Agnès van Zanten, directrice de recherche au CNRS est membre de l’Observatoire Sociologique du Changement et enseignante à Sciences Po. Elle co-dirige avec Denis Fougère l’axe « Politiques éducatives » du LIEPP et dirige la collection « Éducation et société » aux Presses universitaires de France. Sociologue de l’éducation, elle s’intéresse particulièrement aux inégalités d’éducation et à la formation des élites. Elle a mené plusieurs grandes enquêtes en privilégiant une démarche à dominante qualitative enrichie de méthodes et d'outils lui permettant d'explorer en détail ses objets d'étude.
Si la question de l’orientation vers l’enseignement supérieur constitue un moment privilégié pour étudier les inégalités sociales, encore faut-il comprendre les conditions dans lesquelles les jeunes sont aujourd’hui amenés à exprimer leurs choix. Agnès van Zanten met en place un dispositif complexe de longue durée prenant en compte toutes les facettes de leur démarche.
Les inégalités dans les choix d’études supérieures sont un des premiers objets en France autour desquels se sont développés des théories sociologiques concurrentes. Pour expliquer ces inégalités, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans Les Héritiers (1964) insistaient sur l’adéquation entre les attentes des institutions d’enseignement et les habitus – c’est à dire le capital culturel incorporé grâce notamment à leur socialisation familiale – des étudiants des classes supérieures. Dans L’Inégalité des chances (1973), le sociologue Raymond Boudon en revanche faisait appel à un modèle de calcul rationnel en soulignant les modalités diverses que ce calcul pouvait prendre en fonction des ressources économiques et culturelles des individus (Boudon, 1973). Des travaux postérieurs ont permis d’enrichir ces théories par une prise en compte plus fine et actualisée des pratiques des jeunes et des groupes sociaux ainsi que de l’organisation de l’enseignement secondaire et supérieur.
On trouve encore cependant très peu de travaux dans notre pays sur l’influence des contextes dans lesquels les jeunes utilisent les dispositifs d’information, de conseil et d’appariement pour choisir leurs études supérieures. La perspective de recherche adoptée ici part du principe que chaque décision est soumise à diverses influences, qui modifient les aspirations, la perception de l’offre et les arbitrages entre différentes options. Financé par le LIEPP et associant un groupe important de jeunes chercheurs, d’ingénieurs du médialab et des étudiants du Master de sociologie de Sciences Po, cette recherche comprend plusieurs volets thématiques et méthodologiques très complémentaires étalés dans le temps. Elle repose sur une démarche ethnographique incluant des observations, des entretiens, des analyses de textes et d’échanges, une analyse de la navigation sur le web et plusieurs enquêtes par questionnaire.
Le premier volet de l’étude porte sur plusieurs dimensions institutionnelles autour des politiques et des dispositifs étatiques encadrant l’accès à l’enseignement supérieur. On s’intéresse aux évolutions du discours institutionnel, notamment aux tensions entre une approche dirigiste et une approche libérale, mais aussi à la délicate coordination entre les nombreuses organisations concernées par l’accès au supérieur. Une attention particulière est portée sur les dispositifs étatiques de régulation, notamment la plateforme « Admission Post-Bac », désormais renommée « Parcoursup ». Par le biais d’une analyse minutieuse de cet outil et de ses évolutions, ainsi que des entretiens avec ses concepteurs, des responsables d’institutions d’enseignement et des étudiants, on explicite les choix politiques qui ont été faits et les techniques qui sont déployées. Sont également mis en lumière les réappropriations dont il a pu faire l’objet.
Un autre volet de l’étude s’intéresse à la façon dont les établissements d’enseignement supérieur infléchissent les choix des futurs étudiants. Une enquête au cœur des « journées portes ouvertes » a permis de mettre en lumière différentes modalités de captation des futurs usagers. Les institutions d’enseignement supérieur y font appel à des éléments objectifs, des arguments rationnels, mais aussi à des impressions ou des émotions pour provoquer un processus d’identification. On constate que les établissements de statut élevé combinent auprès des visiteurs une communication sur des indicateurs chiffrés et des échanges personnalisés, alors que ceux dotés d’un faible prestige insistent sur la notion d’« accueil ». L’« ambiance » est quant à elle au centre du discours des établissements de statut intermédiaire.
