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Fiers de punir. Le monde des justiciers hors-la-loi

Série "racisme" © Eric Constantineau; CC BY-NC 2.0, Flickr

Fiers de punir. Le monde des justiciers hors-la-loi (Seuil, 2021)« Il n’y a pas meilleur cabinet d’avocats que Smith & Wesson, surtout lorsqu’il s’appuie sur un mandat de calibre 12. ».

C’est avec cette expression, on ne peut plus imagée, qu’un membre du groupe de vigilantes américains « Posse Comitatus » exprimait, en 1978, le fondement de son engagement. Se faire justice soi-même, en groupe ou en solitaire, tel est le crédo du « vigilantisme » dont le succès ne cesse de croitre à travers les frontières. De quoi s’agit-il ? Quelles sont les origines et formes de ce mouvement ? C’est à ces questions qu’ont cherché à répondre Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer, chercheurs au CERI. Ils publient aujourd’hui les résultats de leur enquête dans Fiers de punir. Le monde des justiciers hors-la-loi (Seuil, 2021). Entretien.

Votre ouvrage expose la variété des organisations de justiciers autoproclamés et introduit un terme peu usité dans la langue française, celui de vigilantisme. Pouvez-vous le définir ?

Nous ne sommes pas les premiers à employer ce terme en français : notre collègue du CERI, Laurent Fourchard(1)Fourchard, Laurent, Trier, exclure et policer. Vies urbaines en Afrique du Sud et au Nigeria. Paris, Presses de Sciences Po, 2018., l’a mobilisé dans ses travaux sur l’Afrique du Sud et le Nigeria mais il est vrai que le terme est rarement employé en français. Il s’est diffusé aux États-Unis au cours du XIXe siècle à partir d’un emprunt à la langue espagnole, les redresseurs de tort improvisés étant désignés sous le nom de vigilantes. On le retrouve également dans les bataillons de vigilance committees, en particulier ceux qui se sont développés dans le Far West pour lutter contre les voleurs de chevaux et les bandits de grand chemin, face à une justice officielle jugée absente ou inefficace. Par la suite est apparu le terme de vigilantism pour désigner un phénomène social qui dépasse largement les frontières des États-Unis. Il se rapporte aux initiatives de citoyens ordinaires résolus à maintenir l’ordre et à rendre la justice par eux-mêmes, au nom d’une communauté de référence, prise à témoin. Se déclarant investis d’un mandat populaire, ceux-ci n’hésitent pas à violer la loi pour défendre des normes juridiques ou morales.

Quelle vision de la société — et du monde — véhicule le fait de rendre la justice par soi-même ? Peut-on y voir une forme de prophylaxie sociale ?

Dans l’histoire américaine, le vigilante archétypal est un homme blanc réactionnaire, protestant et raciste, soucieux de défendre sa famille, ses propriétés ou son quartier. À la fin du XIXe siècle, cette forme d’autojustice tend à se confondre avec l’histoire du lynchage : la répression de crimes supposés (vols, viols) renvoie alors à la défense d’un ordre social et racial. Depuis la fin des années 1960, ces stéréotypes sont battus en brèche par des initiatives prises par les membres de communautés minoritaires, par exemple dans certains quartiers afro-américains des métropoles américaines. Hors des États-Unis, les redresseurs de torts se recrutent notamment chez les marchands, les éleveurs, les agriculteurs déterminés à s’organiser pour lutter contre la rapine en lieu et place d’une police jugée impuissante. La vision de la société que véhiculent les justiciers autoproclamés est souvent saturée d’hygiénisme : en éliminant des personnes considérées comme des « parasites », des « rebuts » ou des « déchets », ils entendent œuvrer à une mission de prophylaxie sociale.

Vous travaillez depuis plusieurs années sur ces questions, chacun sur vos terrains respectifs : Russie, Inde et Pakistan. Vous en avez aussi fait l’objet de séminaires et d’enseignements communs, dans une perspective comparative. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Cet ouvrage doit beaucoup aux échanges que nous nourrissons depuis le milieu des années 2010 avec nos étudiants et nos collègues. Le cours que nous donnons dans la mention Politique comparée du master recherche de science politique a joué un rôle crucial. À bien des égards, ce cours a pris la forme d’un séminaire de recherche et nos étudiants ont souvent constitué le premier public avec lequel nous discutions nos projets, nos hypothèses et nos doutes. Nous saisissons ici l’occasion de les remercier et de souligner à quel point la recherche et l’enseignement gagnent à être conçus de manière complémentaire. Nous avons eu également la chance d’animer au CERI plusieurs groupes de recherche avec des collègues et des doctorants formidables ainsi qu’une chaire conjointe avec le Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CERIUM), qui nous ont offert des lieux de discussion de nos recherches. Ces travaux ont donné lieu à la publication d’un numéro spécial de la revue Politix(2)Favarel-Garrigues, Gilles, Gayer, Laurent, « Violer la loi pour maintenir l’ordre. Le vigilantisme en débat », Politix, Vol. 115, n° 3, 2016, pp. 7-33 et c’est en rédigeant l’introduction que nous avons compris l’intérêt d’écrire ensemble, de combiner nos approches.

