Trouver une place politique au deuil
31 mai 2024

Modéliser la ville compacte

Photographie aérienne d'un quartier résidentiel à Andresy, Yvelines, France © 2003 -2024 Shutterstock,

CC0 Domaine public, pxhere

Face au réchauffement climatique, le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) a rappelé dans son dernier rapport (1)6ème rapport du GIEC, 2023, §4.5.3 qu’il est impératif de repenser nos systèmes urbains. De nombreux défis s’y jouent, tant en vue de réduire les émissions de gaz à effet de serre que de s’adapter aux dérèglements climatiques. Dans cette perspective, développer des formes urbaines sobres en mobilités « carbonées » réduisant les déplacements énergivores est l’une des pistes les plus prometteuses. Mais force est de constater que cette dimension est quasiment absente de la planification écologique de France Nation Verte qui dissocie largement les objectifs liés aux logements de ceux liés aux mobilités. La seule mesure allant dans ce sens porte sur le développement du télétravail. En réalité, c’est dans la loi « Climat et résilience » du 22 août 2021 et son objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) en 2050 que l’impératif de densifier les villes est clairement annoncé. Il s’agit ici de ne plus artificialiser (à terme et en net) les sols pour qu’ils puissent remplir leurs fonctions de puits de carbone, de réservoir de biodiversité, de dépollution des eaux, etc(2)L’objectif de « ZAN des sols » tend à interdire toute artificialisation nette des sols sur une période donnée. Cela n’implique pas nécessairement l’arrêt total de l’artificialisation de nouveaux espaces. Celle-ci sera conditionnée à une renaturation à proportion égale ­d’espaces artificialisés. Tout ce qui sera « pris » sur la nature devra être « rendu« . En savoir plus. Pour parvenir à cette densification, les pouvoirs publics doivent disposer d’outils adéquats. Ce sont ces instruments qu’une équipe de chercheurs de l’Observatoire français des conjonctures économiques s’emploient à développer.

Entretien avec Xavier Timbeau et Maxime Parodi, chercheurs à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), qui pilotent cette initiative.

Densifier les villes est-il politiquement acceptable lorsque l’on sait qu’un grand nombre de Français aspirent à vivre dans un pavillon entouré d’un jardin(3)Le pavillon, une passion française, Hervé Marchal, Jean-Marc Stébé, PUF, 2023 ?

À l’évidence, c’est un sujet inflammable. Plusieurs ministres du logement — dont Emmanuelle Wargon (2020-2022) et Patrice Vergriete (2023-2024) — se sont risqués à remettre en cause le modèle du pavillon avec jardin, créant à chaque fois la polémique. Gabriel Attal l’a bien compris lorsqu’il déclare « vouloir continuer à permettre à tous les Français qui le veulent de s’offrir leur propre maison ».

Pour autant, ce rêve pavillonnaire est en partie illusoire. Tout projet immobilier est un arbitrage entre diverses attentes. Un pavillon, oui, mais s’il est loin de tout (travail, commerces, services publics, transports en commun), l’adhésion s’émousse(4)Xavier Bonnet, Préférences des ménages en matière de logement: résultats d’une enquête par expérience de choix, CGDD, n°80, mars 2013. et Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé, Le désenchantement pavillonnaire, Sociologies, 2017.

La ville du quart d’heure – Paris et petite couronne, APUR. Cliquez sur l’image pour plus d’infos.

Il suffit d’examiner les prix immobiliers pour comprendre que les Français préfèreraient résider dans des zones urbaines relativement denses plutôt que de se retrouver dans des zones périurbaines. Le défi de la densification ne consiste donc pas à priver les Français de leur « rêve » pavillonnaire, mais de leur proposer mieux en développant une offre urbaine diversifiée et raisonnablement dense. Au « rêve pavillonnaire », on peut opposer l’utopie de la ville du quart d’heure, qui souligne les mérites du collectif « ville ».

Cette réorientation du développement urbain n’est-elle pas utopique alors que l’étalement urbain se heurte à la difficulté de trouver du foncier constructible près des centres urbains ?

C’est certainement difficile sans une volonté politique durable en ce sens, mais c’est un enjeu social essentiel pour que chacun puisse accéder à la ville (le droit à la ville qu’évoquait déjà Henri Lefebvre en 1968 dans son livre éponyme(5)Lefebvre Henri, Le droit à la ville, Economica, 3ème édition, 2009). C’est pourquoi il est important d’éclairer les pouvoirs publics sur les ressources foncières dont ils pourraient disposer et sur le potentiel que revêt chaque terrain constructible. C’est dans cette perspective que nous avons développé le modèle MEAPS(6)Trois documents de travail explorant le modèle MEAPSsont sur le site preview.meaps.fr.. Il s’agit de modéliser sur une zone géographique la forme urbaine à une maille fine (des carreaux de 200 mètres de côté, possiblement des parcelles) et de prédire les comportements de mobilité des résidents.

Pour ce faire, MEAPS mobilise plusieurs bases de données, à la fois pour situer les résidents et les emplois, pour calculer les temps de trajets selon les différents modes de transports et selon leurs caractéristiques et pour prédire les comportements de mobilité de diverses catégories de population en fonction de leur situation géographique. Le modèle calcule les probabilités des déplacements de chacun des résidents, en tenant compte de la distance domicile-travail et de la répartition de l’emploi sur le territoire. On en déduit la dispersion des trajets domicile-travail en intégrant le fait que les résidents sont en concurrence sur les emplois du territoire. À partir de là, il est possible d’en déduire l’empreinte carbone des résidents, en moyenne, au sein d’un carreau.

