par Sandrine Levasseur OFCE
En décembre 2019, la nouvelle Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen présentait un texte dit « Pacte vert européen » ou European Green Deal dont l’objectif est de faire de l’Union européenne (UE) un leader en matière de transition écologique et environnementale. Texte ambitieux, transversal, englobant l’ensemble des secteurs et agents, la feuille de route prévoyait un certain nombre de directives et règlements visant à définir le cadre juridique dans lequel la transition allait être réalisée. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a cependant modifié cette feuille de route, agissant à la fois comme accélérateur et frein, modifiant la vitesse d’adoption des différents textes de loi, mais aussi, dans certains cas, l’ampleur de leur ambition en matière environnementale. À nouveau, la guerre en Ukraine démontre que l’écologie passe au second plan des préoccupations de l’UE lorsqu’elle ne sert pas la géopolitique et l’économie.
Le Pacte vert européen reprend une initiative lancée en mai 2019, lors d’une réunion informelle des chefs d’État à Sibiu, visant à faire de l’Europe le premier continent à neutralité carbone à l’horizon 2050. Initialement, l’UE s’est fixé comme objectif intermédiaire une réduction des EGES de 40 % à l’horizon 2030 par rapport à 1990. En décembre 2020, cet objectif intermédiaire a cependant été réévalué et fixé à 55 %, confirmant la volonté de l’UE de lutter activement contre le changement climatique. De manière importante, l’annonce de ce nouvel objectif a été suivie en juillet 2021 de la publication de 12 propositions dites « Paré pour 55 » (ou « Fit 55 ») constituant autant de propositions d’actions concrètes d’accélération de ce combat. Documents de plusieurs milliers de pages, accompagnés d’études d’impact approfondies, c’est sous la Présidence française de l’UE débutant en janvier 2022 pour une période de six mois que beaucoup de ces propositions devaient être étudiées et discutées afin de devenir directives ou règlements, à l’échéance au plus tard de 2023.
En substance, les propositions visent à inscrire l’ensemble des secteurs – transports, énergie, bâtiment, agriculture, environnement, industrie, finance – dans une trajectoire de croissance reposant sur une économie propre et circulaire. La transition, qui doit être juste socialement et équitable, ne doit pas non plus léser les opérateurs économiques des pays tiers tout en maintenant la compétitivité de l’industrie de l’UE(1)Source : Consilium de l’Europe.. Les propositions d’actions concrètes contenues dans « Fit 55 » incluent, par exemple, l’interdiction de la vente des voitures thermiques à un horizon à définir (2035 ou 2040), l’obligation pour les États membres de déployer des infrastructures de recharge pour les véhicules électriques, la réforme du marché du carbone de l’UE, la mise en place d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, la protection de la biodiversité. Des objectifs chiffrés sont fixés (par exemple, dédier 25 % des surfaces agricoles à l’agriculture biologique ; ou passer 40 % la part des énergies renouvelables dans le bouquet énergétique de) avec, souvent, l’année 2030 comme cible.
Lorsque la Russie déclare la guerre à l’Ukraine le 24 février 2022, c’est non seulement le timing du calendrier législatif du Pacte vert européen qui est affecté, mais aussi son contenu.
Au moment de déclarer la guerre à l’Ukraine, Poutine dispose de deux armes géopolitiques : les hydrocarbures et le blé(2)Par arme géopolitique, nous entendons tout “moyen” utilisé (en dehors du matériel et de la stratégie militaire) pour prendre le contrôle de territoires dans le cadre d’une rivalité de pouvoirs. Le “moyen” va atteindre le statut d’arme quand l’un des belligérants peut espérer, par son usage détourné voire inversé, obtenir un avantage décisif dans le conflit (e.g. le blé destiné à nourrir devient un moyen d’affamer ; les hydrocarbures destinés à faire fonctionner les usines deviennent un moyen de les mettre à l’arrêt). Antérieurement au conflit, il y avait donc dépendance des autres belligérants à ce “moyen” devenu arme..
Concernant les hydrocarbures, quelques chiffres permettent de comprendre ce qui se joue alors entre la Russie et l’UE. En 2021, plus de la moitié de l’énergie disponible dans l’UE provient des importations. L’UE importe 83 % de son gaz naturel et la Russie, son premier fournisseur, représente 41 % de ses importations. Si la dépendance extérieure de l’UE est encore plus élevée pour le pétrole brut– elle importe 95 % de sa consommation —, elle est cependant moindre vis-à-vis de la Russie dont elle n’importe « que » 25 % de son pétrole. Enfin, les combustibles fossiles solides sont importés à hauteur de 44 % de Russie, mais pour une dépendance extérieure globale plus modérée puisque « seuls » 37,5 % de la consommation de l’UE est importée(3)Source : Eurostat.. En 2021, la dépendance de l’UE aux hydrocarbures russes est donc élevée et ce constat vaut depuis un grand nombre d’années.
