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L’industrie agroalimentaire et ses activités politiques

© Shutterstock

par Daniel Benamouzig, Centre de sociologie des organisations et Joan Cortinas, Chaire Santé

Le 30 mai 2018, Libération titrait en couverture « Comment les lobbies cuisinent nos députés ». Un long reportage, complété par des articles parus les jours suivants, décryptait le rôle de l’industrie agroalimentaire dans le rejet de plusieurs amendements parlementaires sur la loi EGALIM (loi agriculture et alimentation). Finalement adoptée en octobre 2018, cette loi vise à équilibrer les relations commerciales en faveur des agriculteurs et promouvoir une alimentation saine et durable. Des fuites organisées vers l’industrie des produits phytosanitaires avaient permis de faire obstacle à la proposition d’une députée d’interdire l’utilisation du glyphosate à partir de 2021. Un autre amendement, visant à rendre obligatoire le Nutri-score dans les publicités des produits alimentaires, avait aussi été combattu et rejeté en commission parlementaire, puis en séance plénière. Ces séquences politiques font écho aux activités de l’industrie agroalimentaire en direction des politiques publiques, notamment en matière de santé. C’est à l’analyse de ces activités que cet article est consacré. Quels en sont les protagonistes et quelles sont leurs ressources ? Quelles stratégies mettent-ils en œuvre pour faire valoir leurs positions ? À travers quelles organisations interviennent-ils et dans quels espaces sociaux ?

En France, ces questions ont été abordées par des travaux de recherche en santé publique et en sciences politiques, ainsi que par des enquêtes de journalistes, souvent parcellaires. Il s’agit généralement de travailler sur une filière — le lait, le sel, le sucre — ou sur un espace lié à la production des politiques alimentaires et nutritionnelles — le monde de la recherche et de l’expertise ou l’Assemblée nationale par exemple. Élaboré en lien avec des institutions publiques de santé, un programme de recherches de la Chaire santé cherche à produire une vision d’ensemble, sous forme de cartographie détaillée des activités politiques des entreprises agroalimentaires en France.

Cartographier les stratégies de l’industrie agroalimentaire

Pareille cartographie soulève d’évidents enjeux sociaux et politiques, ainsi qu’un défi méthodologique lié aux difficultés d’objectiver des pratiques discrètes. Sans s’étendre ici sur les enjeux démocratiques liés à ces pratiques, soulignons le déplacement que produit un regard transversal. Il conduit à considérer à une échelle collective et organisée des phénomènes souvent appréhendés à l’échelle individuelle des conflits d’intérêts, auxquels sont associées une poignée d’experts. En réaction à la demande d’une partie croissante de l’opinion, et après des scandales ou des crises de santé publique, les pouvoirs publics ont entrepris de limiter la place des intérêts privés dans la définition de l’intérêt général. Or ces liens sont loin d’être purement individuels ou interpersonnels. Comme le montre la cartographie réalisée, ils relèvent plutôt d’une organisation complexe et sophistiquée. Des stratégies sont patiemment déployées dans divers univers sociaux. Elles évoluent, se coordonnent, se renouvèlent, et pèsent ensemble sur les politiques publiques.

Lobbying in the EU – Greens/EFA conference 10 April 2014, CC BY 2.0, via Flickr

Au regard de ces dynamiques, la gestion individualisée des liens et conflits d’intérêts et la règlementation qui les accompagne se situent rarement à la bonne échelle : elles privilégient l’identification de situations problématiques, ou l’existence de relations entre des experts et des intérêts privés. Une vision d’ensemble relativise l’importance des conflits d’intérêts individuels et invite à une régulation plus transversale et située à l’échelle des stratégies collectives mises en œuvre. La cartographie des activités politiques des entreprises permet de situer, mesurer la fréquence et estimer la portée des interventions nombreuses et diversifiées de l’industrie agroalimentaire. Elles relèvent de trois grands types, que nous avons qualifiés d’activités d’ordre cognitif, d’activités relationnelles et d’activités d’ordre symbolique.

