S’il est un intellectuel russe qui a théorisé l’idéologie culturelle qui marque de son sceau la Russie de Poutine, c’est bien Alexandre Prokhanov. C’est à cet homme complexe, au parcours tortueux, que Juliette Faure, doctorante au CERI, consacre ses recherches. Dans son article « A Russian Version of Reactionary Modernism: Aleksandr Prokhanov’s « Spiritualization of Technology » », publié dans le prestigieux Journal of Political Ideologie et primé du Prix Michael Freeden, elle en retrace les sources d’inspiration, l’évolution et nous fait découvrir son rêve d’un Empire protéiforme. Entretien.
Juliette Faure : Absolument. Ses années étudiantes, dans les années 1960 en URSS, ont joué un rôle déterminant dans la formation de son identité intellectuelle. Sous l’effet de la politique de « dégel » lancée par Khrouchtchev, cette décennie correspond à un moment d’ouverture de la vie intellectuelle soviétique, avec notamment la circulation d’œuvres issues de la philosophie russe prérévolutionnaire, mais aussi venues de l’Europe de l’Ouest et de l’Asie. Tout en étant étudiant l’ingénierie à l’Institut de l’Aviation de Moscou, Prokhanov fréquente les cercles littéraires et bohème de l’intelligentsia, où il est introduit à la poésie dadaïste, au traditionalisme des écrivains René Guénon et Julius Evola, aux textes sacrés indiens tels que le Mahabharata, ou encore au gnosticisme et à la magie. Le tout dans une atmosphère d’anticonformisme, de décadence et de rejet de l’idéologie soviétique. Le discours de Prokhanov s’est formé à partir de cet éclectisme intellectuel en huis clos ne répondant pas à un désir de théorisation analytique, mais d’amalgame de concepts subversifs, en opposition au bloc monolithe du marxisme-léninisme officiel.
J. F. : Deux évènements ont été décisifs au début de sa carrière. Premièrement, il décide d’abandonner ses études d’ingénieur. S’en suit une période d’errance, où il rejoint un groupe d’architectes et d’intellectuels travaillant à la restauration des églises médiévales de la ville de Pskov, qui avaient été détruites pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est là qu’il développe sa passion pour l’héritage culturel et spirituel de la Russie tsariste. Puis il s’isole pendant plusieurs années dans une petite ville à 1 h 30 de Moscou, Istra, où il travaille en tant que forestier. Il y forge le style de son premier livre, célébrant le folklore ancestral de la Russie pastorale. Il est ici tout à fait en phase avec le courant littéraire soviétique le plus populaire à l’époque, la « prose de village », qui se distingue du réalisme soviétique en faisant l’apologie de la vie paysanne russe traditionnelle. Ce changement d’orientation, d’ingénieur à écrivain, le pousse à faire carrière en tant que journaliste. Recruté par Literaturnaia Gazeta en 1968, l’un des journaux littéraires les plus prestigieux, il est envoyé en 1969 comme reporter pour couvrir le conflit russo-chinois qui éclate à la frontière entre les deux pays, sur l’ile Damanski. Il s’agit du deuxième tournant clé : Prokhanov est enthousiasmé par son expérience de reporter de guerre aux côtés de l’armée soviétique. Il en fait ensuite sa vocation et couvrira tous les fronts où l’URSS est engagée, de la Namibie à l’Afghanistan, lui valant le surnom de « chantre de l’État-major des armées ». Ses articles encensent la puissance militaire et technologique de l’armée soviétique et vantent un éthos militaire de sacrifice à la patrie et à la « cause commune ». Cependant, ce tournant n’est pas pensé sur le mode de la contradiction avec sa jeunesse anticonformiste. Au contraire, Prokhanov agrège ces différentes identités pour former un nouveau type de langage idéologique associant conservatisme religieux, modernité technologique et patriotisme soviétique.
J. F. : En tant que reporter pour Literaturnaia Gazeta, Prokhanov développe un style de littérature de guerre particulier, qui a pour mot d’ordre de « spiritualiser la technologie ». Il s’inspire ici du « cosmisme russe », un courant de pensée formé par des philosophes et des scientifiques au tournant du XIXème siècle et du XXème siècle et redécouvert par des universitaires soviétiques dans les années 1970. Au lieu d’opposer science et religion, les penseurs cosmistes considèrent que les avancées technologiques peuvent servir l’accomplissement des croyances bibliques, notamment la résurrection et l’immortalité de la chair. Prokhanov prend connaissance des auteurs cosmites dès les années 1960 — Nikolai Fedorov, Vladimir Vernadskii, Konstantin Tsiolkovskii. Il les cite nommément pour soutenir son souhait à réenchanter la modernité soviétique en mariant dimensions spirituelles et messianiques à la puissance industrielle et militaire. Il forme ce discours en réaction aux théories occidentales de la modernisation qui, à partir des années 1960, prédisent que le développement postindustriel de l’URSS et des sociétés occidentales aboutira à leur convergence vers un même modèle de modernité libérale. Prokhanov cherche ainsi à former une troisième voie entre les deux courants dominants la scène intellectuelle dans les années 1970 : d’un côté, la « prose de village » nostalgique du passé russe et critique du progrès technologique, et de l’autre, le courant libéral-réformiste qui souhaite associer la modernisation technologique du pays à sa libéralisation et sa démocratisation. Au contraire, Prokhanov affirme que le progrès technologique peut se marier avec les valeurs traditionnelles et religieuses spécifiquement russes et servir le pouvoir d’un État autoritaire de type stalinien. L’enjeu ici est de préserver la spécificité du modèle de modernité soviétique et sa confrontation culturelle et militaire avec l’Occident.