La guerre en Ukraine va alors cristalliser trois défis qui taraudent l’UE : l’indépendance stratégique, l’indépendance énergétique et la capacité à être une force motrice de la transition écologique. Dans un contexte de sanctions internationales contre la Russie, la nécessité de se détourner des hydrocarbures russes répond en outre à la nécessité de ne pas participer au financement de l’effort de guerre russe. Cependant, du fait de leur bouquet énergétique, certains pays (en premier lieu, l’Allemagne, mais aussi la Slovaquie, la Lituanie, la Hongrie, la Lettonie ou encore la Pologne) ont un appareil productif fortement dépendant des importations d’hydrocarbures russes(4)Voir Antonin (2022) pour un état des lieux sur les interdépendances, notamment énergétiques, liant les États de l’UE à la Russie.. Rapidement, il apparaît que le gaz naturel poserait les problèmes de substitution des approvisionnements les plus épineux puisqu’il faut des infrastructures physiques spécifiques (gazoducs) pour le transporter à la différence du gaz liquide naturel (GNL) ou du pétrole qui peuvent être acheminés par bateau. Dès lors, les pays plus au Nord et à l’Est de l’Europe auraient davantage de difficultés à trouver des fournisseurs alternatifs, ne pouvant comme l’Espagne ou l’Italie utiliser les gazoducs les liant, par exemple, avec l’Algérie. Les prix de l’énergie, déjà en hausse depuis plusieurs mois lorsque la Russie envahit l’Ukraine, vont poursuivre leur ascension.
L’autre arme géopolitique de Vladimir Poutine est incontestablement le blé, à tel point que l’on peut se demander si, par calcul, il n’a pas attendu que l’Ukraine devienne un acteur incontournable sur les marchés mondiaux de matières premières agricoles pour envahir le pays. En effet, ce n’est qu’à partir de 2015 que l’Ukraine commence à exporter peu ou prou 20 millions de tonnes de blé chaque année quand elle n’en avait exporté, en moyenne, que 6 millions par an sur la période 2006-2010. Quelques années avant son invasion par la Russie, l’Ukraine était ainsi devenue, selon les années, la cinquième ou sixième puissance exportatrice de blé au niveau mondial tandis que la Russie demeurait à la première place.
Au total, la part cumulée des deux pays dans les exportations mondiales de blé atteint 28 % au début des années 2020 contre 13 % au début des années 2010. Environ la moitié du blé ukrainien et russe est destinée au Moyen-Orient, et à l’Afrique du Nord et subsaharienne, soit autant de pays pour lesquels le blé constitue une part importante de l’apport calorique(5)Source: Food Administration Organization (FAO)..
Il est intéressant de constater une nette sous-représentation des pays importateurs de blé parmi ceux qui votent en faveur de la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies, le 2 mars 2022 exigeant que « la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine » : 45 % d’entre eux (soit 17 sur 38 ) votent « pour » quand, sur l’ensemble des 193 membres des Nations Unies, c’est 73% (soit 141 sur 193) qui adoptent cette résolution. En réalité, un nombre conséquent de pays importateurs de blé russe et/ou ukrainien préfèrent s’abstenir (37 %) ou pratiquent la chaise vide ( 13%) quand 5 % votent « contre ». Si d’autres facteurs jouent dans cette cartographie des votes (on pense notamment à l’accointance des dirigeants avec Poutine), la dépendance aux importations de blé n’est pas un facteur à négliger. Très vite après l’invasion du 24 février 2022, les matières agricoles voient leur prix augmenter, les marchés mondiaux anticipant que l’Ukraine ne soit plus capable de livrer blé, maïs (dont elle est troisième exportateur en 2021) ou encore huile de tournesol (dont elle est le premier exportateur mondial à la même date). Moins d’une semaine après le début de la guerre, le prix du blé enregistre ainsi une hausse de 38 %. Les Nations Unies publient bientôt un rapport mettant en lumière l’accroissement du risque de malnutrition pour 19 millions de personnes, essentiellement dans les pays africains(6)Levasseur Sandrine (2022), L’agriculture ukrainienne sous tension, Sciences Po OFCE Working Paper, n° 10/2022., encadré n°1.. Le souvenir des émeutes de la faim de 2008, qui avaient essaimé dans une trentaine de pays, est encore à l’esprit.
