par Giacomo Parrinello
Assistant Professor au Centre d’histoire
La géographie des failles tectoniques expose certaines régions du monde aux tremblements de terre et au volcanisme. Ces phénomènes naturels participent à l’histoire de ces territoires, mais leur influence est sous-estimée.
Situés à la rencontre des deux grandes plaques tectoniques d’Eurasie et d’Afrique, la Sicile et ses archipels sont le théâtre de phénomènes éruptifs aussi fréquents que spectaculaires, comme ceux du Stromboli et de l’Etna, ainsi que de forts séismes, nombre d’entre eux étant particulièrement destructeurs. Le 20e siècle a connu deux cas majeurs : le tremblement de terre de Messine en 1908 et celui de la vallée de la rivière Belice en 1968.
Messine, qui était à l’époque une ville portuaire de taille moyenne, fut surprise par le tremblement de terre du 28 décembre 1908 aux petites heures du matin. Plus de 80% des bâtiments de la ville s’écroulèrent, provoquant la mort d’au moins 30 000 personnes. Dans la vallée du Belice, une région agricole de la Sicile peuplée de villages et de bourgades éparses, une série de secousses mineures le 14 janvier 1968 mit la population en état d’alerte, sauvant ainsi le plus grand nombre de personne de la secousse majeure du lendemain. Les destructions, en revanche, furent tout aussi intenses : plus de 14 villages furent largement détruits et plus de 100 000 individus se retrouvèrent sans abris.
Ces tremblements de terre furent suivis par des reconstructions transformatrices, qui reconfigurèrent les structures urbaines et les territoires en profondeur. Messine fut reconstruite suivant les modèles de modernisation urbaine et d’assainissement de l’époque. Basses maisons espacées, boulevards droits et des infrastructures modernes surgirent sur les ruines de 1908, en donnant forme à une ville qui ne ressemblait guère à celle qui avait été détruite par le séisme. Dans le Belice, les 14 villages les plus frappés furent reconstruits selon des plans modernistes et, dans quelques cas sur des sites situés loin des lieux d’implantation précédents. Ces deux reconstructions sont exemplaires de deux moments du développement urbain italien et européen contemporain : le renouvellement des anciennes villes entre le dix-neuvième et le vingtième siècle et l’aménagement du territoire dans les décennies qui suivirent la Deuxième guerre mondiale. Toutefois, ils sont aussi des cas exceptionnels, car l’échelle et l’ambition du renouveau de ces territoires n’a guère d’équivalent. Dans quelle mesure les tremblements de terre ont influencé la transformation de ces deux territoires ?
Cette question a animé mon ouvrage Fault Lines. Earthquakes and Urbanism in Modern Italy (2015, Berghahn Books). Pour y répondre, il ne pouvait pas s’agir uniquement d’analyser ce qui s’était passé après les séismes. Tout semble nouveau dans l’après catastrophe, mais ce n’est pas toujours le cas. Il a donc fallu adopter d’emblée une posture analytique aussi simple qu’exigeante : analyser aussi bien l’avant séisme que l’après, et cela sur plusieurs décennies. Quelles transformations s’étaient produites avant le séisme ? Quelles trajectoires peut-on identifier ? En répondant à ces questions, il devient possible de comparer les trajectoires d’avant avec les transformations d’après et mieux comprendre l’influence du séisme en la distinguant d’autres facteurs.
Les nouveautés, bien sûr, ne manquent pas. Il s’agit après tout d’environnements urbains qui surgissent des ruines. Mais l’influence des séismes se joue aussi dans d’autres dimensions, moins apparentes. L’introduction de normes anti-sismiques à Messine en est un exemple. La ville était connue comme étant à risque sismique de longue date et plusieurs séismes de moindre gravité que celui de 1908 s’étaient produits pendant les trois décennies précédentes. Pour autant, aucun de ces séismes n’amenèrent à remettre en question une politique de croissance urbaine dérèglementée ni à revenir sur l’absence de normes de construction adéquates. Au lendemain de 1908, au contraire, ces considération devinrent des éléments centraux de tout projet de reconstruction. De nouvelles normes d’urbanisme et d’ingénierie anti-sismiques imposèrent une densité urbaine moindre qu’auparavant avec une conséquence notable : l’impressionnante expansion horizontale de la ville sur les terrains agricoles environnants.
Si cela montre comment le séisme a pu changer les manières de concevoir et de comprendre la réalité ainsi que les cadres réglementaires de l’urbanisme, l’analyse de l’avant séisme peut amener à questionner d’autres apparentes nouveautés. C’est notamment le cas des modèles et des objectifs des reconstructions de Messine et de la vallée du Belice où l’influence des séismes peut se mesurer sur une durée plus longue et prendre en compte toutes les dimensions liées à la reconstruction.
À Messine, plusieurs éléments du plan de reconstruction étaient déjà présents dans les débats et plans de renouvellement urbain d’avant 1908 : l’espacement des édifices, le recouvrement des rivières urbaines, l’assainissement du port, la construction d’un nouvel aqueduc et d’un nouveau réseau d’égouts. Dans la vallée du Belice, si la relocalisation des villes n’avait jamais été discutée avant le séisme de 1968, le grand plan d’aménagement du territoire qui accompagna la relocalisation avait été longuement débattu à partir des années 1950, voire dans les années 1930. Bien que dans les deux cas ces modèles de reconstructions et ces objectifs furent présentés comme nouveaux, l’étude des trajectoires d’avant séisme permet donc d’identifier plutôt des continuités.
Par ailleurs, avant le séisme Messine était une ville maritime et marchande, axée sur le port. En 1908, en réponse au choc causé par le séisme, l’État décida de financer largement la reconstruction. Ce choix – nouveau pour l’époque – entraîna une profonde transformation de l’économie urbaine. Soutenue par un flux continu d’argent public, l’industrie du bâtiment devint le centre de la plupart des initiatives entrepreneuriales et l’un des employeurs principaux. L’investissement public joua aussi un rôle crucial dans la transformation de la vallée du Belice. De plus en plus marginalisée dans les plans d’investissement de l’avant séisme, la vallée se retrouva investie par des flux inattendus d’argent public. Si une partie de cet argent finança des opérations peu claires, une autre partie, redistribuée sous forme de remboursements aux victimes du tremblement de terre, fut utilisée pour subventionner une conversion importante de l’usage du sol agricole. La vallée, autrefois connue pour ses latifundia de blé et de froment, est aujourd’hui verdoyante d’oliviers et de vignobles qui forment le cœur d’une économie agricole renouvelée.
On voit ainsi que l’influence des tremblements de terre, loin d’être donnée, est un objet d’analyse historique à part entière. Elle peut s’exercer sur plusieurs niveaux et échelles, de manière parfois directe parfois indirecte. Un constat qui n’émerge clairement qu’en replaçant les événements dans la durée et en analysant les trajectoires d’avant et d’après séisme. Ce faisant, non seulement l’étude de l’influence des tremblements de terre sur la société, la politique, l’économie et le territoire peut être établie sur des bases plus solides, mais elle peut aussi contribuer à mieux nous faire entendre la voix des forces et des processus terrestres dans le monde social et politique.
À l’heure du changement climatique et de l’Anthropocène, c’est une écoute vitale.
Chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po, Giacomo Parrinello étudie et enseigne l’histoire environnementale des sociétés urbaines industrielles aux 19e et 20e siècles. Il s'intéresse aux interactions entre systèmes naturels et processus sociaux, aux techniques et aux savoirs qui les façonnent, ainsi qu’aux politiques qui émergent au carrefour de changements environnementaux et sociaux.