Introduits en France il y a près de 25 ans, les médicaments génériques suscitent toujours doutes et interrogations. Pour les uns, ils auraient permis de freiner la hausse des dépenses de médicaments sans sacrifier la santé des patients ; pour les autres ils signeraient l’avènement d’une médecine à deux vitesses.
Etienne Nouguez, sociologue de la santé au Centre de Sociologie des Organisations, s’est penché sur ces questions et vient de publier un ouvrage (Des médicaments à tout prix. Sociologie des génériques en France, Presses de Sciences Po) sur les transformations profondes dont les génériques ont été porteurs pour notre système de santé.
L’introduction des médicaments génériques en France au milieu des années 1990 est le fruit d’une volonté de l’État de créer ce marché pour introduire la concurrence par les prix dans notre système de santé où l’ensemble des acteurs – industriels, médecins, pharmaciens, patients – s’intéressaient uniquement aux qualités des médicaments. Il s’agissait également de trouver un moyen de compenser les prix élevés désormais accordés par l’État aux médicaments innovants.
Cette politique s’est construite autour de trois « piliers ». Le premier porte sur la définition légale des génériques qui a instauré trois critères pour garantir la “similarité d’essence” entre le médicament original (princeps) et ses génériques : même principe actif ; même forme galénique ; même diffusion dans le corps. Cette définition a permis de neutraliser les différences de qualité, sécurité et efficacité entre médicaments pour amener les industriels, les médecins et les patients à se concentrer sur les prix.
Le deuxième pilier est la fixation des prix des médicaments originaux et génériques qui relève en France d’un Comité interministériel : le Comité Économique des Produits de Santé (CEPS). Il s’est attaché tout au long des années 2000 à baisser les prix des médicaments génériques (qui représentaient 80 % des prix des princeps en 1994 et 40 % aujourd’hui) et des médicaments originaux (- 20 % à l’arrivée des premiers génériques). Ces baisses de prix ont ainsi permis à l’Assurance Maladie de réaliser chaque année plusieurs milliards d’euros d’économie sur le remboursement des médicaments existants, économies qui lui ont permis de financer des nouveaux médicaments à fort apport thérapeutique.
Enfin, le troisième pilier concerne les professionnels de santé et les patients. Alors qu’au milieu des années 1990, ni les médecins, ni les pharmaciens, ni les patients n’avaient de réel intérêt économique à privilégier les médicaments les moins onéreux, les pouvoirs publics ont développé des mesures pour motiver ces trois acteurs à s’y intéresser. En instaurant le droit de substitution pour les pharmaciens en 1999, l’État leur a confié la lourde tâche d’opérer le passage des médicaments originaux prescrits par les médecins aux médicaments génériques, en échange de marges financières préférentielles. De son côté, la Caisse Nationale d’Assurance Maladie (CNAM) a progressivement mis en place au milieu des années 2000 des « contrats d’objectifs » à destination des médecins et des pharmaciens conditionnant le versement d’une prime à la réalisation d’objectifs de prescription ou de substitution. Mais si les pharmaciens ont atteint ces objectifs, les médecins, notamment spécialistes, ont été plus réticents à intégrer des considérations financières à leurs activités de prescription. Enfin, le gouvernement et la CNAM ont cherché à inciter les patients à privilégier les médicaments génériques, en s’appuyant sur l’influence des prescripteurs et des campagnes de promotion. Ils ont cherché aussi à faire “mesurer” aux patients le prix de leurs choix, soit en leur faisant payer l’écart de prix entre génériques et princeps (Tarifs Forfaitaires de Responsabilité), soit en conditionnant la réalisation du Tiers Payant (avance des frais par le pharmacien) à l’acceptation des génériques.
Au final, la politique des génériques a constitué un véritable laboratoire pour les pouvoirs publics qui ont pu expérimenter l’idée d’une maîtrise médicalisée des dépenses de médicaments par laquelle la recherche du moindre coût n’affecterait pas négativement la santé des patients.
