Lorsque l’on se prépare à devenir juriste, il convient de choisir assez rapidement la branche dans laquelle l’on veut se spécialiser : droit privé ou public. Une fois ce choix fait, les occasions de connaître la branche non choisie s’amenuisent. Une distanciation dommageable selon Christophe Jamin et Fabrice Melleray, professeurs permanents à l’École de droit de Sciences Po. C’est ce qu’ils démontrent dans leur dernier ouvrage, récompensé par le Prix du livre juridique 2018, Droit civil et droit administratif. Dialogue(s) sur un modèle doctrinal (Dalloz, avril 2018). Présentation.
Votre ouvrage vise à démontrer que les spécialistes du droit civil (branche principale du droit privé) – et ceux du droit administratif (branche principale du droit public), se connaissent mal alors qu’ils ont beaucoup à partager.
Christophe Jamin : Oui, nous sommes convaincus qu’ils ne sont pas si différents et qu’ils partagent plus qu’ils ne le croient et cela depuis longtemps. C’est d’ailleurs le thème central du livre, dont le sous-titre – Dialogue(s) sur un modèle doctrinal – évoque un seul modèle intellectuel. C’est cette hypothèse qui a servi de trame à nos échanges. Ce modèle, nous le qualifions de doctrinal dans la mesure où il est fondé sur le primat de la technique juridique, ce qui implique en particulier une certaine forme d’exclusion du politique et des sciences sociales du discours juridique.
Vous avez choisi un échange épistolaire pour élaborer et transmettre vos réflexions. C’est un véritable OVNI dans la littérature juridique !
C.J : Oui, c’est inhabituel et cela a été une véritable expérience littéraire et intellectuelle. C’est un format qui nous a rendu beaucoup plus libres que si nous avions écrit un essai ou un manuel.Pensant plus spécialement aux étudiants, mais aussi à un public qui n’est pas rompu aux questions juridiques, nous avons tenté de restituer de la manière la plus vivante possible la teneur des débats et des controverses juridiques sans nous en tenir à leurs seuls aspects techniques. De fait, nous sommes convaincus que le droit constitue une autre manière de parler de politique, avec des arguments et des modes de raisonnement qui n’appartiennent qu’aux juristes et qui sont parfois difficiles d’accès.
Ce n’est qu’à la fin du 19e siècle que l’enseignement du droit public se fait une place dans les facultés de droit, jusqu’alors dominées par le droit privé. Intrusion peu appréciée par les civilistes. Quels étaient les enjeux ?
Fabrice Melleray : Les civilistes sont effectivement en position quasi hégémonique jusqu’à la fin du 19e siècle. Le développement du droit public (en grande partie administratif), qui n’est pas sans lien avec l’idéologie républicaine, a suscité l’inquiétude des civilistes. Les plus éclairés de ces derniers sont conscients des attraits de la jurisprudence du Conseil d’État, base du droit administratif, par rapport au Code civil qui était vieillissant. Et cet attrait s’exerce tout d’abord auprès des étudiants…Mais la plupart des civilistes tentent de garantir leur prééminence et le caractère matriciel du droit civil. Mais pour cela il leur faut en rénover les méthodes. De leur côté, les publicistes défendent la spécificité de leur discipline, son originalité et son autonomie par rapport au droit privé.
En droit civil la référence centrale a longtemps été le Code civil élaboré sous Napoléon, soit une production datée, un peu figée, tandis que le droit administratif est créé “au fil de l’eau » par le Conseil d’État. Qu’est ce que cela implique pour ces deux matières ?
C.J. : L’un des enjeux des premières années du 20e siècle consiste pour les civilistes à sortir d’un univers intellectuel façonné par le Code civil. C’est le moment, spécialement durant l’entre-deux-guerres, où droit civil ne se confond plus tout à fait avec le Code civil. Ils soutiennent en outre que sa lecture, qu’ils considèrent étroitement exégétique constitue un carcan qui ne permet plus de répondre aux exigences d’une société qui a beaucoup changé depuis 1804. Parce qu’elle répond aux questions concrètes que pose cette société, la jurisprudence prend ainsi une importance croissante à leurs yeux, ce qui les rapproche d’un certain point de vue des publicistes. Cependant la Cour de cassation (qui statue sur le droit civil) ne jouant pas un rôle aussi hégémonique que le Conseil d’État (qui statue sur le droit administratif), l’importance prise par la jurisprudence n’éloigne pas les civilistes de leur attrait pour le code civil.
