De 1939 à 1945, pilotes, soldats et résistants, tombèrent du ciel sur les théâtres de guerre. Or, lorsque l’on compare les réactions des populations britannique, française et allemande, face à ce phénomène, il apparaît qu’elles ont non seulement été différentes, mais souvent opposées. Comment expliquer de telles divergences ? C’est à cette question que Claire Andrieu, chercheuse au Centre d’études internationales et au Centre d’histoire, s’attache à répondre dans son dernier ouvrage Tombés du ciel. Le sort des pilotes abattus en Europe, 1939-1945 (Taillandier, 2021), résultat d’une enquête d’un terrain parfois miné.
Claire Andrieu : L’idée est de mettre en lumière la part construite des comportements micro sociaux et d’en identifier les origines : le régime politique en vigueur, la mémoire collective (en l’occurrence la mémoire des guerres) et les traditions culturelles. Face à l’arrivée inopinée d’un aviateur ennemi, chacun de ces paramètres pèse d’un poids variable selon les pays et les situations.
Le régime politique joue un rôle majeur dans les pays souverains (France en mai-juin 1940, Royaume-Uni, Allemagne). Les démocraties organisent l’arrestation des ennemis par des milices locales formées selon un modèle national (Gardes territoriales, Home Guard). Tout en respectant les conventions internationales relatives à la protection des prisonniers de guerre, ces régimes s’appuient sur la tradition du peuple en armes telle que l’ont établie la Révolution française en 1792, et, au Royaume-Uni, la levée en masse des volontaires prêts à combattre l’invasion napoléonienne. L’Allemagne nazie obéit à d’autres principes. Elle se repose sur la seule Wehrmacht dans un premier temps, puis, à partir de 1943, sur la « population civile ». La population est alors incitée par ses dirigeants à se faire justice en lynchant les aviateurs alliés. La propagande qualifie aussi les pilotes de « juifs » et de « nègres », afin d’aiguillonner le racisme et l’antisémitisme du Volk. Pour ces trois pays souverains, le régime politique est donc le facteur-clé.
En revanche, pour la France occupée, ni le régime d’occupation ni le régime de Vichy n’ont eu d’influence sur les comportements. C’est la mémoire collective qui a fait agir la population, avec des risques importants. Le souvenir des deux guerres et des deux occupations allemandes de 1870-1873 et 1914-1918 a généré une solidarité active avec les Alliés, avec hébergement et aide à l’évasion des pilotes dont l’avion a été abattu.
On peut également parler des traditions culturelles : dans le cas britannique, le gouvernement a joué sur l’humour, qui était déjà un stéréotype national, pour mettre à distance l’événement et inciter les populations au calme. Prendre les bombardements et les chutes d’aviateurs allemands avec humour, c’était défendre la culture britannique, part de l’identité nationale, et assurer le respect du droit international humanitaire.
C.A. : Mon expérience d’historienne de la vie politique française au XXe siècle m’a montré la fragilité des opinions déclarées. Les événements « recadrent » les individus et les groupes de façon parfois aussi rapide qu’imprévisible. La rupture de 1940 en France en est le meilleur exemple. Par ailleurs, pour ce sujet, l’absence de liberté sur le territoire de l’Europe allemande rend toute enquête d’opinion particulièrement aléatoire. Enquêter sur les comportements, lorsqu’on peut les repérer de manière certaine, m’a paru une méthode plus fiable.
C’est aussi une question de sources. Il se trouve que nous disposons de sources systématiques et produites sur le moment même ou peu après, qui décrivent les comportements des civils. Les tribunaux allemands ont jugé les civils français ayant interpellé sans ménagement les aviateurs de la Luftwaffe en mai-juin 1940 ; les Britanniques et les Américains ont « débriefé » leurs pilotes qui avaient réussi à rejoindre Londres grâce aux helpers français ; les tribunaux alliés ont jugé les civils allemands ayant lynché les aviateurs de la Royal Air Force et des United States Army Air Forces. Il n’y a que le cas britannique pour lequel les sources font défaut : les éléments de la Luftwaffe qui tombent au sol n’ont pas d’histoire. En recourant à la presse et en lisant entre les lignes, on peut cependant reconstituer le comportement des civils du Royaume-Uni.