Une autre enquête, plus ambitieuse sur le plan ethnographique est fondée sur une étude approfondie menée pendant deux ans dans quatre lycées d’Ile-de-France. Elle a déjà permis de mettre en lumière deux modalités puissantes de « canalisation institutionnelle » des projets d’études supérieures des lycéens et de reproduction des inégalités au sein de ces établissements. La première est la réduction de l’univers des possibles par la focalisation – dans les discours et les activités – sur certaines voies d’études, perçues comme étant le débouché « naturel » des élèves du lycée. La deuxième concerne la qualité du service d’orientation proposé aux élèves : alors que dans les deux lycées accueillant une majorité de bons élèves issus des classes supérieures et moyennes, on observe un haut degré d’organisation, d’anticipation et de personnalisation de l’orientation, dans les deux plus défavorisés les informations et conseils sont moins cohérents et plus génériques. Ils sont en plus donnés tardivement et au coup par coup. Les derniers résultats en cours d’analyse montrent que Parcoursup n’a pour le moment pas beaucoup changé les habitudes des lycées.
Les recherches prennent aussi en compte l’importance croissante de la prescription marchande qui se présente de plus en plus comme une alternative à la prescription institutionnelle. Pour appréhender cet objet en constante évolution, on étudie deux types d’outils de communication. Le premier, ce sont les salons consacrés à l’enseignement supérieur. Le fonctionnement d’une vingtaine d’entre eux en Ile-de-France est examiné. L’analyse des matériaux recueillis permet de montrer que les professionnels en charge de ces salons ainsi que les représentants des établissements qui y participent présentent une vision des études supérieures valorisant l’ouverture et la flexibilité des parcours aussi bien que les dimensions les plus gratifiantes de l’expérience étudiante tout en canalisant fortement les choix des jeunes vers l’enseignement supérieur privé.
L’examen en cours des questionnaires remplis par les visiteurs montre par ailleurs des différences importantes dans les profils, les attentes et les pratiques selon qu’il s’agisse de jeunes accompagnés de leurs professeurs – ces derniers déléguant à ce dispositif un travail d’orientation conçu comme le simple recueil d’informations – ou de jeunes qui viennent en groupe et dans une optique plus ludique que studieuse. S’y ajoutent les jeunes qui viennent avec leurs parents et les parents seuls à l’affût d’éléments précis leur permettant de trancher entre différentes options.
Le second outil de communication étudié est le web. Un volet de l’étude, s’intéresse à la façon dont les jeunes s’orientent sur internet en visitant des sites de nature très diverse proposant des informations, des conseils et des outils d’appariement très variés. Un dispositif innovant a été imaginé avec le médialab. Il permet de recueillir puis d’analyser les traces de navigation. Pour mieux saisir les pratiques des jeunes, on collecte leurs parcours de sites en sites et de pages en pages lors d’un exercice sur ordinateur. Il est prévu qu’y participent les élèves de terminale de sept lycées. Ils remplissent au préalable un court questionnaire permettant de mieux saisir leurs attentes et leurs projets. Parallèlement, en fonction de notre connaissance de l’offre d’orientation vers l’enseignement supérieur sur le web, et de l’analyse des démarches des premiers lycéens interrogés, une analyse systématique de certains sites internet est menée, avec pour visée de mieux caractériser à la fois leur offre d’information et de conseils et leurs stratégies de communication vis-à-vis des jeunes.
Ces travaux aboutiront à une meilleure compréhension des processus qui, au sein des familles ou des établissements scolaires ou du fait du recours à des dispositifs marchands comme les salons, entretiennent, creusent ou éventuellement réduisent les inégalités entre élèves concernant leurs choix d’orientation dans l’enseignement supérieur.