Lutter contre les inégalités requiert de s’interroger sur les systèmes éducatifs, comment ils permettent d’y remédier, pourquoi ils y parviennent rarement, voire les aggravent. C’est l’objectif d’un projet de recherche – The Role of Educational Constraints in Shaping Inequalities – conduit par Ghazala Azmat, chercheuse au département d’économie et qui a été sélectionné par le conseil européen de la recherche dans le cadre de son programme trés sélectif des ERC Grants. Présentation.
Les dirigeants montrent un intérêt accru pour la problématique de l’équité dans le domaine de l’éducation. La mise en place de systèmes publics d’enseignement a longtemps été vue comme la panacée pour garantir l’égalité des chances entre individus et assurer la mobilité sociale (1)Mann, H. 1957. “The Republic and the School: Horace Mann on the Education of Free Men, Teachers College,” Columbia University.. Alors que ces engagements sont toujours d’actualité – comme en témoigne l’objectif spécifique du programme des Nations unies de 2015 (2)Sustainable Development Goals set by the United Nations, UNESCO, 2015, les inégalités socio-économiques dans le domaine de l’éducation persistent et aucun pays ne peut prétendre y avoir mis fin (3)OECD. 2018. “Equity in Education: Breaking Down Barriers to Social Mobility,” PISA, OECD Publishing, Paris.. Pire encore, les inégalités socio-économiques ne cessent d’augmenter et vont de pair avec l’inégalité scolaire, rendant sa réduction, par des politiques d’équité, plus pertinente que jamais.
La réduction des inégalités scolaires implique que les différences de statut socio-économique des élèves ne pèsent pas sur leur trajectoire et leur réussite scolaires. Les économistes et les spécialistes des sciences sociales, ainsi que les pouvoirs publics, s’intéressent depuis longtemps à la contribution des systèmes scolaires à la mobilité sociale – sans méconnaître leurs limites comme ascenseur social lorsqu’ils sont confrontés à des hiérarchies et des inégalités des chances préexistantes. Pire, les systèmes scolaires peuvent creuser et exacerber les inégalités à court et moyen terme.
L’objectif de mon projet de recherche est d’analyser les contraintes scolaires qui pèsent sur les individus au moment où ils planifient leur investissement dans l’éducation, la formation et le capital humain.
Même les individus très jeunes ont une idée de ce que sera leur trajectoire scolaire et planifient, par exemple, la longueur de leurs études, leurs futures orientation et filière. Ces objectifs aident à construire une image de soi et à se motiver et s’engager dans les études. Néanmoins, à ce stade précoce, ces plans varient et peuvent être influencés – offrant aux pouvoirs publics la possibilité d’intervenir. Des interventions précoces limitant ou levant les contraintes qui pèsent sur les individus peuvent influer de façon définitive sur les objectifs qu’ils se sont fixés et sur leur motivation. Étant donné que la réussite scolaire joue un rôle crucial dans le succès professionnel et économique et dans le bien-être des individus, il est important de comprendre le processus d’élaboration des choix scolaires et en quoi ils contribuent au développement et à la reproduction des inégalités. Mon projet de recherche porte ainsi sur l’impact de ces interventions précoces sur ces contraintes éducatives, notamment en matière d’inégalité.
Mon intérêt pour les problématiques soulevées par ce projet découle de deux études récentes que j’ai menées et qui traitent de la planification de l’investissement dans les études et le capital humain, en lien avec les inégalités scolaires et les inégalités sur le marché du travail. La première s’intéresse à l’importance de l’orientation et de l’investissement scolaires chez les adolescents (4)Azmat, G., and K. Kaufmann. 2021. “Formation of College Plans, Expected Returns and Preferences: Evidence on the Process of Adjustment to a Large Shock,” unpublished manuscript.. La seconde traite de l’importance de la planification de carrière et de la fixation d’objectifs dans la réussite professionnelle (5)Azmat, G., Cuñat, V. and E. Henry. 2022. “Gender Promotion Gaps: Career Aspirations and Workplace Discrimination,” unpublished manuscript.. Ces études ont montré que l’élaboration précoce de plans (trajectoire scolaire et orientation professionnelle) joue un rôle dans la réalisation des objectifs et que, même si les choix précoces sont souvent difficiles à remettre en question, ils peuvent évoluer en fonction de l’environnement et des changements intervenus dans ce dernier.