Vous avez appliqué votre modèle MEAPS à quelques villes (La Rochelle) et métropoles (Aix-Marseille). Qu’en ressort-il ?

La première leçon est qu’il est important d’étudier la forme urbaine à une maille fine sur une zone en oubliant des frontières administratives. Cela permet aux élus et aux citoyens des différentes municipalités d’objectiver les forces et les faiblesses de leur bassin de vie.

Le graphique ci-dessous montre les résultats auxquels on aboutit en appliquant notre méthode sur le cas de La Rochelle. Dans chaque carreau est indiqué le nombre de kilomètres parcourus en voiture par un travailleur qui fait des allers-retours pour ses déplacements professionnels au cours d’une année. Comme on peut le constater, les résidents en zone dense vont, en moyenne, travailler beaucoup moins loin et prendre beaucoup moins la voiture que les résidents en périphérie et en zone rurale. Ces derniers effectuent en moyenne 4 fois plus de kilomètres en voiture pour aller travailler que les premiers;Il y a derrière ce constat une très forte dimension sociale. Les inégalités sociospatiales recoupent assez largement les questions de dépendance à la voiture et de cout de l’essence, comme on avait pu le voir notamment au moment du mouvement des Gilets Jaunes en 2018.
C’est ce que montre le deuxième graphique qui rend visibles les liens entre le nombre de kilomètres parcourus en voiture pour motif professionnel, le niveau de vie moyen dans un carreau, la densité urbaine et le prix de l’immobilier.

Lien entre kilomètres parcourus et revenu, La Rochelle

Comme attendu, les plus pauvres habitent en périphérie lointaine des pôles urbains denses ; ils se retrouvent ainsi dans des zones peu attractives, où les prix immobiliers sont bas tandis que la dépendance à la voiture est forte.

Comment envisager des scénarios alternatifs ?

Notre modèle MEAPS permet justement de tester différents scénarios de densification, des modifications des réseaux de transports ou encore des changements de comportements de mobilité. Nous avons par exemple testé un grand nombre de scénarios de densification pour revisiter une controverse en économie urbaine concernant le lien entre densité et mobilité. Certaines études conduisent à douter de ce lien, qui a pourtant le statut d’évidence dans d’autres travaux. Cette controverse résulte de difficultés méthodologiques qui tiennent au fait de chercher des liens statistiques sur des données non spatialisées. Pour cette raison, il y a des débats sans fin sur la bonne manière de définir la densité d’une forme urbaine et de la résumer en un seul chiffre.

Mais le fond de la controverse est que ce qui importe, ce n’est pas de densifier, mais de savoir où densifier. C’est ce que montre le graphique ci-dessous.

Chacun des cercles représente un scénario d’afflux de population dans une commune donnée (ou un IRIS(7)Un Îlot Regroupé pour Information Statistique est un découpage des communes en quartier lorsque celles-ci ont une population supérieure à 5 000 habitants.). La position du cercle nous informe sur le lien entre le bilan kilométrique et la densité ressentie (c’est-à-dire la densité moyenne autour d’un résident).

On observe tout d’abord que le bilan kilométrique moyen peut s’améliorer ou se dégrader selon que le choc démographique se produit dans telle ou telle commune. Sans surprise, un afflux de nouveaux résidents dans une commune rurale éloignée de l’emploi engendre beaucoup de trajets en voiture, plus que la moyenne régionale. Et, inversement, en zone urbaine dense, les nouveaux résidents seront plus sobres en déplacements carbonés que la moyenne.

On constate également que la densification n’est pas ressentie de la même manière dans chacun des scénarios. Un apport de population en zone rurale peut même diminuer la densité ressentie puisqu’un peu plus d’individus se retrouvent avec peu de voisins. Le graphique oppose ainsi des communes où la densité ressentie est peu impactée, mais où les nouveaux résidents seront gourmands en déplacements carbonés à des communes déjà denses où les nouveaux arrivants augmentent plus encore la densité ressentie, mais auront des comportements sobres.

Mais, surtout, il émerge un troisième groupe de communes, où la densité ressentie n’augmente pas ou très faiblement tout en améliorant le bilan kilométrique. Il s’agit grosso modo de la première couronne des centres urbains et c’est dans cette zone qu’il va être le plus intéressant de densifier en s’efforçant de produire une nouvelle offre de logements diversifiés pour répondre à une large palette de désirs. C’est dans ces zones que les urbanistes pourront proposer mieux que le « rêve pavillonnaire ».

En savoir plus  : Présentation du projet MEAPS

Notes

Notes
1 6ème rapport du GIEC, 2023, §4.5.3
2 L’objectif de « ZAN des sols » tend à interdire toute artificialisation nette des sols sur une période donnée. Cela n’implique pas nécessairement l’arrêt total de l’artificialisation de nouveaux espaces. Celle-ci sera conditionnée à une renaturation à proportion égale ­d’espaces artificialisés. Tout ce qui sera « pris » sur la nature devra être « rendu« . En savoir plus
3 Le pavillon, une passion française, Hervé Marchal, Jean-Marc Stébé, PUF, 2023
4 Xavier Bonnet, Préférences des ménages en matière de logement: résultats d’une enquête par expérience de choix, CGDD, n°80, mars 2013. et Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé, Le désenchantement pavillonnaire, Sociologies, 2017.
5 Lefebvre Henri, Le droit à la ville, Economica, 3ème édition, 2009
6 Trois documents de travail explorant le modèle MEAPSsont sur le site preview.meaps.fr.
7 Un Îlot Regroupé pour Information Statistique est un découpage des communes en quartier lorsque celles-ci ont une population supérieure à 5 000 habitants.