Très vite, après avoir fermement condamné l’invasion, l’UE prend un certain nombre de mesures visant à en limiter les conséquences. C’est surtout dans le domaine énergétique que les prises de décision sont les plus rapides et que les arguments écologiques sont mis en avant pour les justifier, embrassant ainsi la cause du Pacte vert européen. En ce sens, le Pacte vert européen est instrumentalisé : il sert les intérêts économiques de l’UE (« ne pas mettre à mal la croissance en Europe ») et ses intérêts géopolitiques et stratégiques (« garantir la sécurité des approvisionnements énergétiques »). L’UE fait aussi preuve de pragmatisme : elle a permis momentanément la réouverture des centrales à charbon (en Allemagne, en Pologne) de façon à pouvoir « se défaire progressivement de la dépendance aux combustibles fossiles russes » ainsi qu’il avait été convenu lors de la réunion informelle des chefs d’État ou de gouvernement des 10 et 11 mars 2022 à Versailles.
Dans le domaine énergétique, au-delà de la constitution de stocks de gaz et de leur partage équitable, de l’encadrement des prix de l’énergie, la réalisation de l’UE la plus importante est sans conteste le plan REPowerEU présenté par la Commission européenne en mai 2022 qui préconise (i) de poursuivre la diversification des sources et des voies d’approvisionnement énergétique (ii) d’accélérer le déploiement des énergies renouvelables (iii) d’améliorer l’efficacité énergétique et (iv) d’améliorer l’interconnexion des réseaux de gaz et d’électricité européens en investissant dans les infrastructures.
Les interventions menées par l’UE sur le front de l’énergie ont d’ores et déjà produit des résultats significatifs : les importations d’hydrocarbures russes ont été assez rapidement réduites (sans pour autant être totalement éliminée à ce jour, l’horizon ciblé étant 2027), des fournisseurs alternatifs ont été trouvés (les importations de GNL en provenance des USA et du Qatar ont augmenté). Elles ont aussi été globalement favorables à l’écologie : la part des énergies renouvelables dans la production électrique était de 42 % au cours du premier trimestre 2023, contre 38 % un an auparavant, mais elle est encore bien loin des 62 % ciblé par REPowerEU à l’horizon 2030. Des projets d’expansion des capacités d’énergie renouvelables ont cependant été actés (projets éoliens en Mer du nord multipliant les capacités par quatre à l’horizon 2030 pour les porter à 120 gigawatts), montrant là encore la volonté de l’UE de s’inscrire dans le sens du Pacte vert européen. Citons, pour finir, l’interdiction, votée en mars 2023, de toute nouvelle immatriculation de véhicules thermiques dans l’UE à l’horizon 2035 à l’exception, toutefois, de ceux utilisant des biocarburants.
En revanche, dans le domaine agricole, la Guerre en Ukraine affecte substantiellement la mise en place des principes du Pacte vert européen : le calendrier est ralenti, mais surtout les ambitions sont revues à la baisse. Ainsi, dès le 23 mars 2022, l’UE suspend l’obligation de mises en jachère de 4 % des superficies agricoles qui visait à restaurer la biodiversité, arguant du besoin d’ensemencer un maximum de terres agricoles afin de nourrir pas tant les Européens (puisque l’UE est autosuffisante et très largement exportatrice de biens agricoles) que les Africains. Dans les mois qui suivent, le spectre d’un nouvel Holodomor(7)L’Holodomor fait référence à la politique d’extermination par la faim menée par Staline durant les années 1932 et 1933 en Ukraine, alors République socialiste soviétique. On estime que le nombre de morts liés à cette politique se situe entre 2,6 et 5 millions de personnes. est agité, non pas tant à l’égard des Ukrainiens qu’à l’égard, là encore, des populations africaines. En réalité, l’UE se propose de garantir la sécurité alimentaire mondiale. Mais le recul des ambitions en matière agricole a d’autres racines : toutes les études relatives à l’impact du Pacte vert européen ont pour point commun de conclure à une baisse de la production agricole dans l’UE allant, pour certaines, jusqu’à remettre en question sa capacité exportatrice(8)Wesseler Justus , The EU’s farm-to-fork strategy: An assessment from the perspective of agricultural economics, Applied Economics and Perspective, Volume 44, Issue 4 December 2022, pages 1826–1843. ! De fait, un moindre usage de fertilisants et pesticides d’origine chimique, s’il est favorable à la biodiversité, réduit aussi les rendements agricoles. La difficulté des modélisations macro-agronomiques à tenir compte d’autres pratiques agricoles (rotation des cultures, agriculture de pointe …) dessert la cause du Pacte vert européen. Elle est utilisée comme une brèche par les acteurs du secteur agricole qui, même s’ils prennent peu à peu conscience des enjeux environnementaux liés à leur activité, restent assez rétifs aux changements de règles qui pourraient réduire leur production. Le règlement relatif à la restauration de la nature (dite “Loi Biodiversité”), voté in extremis en juillet 2023, tout en ayant été vidé de sa substance par les Parlementaires européens conservateurs du Parti populaire européen (PPE) et d’extrême droite, relève de cet état d’esprit(9)Quelque 140 amendements au projet de loi initial ont été déposés et adoptés. Parmi ceux-ci figurent la suppression des obligations de restauration des écosystèmes agricoles et des tourbières, pourtant l’un et l’autre source de biodiversité et puits de carbone. En outre, les objectifs de restauration de 20 % des terres et des espaces marins abimés à l’horizon 2030, puis de leur totalité d’ici 2050, peuvent être suspendus en cas de “circonstances socio-économiques exceptionnelles” (e.g. augmentation du prix des biens alimentaires de 10 % sur un an, conflit entre les mesures de restauration de la nature et la construction de logements ou le déploiement d’énergies renouvelables)..