La différence entre ces deux branches du droit ne tient-elle pas aussi au fait que leurs spécialistes diffèrent par leur formation ?
F.M : Il n’y a aucune différence fondamentale de formation entre les spécialistes universitaires de droit privé et de droit public, même si leur spécialisation intervient beaucoup trop tôt et est encouragée par une conception beaucoup trop technicienne de l’enseignement du droit.
La grande originalité du droit public, et plus précisément du droit administratif, tient à l’existence d’une doctrine organique qui occupe le premier rôle. Autrement dit, ce sont des membres du Conseil d’État qui commentent et systématisent leur propre jurisprudence. Et, contrairement à leurs homologues de la Cour de cassation, les membres du Conseil d’État n’ont, sauf rares exceptions, pas été formés dans les Facultés de droit.
Et pour ce qui est de leurs rapports au pouvoir ?
F.M : Bien évidemment, le rapport au pouvoir des membres du Conseil d’État ne peut qu’être différent de celui des universitaires. Et les rapports au pouvoir sont aussi différents entre juges administratifs et universitaires publicistes d’une part, juges judiciaires et universitaires privatistes d’autre part.
Vous montrez aussi que ces deux branches du droit sont affectées par des courants similaires tout au long du 20e siècle.
F.M : Il nous a semblé, même si toute périodisation comporte évidemment un caractère artificiel, que l’on pouvait identifier dans les deux branches du droit trois temps distincts. Le premier, de la fin du 19e siècle aux années 1930, est celui de la construction du modèle doctrinal. Le deuxième, qui s’étend probablement jusqu’aux années 1970, est celui du déploiement de ce modèle, marqué par quelques crises , en particulier le débat passionné sur l’emprise progressive du droit public dans les domaines jusqu’alors réservés au droit privé. A cette époque, de nombreux privatistes ont émis des craintes relatives au développement de l’interventionnisme public en matière économique. Enfin, nous identifions un troisième temps, actuellement observable, qui est celui de la possible remise en cause du modèle. Les évolutions des sources et des orientations générales du droit français – qu’on songe en particulier à la place qu’occupe désormais le droit européen et à la place croissante prise par les droits fondamentaux – ont inévitablement éprouvé ce modèle et touchent dans des proportions largement comparables droit civil et droit administratif. Le modèle doctrinal faisait ressembler le droit à un système qui tend aujourd’hui à le faire ressembler à un kaléidoscope !
Dans votre ouvrage, on trouve bien plus que du droit. Vous faites référence à la politique, à la sociologie et c’est un récit historique fouillé… Est-ce que cela reflète une des ambitions majeures de l’École de droit qui est de lier plus étroitement le droit avec les autres sciences sociales.
F.M : Oui, une des ambitions de l’École de droit est de ne pas se satisfaire d’une approche trop dogmatique qui a notamment abouti à une forme d’isolement des juristes et à leur éviction des débats intellectuels. Le juriste ne peut pas être qu’un virtuose de la technique qui ne s’adresserait qu’à ses pairs. Prendre du recul par rapport à ce qui ressemble fort à une manière française de faire du droit, comme l’avons fait dans ce livre, participe de cette tentative de dépassement.
Christophe Jamin, professeur des universités, directeur de l'École de droit de Sciences Po conduit ses recherches autour du droit économique, des obligations et des contrats. Il étudie aussi l’histoire de la pensée juridique. Fabrice Melleray, professeur des universités à l’École de droit de Sciences Po est spécialiste du droit administratif et de ses multiples branches : droit des contrats, des biens et des contentieux ; droit de la fonction publique et des services publics.