C.A. : Il existe une forte dissymétrie de l’information entre la connaissance que nous avons des bombardements alliés, scrutés tant par l’historiographie anglo-saxonne qu’allemande, et le savoir beaucoup plus réduit dont nous disposons sur les bombardements allemands. Ce contraste s’explique de plusieurs façons. La raison la plus simple est matérielle : les archives alliées sont bien conservées tandis que les documents allemands ont été en partie détruits et pour une partie d’entre eux emportés par les Soviétiques à Moscou.
L’autre raison est d’ordre plus politique. La critique par les Alliés de leurs propres bombardements, au nom de principes humanitaires, a commencé dès leur mise en œuvre et elle se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Du côté allemand, les bombardements alliés ont fait dès l’origine l’objet d’une propagande anti-alliée intense dont on retrouve les traces dans la littérature d’auto-victimisation. Quant aux bombardements de la Luftwaffe, ils n’ont pas été soumis à la critique académique et sont restés sous-étudiés. Le cas le plus frappant est celui de la France : la conduite allemande de la guerre aérienne de 1939-1940 n’est toujours pas connue dans le détail.
Cela a compliqué mon travail car j’aurais souhaité disposer d’une carte détaillée des bombardements allemands, de la liste des sorties de bombardiers et des raids aériens sur la France et l’Angleterre avec la cible et le tonnage largué, le nombre d’aviateurs allemands faits prisonniers et à quel endroit, renseignements dont on dispose pour le camp allié.
C.A. : Il existe un débat parmi les historien.ne.s sur la question de savoir si la société allemande est devenue nazie ou si elle a seulement obéi à Hitler sous l’effet de la terreur. Le débat est ancien entre ce qu’on pourrait appeler l’école du consentement et celle de la contrainte, en reprenant une distinction créée par l’historiographie de la guerre de 1914.
Mon étude sur les lynchages de pilotes par les citoyens ordinaires de l’Allemagne m’a amenée du côté de l’école du consentement. Quand les lynchages d’aviateurs alliés tombés commencent, en 1943, le nazisme est déjà tellement installé qu’il est jugé normal et même louable de tuer un ennemi sans défense tombé dans le voisinage. Le racisme nazi ajoute un ressort à ces actions : les aviateurs sont considérés comme juifs (en tant qu’inspirateurs supposés de la politique alliée, les Juifs sont désignés comme responsables des bombardements sur l’Allemagne) et « nègres » (des « barbares » venus des États-Unis ou des colonies britanniques). Les lyncheurs et lyncheuses, adultes et enfants, agissent pour le bien de la (leur) civilisation, librement, dans la normalité et la légalité établies. Les gardes de la Luftwaffe laissent faire. L’adhésion aux valeurs nazies ne décroît pas avec l’approche de la défaite. En nombre croissant jusqu’à la capitulation, les lynchages en sont un indicateur. La « radicalisation cumulative » analysée au niveau des dirigeants s’observe aussi au sein de la population. Jusqu’en 1948 au moins, la moitié des Allemands considéraient que le nazisme était une bonne idée qui avait été mal mise en œuvre. Contrairement à l’école de la contrainte, je pense que l’on peut critiquer les dirigeants parce que les conditions de vie sont éprouvantes, voire dramatiques, et néanmoins rester ancré dans ses croyances nazies.
C.A. : L’étude par en bas, à l’échelle microsociale, de la réception par les civils des pilotes d’avions tombés à terre n’a pas de précédent, si bien que cette recherche aura été une découverte de chaque instant. Je parlerai donc plutôt des conclusions, qui interrogent des courants historiographiques actuels, et je ferai ensuite une observation sur la méthode.