J. F. : Effectivement, Prokhanov fait partie des intellectuels qui organisent une plateforme d’opposition à la pérestroïka à partir de la deuxième phase des réformes, lancée en 1986 autour du slogan « glasnost » (transparence). C’est à ce moment-là que Gorbachev manifeste son soutien explicite au camp des libéraux réformistes, qui emportent la majorité au sein du Parti communiste et sont nommés à la direction des plus grands journaux de l’époque. En réaction, une coalition antilibérale se forme aux confins des milieux politiques et intellectuels et rassemble intellectuels conservateurs et membres antiréformistes de l’establishment politique et militaire. Prokhanov en devient l’un des principaux théoriciens et promoteurs. En fondant le journal Den (Le Jour) en 1990, il crée un lieu de réunion social et doctrinal pour ces auteurs issus de paradigmes idéologiques variés — stalinisme, monarchisme, eurasianisme, conservatisme orthodoxe, nationalisme, traditionalisme… Cependant, cette coalition peine à gagner le soutien des masses populaires. Elle essuie un échec cuisant face aux libéraux lors des premières élections pluripartites qui ont lieu en mars 1990 pour élire le parlement de la République socialiste soviétique de Russie. Le camp des réformateurs libéraux conserve l’hégémonie médiatique et politique jusqu’en 1991.
J. F. : En effet, contre toute attente, le roman de Prokhanov Monsieur Hexogène est publié par une maison d’édition très réputée parmi les élites intellectuelles russes et récompensé par un prix. Plusieurs raisons expliquent la reconnaissance et la légitimité nouvelles attribuées à Prokhanov. Premièrement, les idées qu’il véhicule ont gagné en popularité auprès des élites et de l’opinion publique au début des années 2000. En effet, à la suite de la crise économique russe de 1998, du bombardement de la Serbie par l’OTAN sans mandat de l’ONU et de l’expansion de l’OTAN à la Hongrie, la Pologne et la République tchèque en 1999, la critique du libéralisme, du capitalisme et de l’hégémonie américaine sur l’ordre international se diffuse. Prokhanov, qui s’est consacré à nourrir les stéréotypes les plus négatifs sur la Russie postsoviétique (corruption des élites, vol des ressources du pays par les oligarques, manipulation de l’opinion par les magnats des médias) trouve alors un nouveau public dans cette atmosphère de rejet de l’héritage des années 1990. La nouvelle appréciation donnée à l’œuvre de Prokhanov par son éditeur témoigne de la volteface d’intellectuels libéraux, auparavant enthousiastes à l’idée d’imiter le « modèle européen », et qui désormais voient en Prokhanov une réponse proprement russe à la « crise du libéralisme ». Tout en gardant son identité de gauche intellectuelle, cette frange de l’ancienne élite libérale ne souhaite plus imiter l’Occident, mais promouvoir une culture nationale populaire. Dans le même temps, Vladimir Poutine, qui arrive au pouvoir en 2000, renoue avec une pratique autoritaire du pouvoir étatique et restaure le contrôle et le patronage de la production artistique et culturelle. Une croisade morale, menée par des mouvements paraétatiques financés par l’administration présidentielle, cible les écrivains postmodernes russes par des mesures de censure et de réprobation publiques et promeut à leur place des écrivains dits « patriotiques ». Ces deux tendances, émanées des milieux politiques et intellectuels, contribuent à déplacer le discours de Prokhanov des marges au centre de l’espace public.
J. F. : Selon Prokhanov, la forme impériale est une constante dans l’histoire de l’État russe. Il en distingue quatre périodes historiques : d’abord l’empire de la Russie kiévienne, puis la Russie moscovite, suivi par l’empire des Romanov et enfin l’empire soviétique. À partir de 2006, Prokhanov théorise le concept de « cinquième empire ». Après la période de la catastrophe et de tragédie qu’il associe aux années 1990, il décèle dans le régime de Vladimir Poutine les signes d’une restauration de l’État fort de type impérial. Prokhanov s’érige en prophète et idéologue de ce « cinquième empire » qui doit, d’après lui, faire l’alliance de toutes les périodes de l’histoire russe en associant à la fois le traditionalisme religieux et messianique de la Russie tsariste avec la puissance industrielle, technologique et militaire de l’Union soviétique.
Propos recueillis par Hélène Naudet, direction scientifique
Juliette Faure est jeune docteure en science politique, affiliée au CERI. Elle est diplômée d’une licence en philosophie de la Sorbonne Paris IV, du Bachelor de Sciences Po et du double master en Relations internationales (Sciences Po/Columbia University). Outre le prix Prix Michael Freeden, Juliette a reçu le deuxième Prix de la Réflexion stratégique du Conseil Supérieur de la Formation et de la Recherche stratégiques pour son mémoire de master sur « L’idée politique de tradition dans les discours du régime russe contemporain (2012-2018) ».