Les médicaments génériques en France ont en partie redistribué les cartes entre les acteurs du système de santé. Alors que les médecins avaient un contrôle quasi-exclusif sur les prescriptions de médicaments, le droit de substitution les a contraints à partager leur pouvoir avec les pharmaciens et, dans une moindre mesure, avec les patients. Les pharmaciens ont ainsi noué des alliances avec les laboratoires de génériques et les pouvoirs publics, et sont devenus des acteurs à part entière de la prescription. Forts de leur succès dans le développement des médicaments génériques, les pharmaciens ont capitalisé sur leur réussite pour signer une première Convention avec l’Assurance Maladie en 2007. Ils ont négocié de nouveaux droits (comme la possibilité de renouveler certains traitements sans ordonnance, de réaliser des entretiens pharmaceutiques avec les patients ou de vacciner en officine) et de nouvelles formes de rémunération (rémunération sur objectifs de santé publique ; honoraires liés à l’acte de dispensation pharmaceutique).
Dans le même temps, les médicaments génériques ont porté au grand jour les failles de notre système de santé reposant sur une alliance problématique entre une prise en charge collective des dépenses de santé (par l’Assurance Maladie) censée garantir l’accès égal de tous aux soins et une médecine libérale conduisant dans les faits à des variations de traitement selon le milieu social des patients et le mode d’exercice des médecins. L’ouvrage montre ainsi que les génériques se sont principalement diffusés dans les régions rurales et ouvrières, où les inégalités de revenus entre les patients et la concurrence entre les offreurs de soins (médecins spécialistes, généralistes et pharmaciens) étaient faibles. Quant aux génériques, ils ont pénétré avec difficulté les grandes métropoles : des patients étaient prêts à payer plus cher pour obtenir ce qu’ils jugeaient “être” le meilleur soin ; y consultaient des médecins, notamment spécialistes, mettant en avant le luxe de leur médecine pour capter ou conserver ces patients et justifier leurs dépassements d’honoraires.
L’arrivée des génériques a aussi mis en lumière la singularité du rapport des Français aux médicaments et à la médecine. Loin de se réduire à un arbitrage entre qualité et prix, la substitution d’un générique à un princeps engage plus généralement une conception de ce que sont une bonne médecine, un bon système de santé et une bonne politique de santé. La concurrence entre médicaments originaux et médicaments génériques a ainsi opposé deux systèmes de valeurs symétriques.
Les partisans des médicaments génériques ont promu une équivalence généralisée entre génériques et princeps, entre industriels américains, français et indiens, entre médecins et pharmaciens, et entre patients souffrant de troubles sévères ou bénins, patients pauvres ou aisés ; seuls les prix devraient faire la différence et aucun acteur ne choisirait de payer plus pour le même bien. A contrario, les adversaires des médicaments génériques ont défendu l’ancienne hiérarchie statutaire selon laquelle on ne saurait donner la même valeur aux médicaments originaux et génériques, aux laboratoires innovants et copieurs, aux prescriptions des médecins spécialistes, des médecins généralistes et des pharmaciens, aux patients atteints de maladies graves ou bénignes, ou à ceux qui contribuent aux régimes généraux et privés d’assurance maladie et ceux qui bénéficient de la solidarité collective. Dans ce système hiérarchique généralisé, les médicaments génériques incarneraient une médecine à destination « des pauvres » qui ne peuvent pas accéder au « vrai médicament » prescrit par le « vrai médecin » et produit par le « vrai laboratoire ».
En 25 ans, les médicaments génériques sont progressivement entrés dans le quotidien des Français. Ils représentent aujourd’hui plus de 35 % (en volume) de l’ensemble des médicaments remboursés par l’Assurance Maladie (50 % si on ajoute les spécialités à base de paracétamol qui n’ont pas été inscrites au Répertoire des génériques pour des considérations de politique industrielle), alors qu’ils comptaient pour moins de 2 % au milieu des années 1990. Les controverses qui ont émaillé leur développement tout au long des années 2000 et 2010 semblent avoir perdu de leur vigueur. Pour autant, la France accuse toujours un “retard” sur l’Allemagne, le Royaume Uni ou les États-Unis où ces copies représentent plus de 80 % (en volume) du marché. Si les controverses se sont apaisées, elles peuvent se ranimer à tout moment, tant les génériques bousculent les valeurs et les règles qui ont structuré notre système de santé pendant 40 ans. Ils sont aujourd’hui à l’image de ce système de santé si singulier.
Étienne Nouguez est chargé de Recherche CNRS au Centre de Sociologie des Organisations (Sciences Po - CNRS). Ses travaux portent sur les “marchés de la santé” et plus précisément sur les marchés des médicaments, des drogues et des aliments porteurs d’allégations de santé.