Comment avez-vous choisi les cas présentés dans cet ouvrage ?

Des militants LGBT attaqués en 2013 lors d’une action « Journée des baisers » contre un projet de loi homophobe à Moscou. © Roma Yandolin, CC BY-SA 2.0, Flickr

Fiers de punir est un livre dans lequel on voyage beaucoup. Nous sommes bien sûr imprégnés par les terrains sur lesquels nous avons travaillé et dans ce cas nous avons utilisé des sources primaires dans les langues vernaculaires. Cependant, notre ambition consistait à dépasser nos terrains de prédilection pour aborder l’autojustice dans l’ensemble de ses formes contemporaines, de la matrice états-unienne aux contextes asiatique, africain, latino-américain, sans oublier le développement actuel du vigilantisme numérique. Le cas échéant, nous avons travaillé à partir de sources secondaires en profitant du renouveau de la littérature anthropologique sur ces sujets. Enfin, nous avons souhaité terminer ce tour du monde des justiciers autoproclamés par un examen du cas français. Selon nous, rien n’immunise la France contre cette fièvre punitive, comme le montrent des faits divers toujours plus nombreux : patrouilles d’éleveurs pour défendre leurs chevaux contre des agressions, justiciers tendant des pièges à des pédophiles présumés, tentatives de lynchage de Roms, etc.

Quelles montées en généralités la diversité des cas étudiés autorise-t-elle ?

L’une des ambitions de l’ouvrage consiste à esquisser un continuum dans les pratiques d’autojustice, borné d’un côté par le vigilantisme volontaire et spontané et de l’autre, par des justiciers en uniforme, qui effectuent les basses œuvres de l’État avec le soutien, au moins implicite, des autorités. Les justiciers hors-la-loi appartiennent alors aux services répressifs et détiennent un mandat les autorisant à recourir à la violence extrajudiciaire pour lutter contre la délinquance ou pour mater des opposants. Les « escadrons de la mort », apparus au Brésil puis repérés dans de nombreux contextes latino-américains, constituent l’archétype de cette forme étatique d’autojustice. Dans des pays tels que les Philippines de Duterte, l’Inde de Modi ou le Brésil de Bolsonaro, nous faisons l’hypothèse de l’avènement d’un État-justicier, dans la mesure où des segments de l’élite dirigeante et des prescripteurs d’autojustice dénoncent le laxisme de l’État de droit, prônent l’exercice de la justice sommaire et confient cette mission à des acteurs coercitifs désinhibés, plus ou moins explicitement autorisés à s’affranchir du cadre légal.

On imagine aisément qu’un travail de recherche autour de ces questions n’aille pas de soi. Sur quelles sources avez-vous pu vous appuyer ?

Nous avons d’abord été attentifs aux énoncés justiciers, visibles dans les tracts, les communiqués ou les interviews : comment les acteurs justifient-ils le fait de rendre justice, au nom de quelles valeurs et afin de lutter contre quelles menaces ? Nous avons ensuite été attentifs à leurs pratiques… Sur ce point, nous nous sommes, entre autres, appuyés, sur les sources visuelles que fabriquent les justiciers (vidéos sur YouTube ou WhatsApp, par exemple) ou sur les récits que produisent des observateurs ainsi que les services répressifs. Enfin, nous nous sommes penchés sur les controverses que suscitent les redresseurs de torts, entre la glorification de leurs faits d’armes par la culture populaire (cinéma de genre, comic books, pulp fictions, poèmes hagiographiques, etc.) et les procès que provoquent leurs exactions.

Affiche d’un film pachtoune dans un cinéma de Karachi. A l’instar de son homologue pendjabi, le cinéma pachtoune accorde une place centrale à la vendetta et aux figures de justiciers hors-la-loi. © L. Gayer

Vous écrivez que c’est la critique du système judiciaire qui pousse certains citoyens à vouloir rendre justice par eux-mêmes. En même temps, ils « en singent les procédures » et s’en « approprient les rituels ». Que reprochent-ils à cette justice et comment expliquer qu’ils finissent par l’imiter ?