La bataille des connaissances

En quoi consistent les activités d’ordre cognitif ? Elles passent par la production de connaissances et d’ignorance, qui permettent aux entreprises agroalimentaires de faire émerger certains savoirs au détriment d’autres dans les domaines de la nutrition et de l’alimentation. Ces pratiques font l’objet de nombreuses recherches, qui mettent en lien la production de connaissances et d’ignorance avec la production du doute. Cette pratique consiste à faire émerger et diffuser des arguments, souvent fondés sur des études scientifiques, pour discréditer les résultats de recherches pointant les effets négatifs de tel ou tel produit ou ingrédient. Il s’agira par exemple de souligner que les effets addictifs du sucre sont certes prouvés sur des modèles animaux, mais pas chez l’homme. Une autre tactique consiste à « recadrer » les débats afin de déplacer un problème abordé d’un point de vue scientifique vers d’autres enjeux, en produisant des arguments économiques, culturels, juridiques, éthiques ou politiques, qui relativisent la portée des résultats scientifiques. La consommation de produits gras est certes mauvaise pour la santé, mais n’est-ce pas là avant tout notre liberté ou l’expression de notre culture ? Ces pratiques cognitives sont mises en œuvre par des organisations spécialisées, principalement par des centres et des instituts de recherche ou d’information créés par des acteurs industriels. Une vingtaine d’organisations de ce type a été identifiée au cours de l’enquête. La filière laitière apparaît la plus diligente, avec pas moins de neuf organisations spécialisées. En dehors des instances appartenant à une filière, le Fonds Français Alimentation Santé, financé et soutenu par de multiples entreprises et filières, dispose du plus grand nombre de connexions avec l’ensemble des acteurs du secteur, mais aussi avec le plus grand nombre de chercheurs, à quoi s’ajoute une place dans le champ politique.

Site web de l’American Society for Nutrition

Réciproquement, l’enquête a permis d’identifier près de trente espaces scientifiques investis de façon récurrente par le secteur agroalimentaire. Parmi eux apparaissent des institutions et centres de recherche, comme l’Institut Pasteur de Lille ou la Chaire ANCA d’AgroParisTech ; des sociétés savantes, dont les principales du champ de la nutrition ; des congrès et conférences scientifiques, comme le Congrès international de nutrition ou la conférence Europe nutrition ; et enfin des revues scientifiques, comme les Cahiers de Nutrition et de Diététique.

Pour assurer une présence dans le champ scientifique, le secteur agroalimentaire s’appuie sur des experts académiques qui agissent en tant qu’intermédiaires entre le monde économique et celui de la recherche. Ils initient les acteurs économiques aux controverses scientifiques et peuvent être mobilisés pour écrire des tribunes favorables aux intérêts industriels(1)« Pourrait-on nous laisser manger tranquilles ? », Centre de Recherche et d’Information Nutritionnelles, juin 2014 . Ces scientifiques siègent le plus souvent dans des comités d’experts ou dans des comités scientifiques d’entreprises ou d’organisations de représentation d’intérêts.

Au plus près des décisions

Les acteurs industriels se portent au plus près des espaces de décision publique à travers une grande variété d’activités relationnelles, de celles qui sont les plus spontanément associées au lobbying, notoire dans ce secteur. Elles se manifestent concrètement par la construction de liens personnels avec des élus ou d’autres acteurs responsables de la décision publique. Elles donnent aussi lieu à la création d’alliances avec d’autres secteurs économiques ou des représentants de la société civile, dans le but de créer des rapports de force favorables à l’industrie. De manière plus radicale, il arrive que des représentants d’intérêts économiques se substituent aux acteurs politiques, en endossant leurs rôles. Ils assument alors la conception ou la mise en œuvre, totale ou partielle, de programmes d’action publique.

