Dans le cadre d’un projet de recherche financé par l’Union européenne, Guido Panvini, post-doctorant au Centre d’histoire de Sciences Po, entreprend d’examiner l’influence que le Mouvement des jeunes ouvriers chrétiens a eu sur la vie politique européenne dans les années soixante et soixante-dix. À travers cette étude, il souhaite apprécier le rôle des associations catholiques dans les conflits sociaux, et la fonction alors exercée par la religion en Europe comme source de renforcement démocratique. Enfin, en portant une attention particulière à l’Italie, la France et l’Espagne, il aborde ces questions dans une perspective transnationale, jusqu’à présent peu pratiquée, mais qui se montre ici riche d’enseignements.
Au cours de cette période, le processus d’industrialisation (différent dans les trois pays), la consommation de masse, les migrations internes (et l’immigration externe dans le cas français) liées au développement économique, créent des défis sans précédents. En découlent des conflits sociaux radicaux, particulièrement féroces dans les usines et qui ont des répercussions politiques immédiates.
En Espagne, la protestation ouvrière affaiblit le régime franquiste. En Italie, ces luttes mettent à rude épreuve les projets réformistes des gouvernements de centre-gauche. En France, le renouveau des tensions sociales marque la naissance de la Ve République, déjà épuisée par la tragédie algérienne.
Dans ces trois pays, où la majorité des citoyens est alors catholique, les tensions religieuses déclenchées par le Concile Vatican II accentuent le mécontentement. Dans le même temps, elles expriment la demande d’un bouleversement radical de la structure politique et sociale dont les associations d’ouvriers chrétiens sont les principaux représentants.
Trois histoires différentes, et pourtant entrelacées, qui confirment le rôle de l’Europe méditerranéenne comme laboratoire politique des conflits et transformations ayant caractérisé le monde occidental dans les années soixante et soixante-dix.
Pour autant, si l’étude concomitante des histoires françaises, italiennes et espagnoles apporte un éclairage essentiel, l’analyse de la position de la France en tant que pont entre l’Europe centrale et septentrionale et l’Europe méridionale est d’un apport particulier. Elle permet notamment de comprendre les similitudes et les différences entre d’autres nations européennes, telles que la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne de l’Ouest, où les mondes catholique et protestant se font face.
Dans cette perspective, le Mouvement des jeunes ouvriers chrétiens apparaît comme un cas d’étude éminemment intéressant, tant pour sa dimension transnationale que pour le rôle qu’il a joué à l’échelle européenne en tant qu’atelier de construction d’une jeunesse radicalisée.
En France, la défaite de l’Union de la gauche aux élections législatives marque le début d’une période de refondation idéologique. En Espagne, l’entrée en vigueur d’une nouvelle Constitution confirme l’émergence d’une transition vers un régime plus démocratique. En Italie, l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades rouges interrompt un long cycle de luttes sociales, tandis que la coopération entre démocrates-chrétiens et parti communiste échoue. Par ailleurs, les luttes de la classe ouvrière, tout en perdurant dans les trois pays, semblent dépassées par les transformations sociales : avancée des classes moyennes et rétrécissement de la classe ouvrière, causé par l’automatisation de la production industrielle.
Dans le passé, l’Église catholique avait encouragé la formation de groupes d’ouvriers chrétiens. Il s’agissait alors de freiner les processus de déchristianisation et l’influence du marxisme parmi les ouvriers. Elle avait aussi observé avec méfiance l’autonomie et le radicalisme exprimés par ces mouvements. La tentative la plus contrecarrée (et finalement déjouée) de travail missionnaire au sein de la classe ouvrière avait été celle des prêtres ouvriers, en particulier en France et en Belgique, où les prêtres avaient expérimenté un modèle différent d’apostolat parmi les ouvriers et partagé leurs difficultés et leurs luttes. Avec le Concile Vatican II cette expérience est remise à l’ordre du jour. Vatican II montre aussi que les questions théologiques rencontrent de plus en plus les demandes politiques et sociales.
C’est ainsi que la nécessité d’avoir une coordination internationale pour ces expériences de lutte sociale est née. En effet, une plus grande justice sociale ne pouvait être réalisée que par de nouvelles formes de participation politique qui dépasseraient les frontières nationales. La structure même de l’Église catholique a stimulé ce processus, encourageant la communication, l’échange d’informations et la coordination entre les différentes réalités locales.
Au cours de ces années d’intense mobilisation collective, de nombreux chrétiens ont cru que le moment était venu de repenser ce qu’ils croyaient être une longue histoire de compromis entre l’Église et le capitalisme.
De ce point de vue, les protestations de 1968 furent un élément crucial qui accéléra la crise du catholicisme post-Vatican II et la transformation de la sensibilité religieuse, désormais imprégnée de dimensions politiques.
La recherche de Guido Panvini vise ainsi à apporter une contribution à l’étude des processus de laïcisation et de dé-laïcisation qui ont affecté l’Europe ces trente dernières années. Il s’agit notamment de tempérer la vision traditionnelle selon laquelle la dé-laïcisation entamée dans les années soixante-dix était inexorable et conduirait inévitablement à la disparition de la religion. Posture étrange lorsque l’on sait que le Concile Vatican II a fait du lien entre foi et société contemporaine un enjeu fondamental.
Il s’agit enfin de comprendre si la radicalisation du conflit social portée par les associations d’ouvriers chrétiens n’était pas, dans le fond, l’expression d’une identité religieuse renouvelée.
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*Ce projet « The Young Christian Workers Movement and the radicalization of Social Conflict in Mediterranean Europe: France, Italy and Spain (1963-1978) », financé par le programme européen “Marie Skłodowska-Curie Individual Fellowships”, est réalisé sous la direction de Gerd-Rainer Horn, Professeur d’histoire politique, chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po.