La réponse des autorités de l’UE à la guerre en Ukraine, crise géopolitique majeure, mais peut-être précurseur d’autres crises dans un monde de plus en plus polarisé, illustre sa nouvelle stratégie : celle consistant à « sécuriser ». Après l’approvisionnement énergétique de l’UE et l’approvisionnement alimentaire du reste du monde, l’UE entend, au travers de sa politique industrielle verte mise en place au printemps 2023, « sécuriser » l’approvisionnement de l’UE en batteries, lithium et autres matières premières critiques afin de pouvoir produire des véhicules électriques (VE) sans dépendre de la Chine. Mais gageons que si les constructeurs européens de VE ne sont pas prêts suffisamment tôt pour passer au « tout électrique » en 2035, la crise de revoyure de 2026 pourrait conduire soit au report de l’objectif à une date ultérieure, soit à son abandon. Comme la crise financière de 2008, la crise grecque et les crises des dettes souveraines l’ont déjà démontré, dans les décisions de l’UE, l’écologie ne prime jamais sur la géopolitique, ni même sur l’économie. Lorsque l’écologie sert les intérêts de l’une et l’autre, elle a toutes les chances d’être promue, pas dans le cas contraire.
Sandrine Levasseur est économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). L’essentiel de ses travaux porte sur les questions d’intégration en Europe.
Notes[+]
↑1 | Source : Consilium de l’Europe. |
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↑2 | Par arme géopolitique, nous entendons tout “moyen” utilisé (en dehors du matériel et de la stratégie militaire) pour prendre le contrôle de territoires dans le cadre d’une rivalité de pouvoirs. Le “moyen” va atteindre le statut d’arme quand l’un des belligérants peut espérer, par son usage détourné voire inversé, obtenir un avantage décisif dans le conflit (e.g. le blé destiné à nourrir devient un moyen d’affamer ; les hydrocarbures destinés à faire fonctionner les usines deviennent un moyen de les mettre à l’arrêt). Antérieurement au conflit, il y avait donc dépendance des autres belligérants à ce “moyen” devenu arme. |
↑3 | Source : Eurostat. |
↑4 | Voir Antonin (2022) pour un état des lieux sur les interdépendances, notamment énergétiques, liant les États de l’UE à la Russie. |
↑5 | Source: Food Administration Organization (FAO). |
↑6 | Levasseur Sandrine (2022), L’agriculture ukrainienne sous tension, Sciences Po OFCE Working Paper, n° 10/2022., encadré n°1. |
↑7 | L’Holodomor fait référence à la politique d’extermination par la faim menée par Staline durant les années 1932 et 1933 en Ukraine, alors République socialiste soviétique. On estime que le nombre de morts liés à cette politique se situe entre 2,6 et 5 millions de personnes. |
↑8 | Wesseler Justus , The EU’s farm-to-fork strategy: An assessment from the perspective of agricultural economics, Applied Economics and Perspective, Volume 44, Issue 4 December 2022, pages 1826–1843. |
↑9 | Quelque 140 amendements au projet de loi initial ont été déposés et adoptés. Parmi ceux-ci figurent la suppression des obligations de restauration des écosystèmes agricoles et des tourbières, pourtant l’un et l’autre source de biodiversité et puits de carbone. En outre, les objectifs de restauration de 20 % des terres et des espaces marins abimés à l’horizon 2030, puis de leur totalité d’ici 2050, peuvent être suspendus en cas de “circonstances socio-économiques exceptionnelles” (e.g. augmentation du prix des biens alimentaires de 10 % sur un an, conflit entre les mesures de restauration de la nature et la construction de logements ou le déploiement d’énergies renouvelables). |