Congrès de l’Association Régionale des Industries Alimentaires (ARIA) de la région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur

Les acteurs spécialisés dans ce type d’activités sont surtout des organisations de représentation d’intérêts des filières et métiers. Parmi elles, l’Association nationale des entreprises de l’agroalimentaire, la Fédération du Commerce et de la distribution et la Fédération nationale des exploitants agricoles, sont les plus présentes auprès d’instances étatiques. Réciproquement, les instances publiques les plus investies sont l’Assemblée nationale, le Sénat et le Conseil National de l’Alimentation. Des activités de représentation d’intérêts peuvent aussi être mises en œuvre directement par des entreprises. Quinze entreprises ont une présence régulière à l’Assemblée nationale, où plusieurs groupes d’étude et clubs parlementaires comme le « Club de la table française » ou le « Club des amis du cochon » favorisent les échanges avec des élus et du personnel politique.

Crédit et discrédit symboliques

Les leviers d’intervention des entreprises agroalimentaires sont aussi symboliques : il s’agit d’accroître le crédit dont elles peuvent bénéficier, ou de réduire à l’inverse celui de leurs opposants. De nombreuses activités d’ordre symbolique visent à renforcer le crédit d’une entreprise ou d’une filière : il s’agit de construire une réputation ou une autorité morale à travers des engagements auprès d’acteurs non économiques, bénéficiant eux-mêmes d’une image positive. Des engagements philanthropiques sont mis en œuvre à travers des partenariats avec des associations et des ONG intervenant dans la lutte contre la pauvreté ou en faveur de la promotion du sport par exemple. Les organisations spécialisées dans la construction de réputations positives sont surtout des fondations d’entreprise. Parmi les neuf fondations identifiées au cours de l’enquête, la Fondation Carrefour et la Fondation Monoprix étaient les plus actives, en cumulant deux tiers des partenariats identifiés.

D’autres pratiques visent symétriquement à entamer le crédit symbolique d’éventuels « opposants ». La réputation de ces derniers est délibérément fragilisée par une mise en cause discrète ou publique de leur autorité scientifique ou morale. Les opposants sont transformés en figures illégitimes, en les faisant apparaître comme « militants » ou « obsessionnels ». Le recours à des arguments psychologiques et personnalisés à dessein, et le cas échéant à des menaces de poursuites judiciaires ou à des plaintes effectives, poussent plus loin les logiques de discrédit(2)Pierre Meneton : un chercheur attaqué par l’industrie du sel | LaNutrition.fr, juillet 2017.

Réguler des conflits d’intérêts structurels ?

Plaquette de présentation du dispositif de nutrivigilance, ANSES

Au vu de leur diversité, il est difficile de réduire les activités politiques des entreprises au registre individuel des conflits d’intérêts. Si des liens d’intérêts personnels doivent être circonscrits, ils ne peuvent être considérés dans l’ignorance de dynamiques sectorielles plus larges. La mise en évidence du caractère systémique des activités politiques, et des champs organisationnels qu’elles constituent, conduit à interroger la régulation des relations entre espaces publics et privés en des termes plus complets. Deux voies peuvent être explorées. D’un côté, les agences responsables de la régulation des questions nutritionnelles pourraient s’équiper de compétences leur permettant de documenter les activités politiques des entreprises dont elles régulent les produits, plutôt que de se limiter à une gestion individuelle de liens d’intérêt. Cette connaissance permettrait de mieux appréhender les sujets abordés et pourrait orienter les activités politiques des entreprises vers des formes plus respectueuses de l’autonomie des acteurs appelés en renfort, qu’il s’agisse de scientifiques, d’élus ou d’associations. D’un autre côté, le législateur pourrait veiller à ce que les moyens investis par les entreprises dans ces activités politiques soient déclarés, à l’image de ce qui existe pour le secteur pharmaceutique dans la base publique Transparence santé. Par une sorte de mise en abîme, le cheminement de ces propositions pourrait être un indicateur de l’efficacité des efforts visant à limiter les effets problématiques des pratiques politiques des entreprises, ou à l’inverse de leur capacité à s’y soustraire.