La réaction des citoyens français à l’arrivée au sol de pilotes allemands, en mai-juin 1940, me conduit à questionner le récit classique de la débâcle française. D’autres études seraient nécessaires pour confirmer l’idée qui s’ensuit, que l’historiographie de la défaite de 1940, née sous le régime de Vichy, devrait être revue. Il est également intéressant de voir qu’un mélange de culture politique et de culture tout court a assuré le comportement des Britanniques et des Français. Encadrés par une propagande fondée sur l’humour et la mise à distance des effets des bombardements, les Britanniques ont conservé leurs bonnes manières à l’égard des ennemis tombés du ciel tandis que les Français sont restés sourds aux propagandes vichyste et nazie et ont maintenu l’alliance avec les Britanniques et les Américains en dépit d’une répression meurtrière. C’est un exemple qui montre la Résistance comme un phénomène général et immédiat. Par ces deux cas de figure, le Royaume-Uni et la France occupée, ma recherche s’inscrit en contre-point des révisions historiographiques intervenues dans les années 1970. En privilégiant l’étude des dysfonctionnements du Home Front et, en France, celle du rôle de Vichy, ces recherches très nécessaires ont eu aussi pour résultat involontaire de faire oublier le reste du tableau.
Mon étude m’a aussi conduite à interroger l’histoire militaire de la guerre aérienne. Celle-ci reconstruit les faits de manière claire et intelligible dans des ouvrages remarquables mais le regard porté sur les sources n’est pas assez sensible à l’origine de celles-ci, qui peuvent provenir de régimes démocratiques mais également totalitaires. Dans le cas allemand, il en résulte que la politisation nazie de la Wehrmacht et son univers particulier ont longtemps été mis de côté. Si, depuis 1995, le mythe de la « Wehrmacht propre » qui n’aurait pas été contaminée par le nazisme a été sérieusement mis à mal pour ce qui concerne l’armée de terre, celui de la Luftwaffe est resté intact.
Il en va de même pour les relations de pouvoir très spéciales au sein du régime, pour l’importance des ordres non écrits donc difficilement traçables, pour l’implication des trois armes dans le massacre de prisonniers de guerre et de civils et dans le fonctionnement du système concentrationnaire et la mise en œuvre de la Shoah. Or ces pratiques transgressives ne constituent pas des à-côtés de la conduite des opérations militaires. Elles révèlent une organisation du pouvoir et un mode de pensée et d’action qui imprègnent la conduite de la guerre en son ensemble, y compris dans les pratiques de terrain, et qui devraient obliger les analystes à soumettre les archives et les témoignages ultérieurs à un véritable décodage.
C.A. : Cette recherche m’a fait réfléchir sur la notion d’engagement, sur laquelle je voudrais retravailler de manière plus large. Les Allemands qui lynchaient des hommes sans défense n’étaient pas des membres du parti nazi, sauf exception, et ils ne se considéraient probablement pas comme des nazis. Pourtant, ils agissaient en nazis, convaincus que le prisonnier ennemi ne méritait pas de vivre et cela d’autant plus qu’ils voyaient en lui un juif ou un « nègre ». De la même façon, les familles françaises qui, à grand risque sous l’Occupation, cachaient des pilotes alliés et les aidaient à s’évader, étaient engagées au service d’une certaine idée de leur pays. Les uns et les autres avaient un engagement politique dans la mesure où leur action reposait sur un choix de société, et pourtant, ils auraient récusé le qualificatif de politique. J’aimerais étudier ce paradoxe.
Propos recueillis par Miriam Périer, CERI
Claire Andrieu, chercheuse au Centre d'études internationales et au Centre d'histoire, consacre ses recherches aux phénomènes mémoriels et à l'histoire sociale du politique. Elle attache une attention particulière à la Seconde Guerre mondiale, la Résistance, aux mouvements sociaux, et à l'engagement politique.