Tous les justiciers autoproclamés, qu’ils reflètent des initiatives citoyennes ou qu’ils soient soutenus par l’État, partagent une méfiance viscérale vis-à-vis de la justice officielle, du due process, de l’État de droit. Dans tous les cas, ils estiment que l’institution judiciaire est trop lente, trop distante, trop procédurière ou trop laxiste. Ils prônent une justice aussi sommaire qu’impromptue, aussi expéditive qu’intransigeante. Ils assument à eux seuls l’ensemble de la chaine pénale en exerçant les fonctions d’enquêteurs, de policiers procédant à des interpellations, de procureurs, de juges et de bourreaux. Ils administrent la preuve selon des régimes de vérité divers et sont adeptes d’une justice exemplaire et spectaculaire, qui supplicie les corps à des fins d’édification, de dissuasion et de divertissement. Même les justiciers révolutionnaires qui prétendent rendre la justice au peuple ont du mal à résister aux excès et aux débordements qui caractérisent l’activité des redresseurs de torts.

Ces justiciers sont fiers de leurs opérations punitives, de leur mission. Ils sont aussi fiers, d’une certaine manière, de remettre en question le monopole et la souveraineté de l’État sur le maintien de l’ordre et la justice. Pour autant, comme vous l’avez évoqué plus tôt, cela se fait, dans certains cas, avec la complicité de l’État…

L’autojustice constitue souvent un défi aux autorités publiques. Elle consiste à se saisir de prérogatives régaliennes afin de maintenir l’ordre. Dans de nombreuses scènes de lynchage, les policiers constituent une cible secondaire, par exemple lorsque les justiciers se saisissent d’un délinquant présumé dans une prison ou qu’ils prennent à partie les agents qui s’efforcent d’empêcher le meurtre du présumé coupable ou de récupérer son cadavre. Mais dans bien d’autres cas, la complicité des services répressifs, soucieux de se débarrasser de criminels qu’ils considèrent eux aussi comme nuisibles, est patente. Pour ce qui est des justiciers en uniforme, l’appui des autorités à cette forme de violence extrajudiciaire est encore plus manifeste mais il n’est jamais complètement acquis. Le soutien accordé est toujours réversible, au gré des scandales que les excès des justiciers autoproclamés ne manquent jamais de provoquer. Les élites dirigeantes peuvent aisément se désolidariser des frasques de redresseurs de torts devenus trop embarrassants.

Propos recueillis par Miriam Périer, CERI

Directeur de recherche CNRS au CERI, Gilles Favarel-Garrigues travaille sur les questions de déviance, de violence, de police et de justice à partir d’enquêtes menées principalement en Russie.

Directeur de recherche CNRS au CERI, Laurent Gayer est spécialiste du sous-continent indien, il s’intéresse plus particulièrement aux dynamiques urbaines et aux mobilisations violentes en Inde et au Pakistan.

Podcasts :

Les ravages de l’autojustice, Esprit de justice, France culture

Les mots de la science » : V comme vigilantisme , The Conversation, 10 juin 2021

Justiciers sommaires. Paroles d’histoire, 21 juin 2021

Bibliographie complémentaire

Abrahams, Ray, Vigilant Citizens: Vigilantism and the State, Polity Press, 1998.

Campbell, Bruce, Brenner, Arthur ( eds), Death Squads in Global Perspective: Murder with Deniability. St. Martin’s Press, 2000.

Carrigan, William, Waldrep, Christopher (eds.), Swift to Wrath. Lynching in Global Historical Perspective,  University of Virginia, 2013.

Fourchard, Laurent, Trier, exclure et policer. Vies urbaines en Afrique du Sud et au Nigeria. Paris, Presses de Sciences Po, 2018

Pfeifer, Michael (ed.), Global Lynching and Collective Violence. Vol. 1: Asia, Africa and the Middle East; Vol. 2: The Americas and Europe, University of Illinois, 2017.

Pratten, David, Sen, Atreyee (eds.), Global vigilantes , Hurst & Company, 2007.

Notes

Notes
1 Fourchard, Laurent, Trier, exclure et policer. Vies urbaines en Afrique du Sud et au Nigeria. Paris, Presses de Sciences Po, 2018.
2 Favarel-Garrigues, Gilles, Gayer, Laurent, « Violer la loi pour maintenir l’ordre. Le vigilantisme en débat », Politix, Vol. 115, n° 3, 2016, pp. 7-33