 

Découvrir la Chaire Santé de Sciences Po

Créée en 2006, dirigée aujourd’hui par Daniel Benamouzig, sociologue et directeur de recherche au CNRS au Centre de sociologie des organisations, la Chaire Santé de Sciences Po  fait se rencontrer le monde des professions et des politiques de santé avec celui des sciences sociales. Dans le paysage des politiques de santé, elle occupe une place singulière, en offrant un espace privilégié d’échanges, de réflexions, de production et diffusion de connaissances conçues en lien avec des enjeux décisionnels et pragmatiques.

Des échanges

Un premier pôle d’activités s’organise autour de conférences, séminaires et colloques sur des thématiques d’intérêt général, tels que  les liens entre santé et environnement ou entre science et décision,  l’accès aux médicaments ou l’usage de l’intelligence artificielle en santé.  Il s’agit, pour la Chaire Santé de Sciences Po, de participer aux débats sur les politiques de santé en mobilisant des travaux et compétences académiques.

Des recherches
Un second pôle d’activités s’organise autour de recherches originales, portant sur des enjeux de santé publique, relatifs à l’environnement ou à la nutrition , ainsi que sur les nouvelles formes d’organisation des soins.
La Chaire a notamment été choisie pour évaluer le Projet régional de santé d’Île-de-France.

Des formations

Enfin, la Chaire  est associée à de nombreux enseignements sur la santé à Sciences Po, en formation initiale comme en formation continue.

Des partenariats

Le fonctionnement de la Chaire associe un large ensemble de partenaires institutionnels académiques – au sein de Sciences Po, de l’Université de Paris ou d’autres établissements, comme l’École des Hautes Études en Santé Publique ou l’Université de Chicago – mais aussi des institutions de santé, telles que le ministère des Solidarités et de la Santé, la Caisse nationale d’assurance maladie, Santé Publique France ou l’Agence régionale de santé d’Île-de-France.
La Chaire travaille en outre avec des acteurs économiques impliqués dans la santé, comme le groupe Docaposte, AG2R LA MONDIALE ou l’Institut Odoxa, avec lequel elle réalise des enquêtes d’opinion sur des enjeux de santé.

Visiter le site de la Chaire Santé

 

Bibliographie

Benamouzig, D. Cortinas, J. (2019) « Les stratégies politiques des entreprises en santé publique : le cas de l’agroalimentaire en France », Revue française des affaires sociales.

Cortinas, J. Benamouzig, D. (2020) « Mesurer l’influence ? Une méthode de quantification des activités politiques des entreprises du secteur agroalimentaire en France », Bulletin de méthode sociologique.

 

Daniel Benamouzig est directeur de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations et directeur de la Chaire Santé de Sciences Po. Ses recherches portent sur la santé, l’économie et la gouvernance institutionnelle. Il est membre du Conseil scientifique Covid19. Il a étudié l’histoire de l’économie de la santé et les transformations institutionnelles de la régulation du secteur sanitaire. Il poursuit ses recherches en sociologie économique et sur les politiques de santé en portant intérêt aux transformations institutionnelles et aux savoirs économiques.

Titulaire d’une thèse de sociologie à l’EHESS, Joan Cortinas est maître de conférences en sociologie à l’université de Bordeaux et chercheur associé à la Chaire Santé de Sciences Po. Depuis 2018, il travaille avec Daniel Benamouzig sur le rôle des acteurs économiques dans la fabrication des politiques en matière de nutrition et santé. Ensemble, ils ont publié plusieurs articles sur le sujet. Ils travaillent actuellement sur le rôle de l’industrie dans la fabrication des politiques de prévention en matière d’alcool.

 

 

Notes

Notes
1 « Pourrait-on nous laisser manger tranquilles ? », Centre de Recherche et d’Information Nutritionnelles, juin 2014
2 Pierre Meneton : un chercheur attaqué par l’industrie du sel | LaNutrition.fr, juillet 2017