L’article co-écrit avec Katja Kauffmann analyse les effets de chocs majeurs, par exemple la réunification allemande, sur les objectifs universitaire des adolescents d’Allemagne de l’Est et leur investissement dans l’éducation. Ces chocs ont un effet très important sur les cohortes en âge de planifier leur avenir (13 ans) et un effet bien moindre sur celles plus âgées (15 ans) – même si les opportunités ouvertes par le changement de l’environnement sont les mêmes pour les deux cohortes. Autre conclusion de l’étude : les compétences et croyances des jeunes sont malléables, notamment à l’enfance et à l’adolescence, et peuvent être améliorées par des interventions éducatives.
Alors que les biais de genre dans la réussite scolaire se sont réduits ces dernières années, voire inversés au profit des filles, les inquiétudes sur les inégalités de genre se sont portées sur d’autres aspects de la scolarité. Des différences sensibles sont notables dans les retours sur l’investissement éducatif et les orientations professionnelles : par exemple, peu de femmes occupent des positions de pouvoir. Une étude représentative portant sur les avocats américains (6)Azmat, G., Cuñat, V. and E. Henry. 2022. “Gender Promotion Gaps: Career Aspirations and Workplace Discrimination,” unpublished manuscript. a mesuré les discriminations concernant la promotion des avocates au rang d’associés. Cette inégalité s’explique à 50 % par l’absence à un stade précoce de l’aspiration à devenir associé – alors qu’il n’y avait aucune différence de genre dans les performances et la réussite scolaires antérieures. Plus étonnant encore, aucune différence de genre n’est repérable dans les objectifs professionnels exprimés au moment de l’embauche. Pourtant, après quelques temps au sein du cabinet, l’investissement et les objectifs professionnels se mettent à fortement diverger selon les genres. Comme l’avait montré l’étude déjà évoquée (7)Azmat, G., and K. Kaufmann. 2021. “Formation of College Plans, Expected Returns and Preferences: Evidence on the Process of Adjustment to a Large Shock,” unpublished manuscript., les différences dans l’environnement (ici de travail) façonnent les objectifs. Par exemple ici, les expériences négatives de discrimination, qui affectent plus les avocates que leurs confrères, ont contribué à décourager les aspirations professionnelles et à limiter l’investissement professionnel des femmes – diminuant en retour leurs chances de promotion.
Ce projet s’intéresse à quatre types d’obstacles : les barrières technologiques, l’impact de la diversité sociale à l’école, l’existence de modèles en qui se projeter, les facteurs psychologiques. Il cherche à comprendre et à quantifier le rôle de ces différents éléments dans les inégalités d’apprentissage et de chances et à étudier les moyens de limiter ou de lever ces obstacles. Décliné en plusieurs enquêtes spécifiquement dédiées à l’étude des différents aspects, le projet permettra d’avoir une vision d’ensemble. Il répond à plusieurs questions. La levée des barrières technologiques peut-elle permettre de réduire les inégalités d’apprentissage ? Quel rôle l’accès et la formation aux nouvelles technologie jouent-ils dans l’enseignement à distance ? L’exposition à plus ou moins de diversité sociale au sein d’une classe a-t-elle un impact sur la réussite scolaire ? La projection dans des modèles de réussite peut-elle aider les individus à atteindre leurs objectifs ? Quelle est l’importance des facteurs psychologiques (socio-émotionnels) dans la réussite ? Pour y répondre, le projet combine des observations de terrains et des expérimentations, et mobilise des outils analytiques et économétriques pour analyser d’importantes bases de données et estimer de façon causale – à court et à long terme – l’impact des facteurs qui peuvent peser sur l’orientation scolaire, et quel rôle jouent ces facteurs dans les résultats et la réussite scolaires ultérieures.
Ghazala Azmat est professeure des Universités au département d'économie à Sciences Po. Ses travaux se focalisent sur l'économie de l’éducation et du travail et en particulier sur la question de l’égalité entre les femmes et les hommes en leur sein. Elle s'intéresse plus largement aux politiques publiques économiques et au fonctionnement économique des entreprises.
Notes[+]
↑1 | Mann, H. 1957. “The Republic and the School: Horace Mann on the Education of Free Men, Teachers College,” Columbia University. |
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↑2 | Sustainable Development Goals set by the United Nations, UNESCO, 2015 |
↑3 | OECD. 2018. “Equity in Education: Breaking Down Barriers to Social Mobility,” PISA, OECD Publishing, Paris. |
↑4, ↑7 | Azmat, G., and K. Kaufmann. 2021. “Formation of College Plans, Expected Returns and Preferences: Evidence on the Process of Adjustment to a Large Shock,” unpublished manuscript. |
↑5, ↑6 | Azmat, G., Cuñat, V. and E. Henry. 2022. “Gender Promotion Gaps: Career Aspirations and Workplace Discrimination,” unpublished manuscript. |