Alors que l’histoire de l’eugénisme a initialement privilégié ses applications totalitaires et criminelles, émerge depuis les années 2000 une interrogation nouvelle. En quoi cette idéologie scientiste et inégalitaire a-t-elle marqué les sociétés démocratiques et inspiré les politiques de santé mais aussi d’éducation, d’orientation professionnelle, de façonnement des populations ?
C’est à ces questions que vise à répondre l’ouvrage de Paul-André Rosental, Destins de l’eugénisme (Seuil, 2016) qui part d’un cas micro-historique, la cité-jardin Ungemach à Strasbourg, se présentant à partir des années 1920, comme un « laboratoire humain » destiné à « accélérer l’évolution de l’espèce humaine ».
Cette cité offre en effet à des couples sélectionnés sur une base « eugénésique » des conditions de logement exceptionnelles en contrepartie d’un engagement de procréation. Les couples qui tardent à mettre au monde des enfants, ou qui dépassent l’âge de fécondité, voient leur bail dénoncé…
L’intérêt de l’expérience pour la compréhension de l’histoire politique de la France est sa longévité et son statut. À partir de 1950, la cité Ungemach est administrée directement par la municipalité. Ses dispositions restent en place jusque dans les années 1980. Comment une telle entreprise a-t-elle pu perdurer quarante ans après 1945, dans une France républicaine, avec le soutien des autorités politiques, administratives, judiciaires et savantes ? C’est ce que retrace avec précision Paul André Rosental.
Il date tout d’abord l’apparition en France d’un “modèle sélectionniste” durant la Première Guerre mondiale. Après la dénatalité, l’hécatombe : la France sort de la guerre avec l’idée de suppléer l’insuffisance du nombre des hommes par leur affectation optimale. Les sciences appliquées de la sélection codifient alors les qualités physiologiques, psychologiques et intellectuelles de chacun-e, pour orienter les flux scolaires, affecter la main d’œuvre et favoriser les « souches saines et fécondes », c’est-à-dire les couples jugés les plus aptes à la mise au monde d’une descendance de qualité. Dans les années 1930 et sous Vichy se formalise ce projet lorsque l’eugénisme « réformé », d’inspiration américaine, vient nourrir en France un projet d’« amélioration de la population ».
Mais la convergence la plus étroite entre l’expérience Ungemach et les politiques publiques nationales se situe après la Seconde Guerre mondiale, où le modèle eugéniste continue d’opérer à plein. A la Libération, la création de la Sécurité sociale et la démocratisation scolaire sont interprétées pour partie en termes d’amélioration de la population par les hauts fonctionnaires. Jacques Doublet directeur de la Sécurité sociale, consacre même, en 1952, un long article à affirmer qu’il n’est de politiques sociales qu’eugénistes.
Ce modèle est victime de son succès. Éclaté entre plusieurs ministères, il se dilue dans les années 1960. À partir des années 1980, la remise en cause de l’eugénisme comme une idéologie unilatéralement dangereuse achève de brouiller les pistes : en France comme dans le reste du monde, sa critique se porte sur son association avec la sociobiologie. Ce faisant, elle oublie que depuis son origine, l’eugénisme constituait au moins autant une théorie morale qu’une théorie biologique. Il est ainsi venu nourrir la psychologie du développement personnel, élément-clé de la culture profane d’aujourd’hui.
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Crédits image de la page d’accueil – A New Head-Measurer by A.J.N. Tremearne, Domaine public.