte(1)Safra, L., Algan, Y., Tecu, T., Grèzes, J., Baumard, N., & Chevallier, C. (2017). Childhood harshness predicts long-lasting leader preferences. Evolution and Human Behavior, 38(5), 645-651..
L’expression publique de la colère par les candidats populistes apparaît donc comme un phénomène particulièrement intéressant à étudier pour mieux comprendre le succès de ces candidats, notamment en temps de crise mais également des décennies après. Cette approche de l’usage de la colère dans le cadre politique ouvre de nouvelles perspectives de recherche afin de mieux comprendre les particularités des candidats populistes en regard des candidats non populistes : l’expression de leur colère est-elle plus intense ? Est-elle présente dans tous les contextes ou limitée à certaines situations ? Elle pose aussi la question des différences entre les candidats populistes eux-mêmes. Par exemple, la question des différences liées au genre dans l’expression émotionnelle des candidats populistes apparaît comme une piste particulièrement intéressante à explorer.
Si la colère exprimée par les candidats populistes peut moduler la façon dont ces candidats sont perçus, le lien entre crise, colère et populisme est peut-être encore plus étroit. En effet, le sentiment de colère touche également les électrices et électeurs. Les dynamiques de contestation contre le pouvoir en place et le ras-le-bol politique sont autant d’éléments classiquement liés au vote populiste. Durant les crises économiques, ce sont d’ailleurs les électrices et électeurs qui expriment le plus des sentiments de colère qui ont le plus tendance à voter pour des candidats populistes. S’il existe, quel est le lien de cause à effet entre la colère des candidats populistes et celle de leurs électeurs ?
Le fait que ces mécanismes de contagion émotionnelle soient notamment modulés par des processus d’appartenance au groupe, suggère que la colère exprimée par les candidats populistes se transmet particulièrement aux électrices et électeurs déjà enclins à voter pour ces partis. Ainsi, ces mécanismes de contagion émotionnelle peuvent mener les électrices et électeurs déjà disposés à voter pour des candidats populistes à renforcer leur colère suite à l’exposition à des discours marqués par l’expression de cette émotion. Néanmoins, des travaux récents en psychologie politique suggèrent que le lien entre colère et vote populiste peut également aller dans le sens inverse. En d’autres termes, que les électrices et électeurs en colère peuvent être amenés à préférer des candidats populistes indépendamment de leur affiliation partisane d’origine. En effet, des expériences ont montré qu’induire un sentiment de colère chez des participants entraînait une préférence pour les candidats perçus comme plus dominants. De façon encore plus précise, cet effet a été observé même si la colère induite chez les participants était complètement apolitique, par exemple résultant d’une frustration lors de la résolution d’un problème de logique. Ces résultats indiquent que l’expression de la colère chez les candidats populistes pourrait également être un moyen de séduire les électeurs eux-mêmes en colère.
Ainsi, l’analyse cognitive de l’expression politique peut éclairer certains des mécanismes impliqués dans le succès de certains partis populistes. En particulier, la colère apparaît comme un moyen précieux pour attirer certains électeurs dans certains contextes. L’expression de la colère par les candidats populistes n’est donc probablement pas seulement le reflet de leur vision du monde : c’est sûrement également l’un de leurs outils de communication politique, leur permettant d’être perçus comme plus dominants, donc plus à même de diriger en temps de crise.
Lou Safra, Assistant Professor au CEVIPOF, s'intéresse aux mécanismes cognitifs qui sous-tendent les comportements sociaux et politiques, notamment en ce qui concerne le choix de leaders et la coopération. Pour ce faire, elle s'appuie sur des données comportementales, des enquêtes sociales, la modélisation informatique et, plus récemment, l'analyse d'objets culturels tels que la peinture et la production littéraire.
Notes[+]
↑1 | Safra, L., Algan, Y., Tecu, T., Grèzes, J., Baumard, N., & Chevallier, C. (2017). Childhood harshness predicts long-lasting leader preferences. Evolution and Human Behavior, 38(5), 645-651. |
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