par l’équipe du médialab
Créé en 2009, sur l’initiative du philosophe et sociologue Bruno Latour, le médialab de Sciences Po s’est tout d’abord saisit du numérique comme un dispositif pour renouveler et enrichir les recherches. Il a ainsi développé et partagé des méthodes et outils de recherche innovants. Ces instruments, en offrant des modes de représentation et de visualisation originales, en permettant de produire de nouveaux indicateurs objectivant de nombreux phénomènes sociaux et offrant la possibilité d’aller à la rencontre des utilisateurs, se montrent particulièrement fertiles dans l’étude du champ politique.
L’accessibilité des données du web a d’abord ouvert la voie à un nombre important d’études cherchant à capturer sur le web les informations politiques issues des médias ou des acteurs politiques. S’appuyant sur des extractions de sites web ou de suivi des publications sur les réseaux sociaux (la plupart du temps sur Twitter), ces recherches ont pour ambition de cartographier l’espace politico-médiatique. Initié par la carte bipolaire de l’espace politique américain (Lada Adamic et Nathalie Glance (2005), de nombreux travaux sont venus enrichir la compréhension de la structuration des espaces publics (Benkler et al., 2018), de la mise sur agenda de certaines thématiques (Gaumont et al. 2018) ou du rôle des réseaux sociaux dans la structuration de certains mouvements (Froio, 2017).
Ces nouvelles méthodologies présentent des limites, notamment parce qu’elles n’ont accès qu’à très peu d’informations sur les individus et ne peuvent prétendre à la représentativité (Kotras, 2018), mais elles apportent un nouveau type de connaissance qui est désormais très utile à l’analyse de la formation de l’agenda public, des mobilisations et au développement de nouveaux outils de représentation. Après s’être beaucoup développé autour de l’analyse de réseaux (notamment de liens hypertextes, de citationou d’affiliation), c’est désormais du côté de l’analyse automatique des textes que se développent de nouvelles méthodes, comme l’expérimentent Danescu-Niculescu-Mizil et al. (2012) lorsqu’ils infèrent des relations de pouvoirs entre locuteurs dans des conversations en ligne.
Les méthodes numériques peuvent aussi être exploitées pour produire de nouveaux types d’indicateurs objectivant certains phénomènes politiques. Elles permettent par exemple d’étudier la solidité des coalitions partisanes dans les cosignatures législatives au parlement (Briatte, 2016), de produire des métriques de positionnement sur une échelle droite-gauche (Barbera, 2015) ou de représenter l’agenda médiatique et réaliser des comparaisons internationales (Baumgartner, Breunig & Grossmann, 2019). Des instruments statistiques originaux ont ainsi pu être développés à partir de données numériques, comme par exemple une échelle de positionnement idéologique à partir des abonnements sur Facebook ou sur Twitter (Ecormier-Nocca, Louis-Sidois, 2017). C’est aussi avec des méthodes numériques permettant d’analyser dans le projet OTMedia de l’Ina l’intégralité du contenu produit en ligne par les médias d’information en France sur l’année 2013 que Julia Cagé et ses co-auteurs (2017) ont pu montrer que 64% du contenu publié en ligne correspond à du copier/coller pur et simple.
La visualisation interactive de données ouvre aussi de nouvelles opportunités pour instrumenter les équipes de recherche traitant des corpus de données complexes (Latour 2012). Au médialab nous utilisons le terme “datascape” pour définir cette nouvelle approche qui consiste à concevoir corpus et instrument d’exploration visuelle d’un seul tenant (Girard 2017). Cette méthode imbrique les constructions d’un corpus et d’une application web permettant d’explorer sous différents niveaux d’agrégation et de filtrage de gros volumes de données.
C’est notamment ce qui a été développé dans le projet « La Fabrique de la Loi » qui permet d’explorer la chaîne de transformation de 97% des plus de 1000 textes de lois adoptés depuis 2008 par les parlementaires français.
On peut y retracer et visualiser au travers des amendements et des débats le cheminement législatif tout au fil de la procédure parlementaire, depuis le dépôt jusqu’à la promulgation en passant par les multiples examens à l’Assemblée nationale, au Sénat ou en commission mixte paritaire. Ce datascape permet d’observer la complexité de la procédure, dépliant étape par étape chaque loi en autant de débats, propositions et ajustements qui la constituent. Son intérêt ne repose pas sur les algorithmes, mais bien dans l’hybridation qu’il propose entre techniques quantitatives (système de base de données, agrégation, filtrage, etc.) et expériences qualitatives (préparation des données, exploration et interprétation des formes, etc.) fournissant un instrument de lecture et de réflexivité sur un corpus (Chateauraynaud et Chavalarias, 2018).
Mais les outils numériques offrent aussi des manières originales d’interroger les formes politiques de nos sociétés en allant à la rencontre des publics. Elles sont un instrument fréquemment mobilisé dans les enquêtes par questionnaire, les tests utilisés en psychologie ou en sciences cognitives et elles peuvent accompagner des panels pour un suivi régulier et original. Avec le dispositif l’étude longitudinale par internet pour les sciences sociales – ELLIPS (CDSP, DIME-SHS), les répondants sont équipés d’une tablette qui leur permet de répondre en contexte à différentes sollicitations des enquêteurs.
La rencontre des publics peut aussi se faire en petit format tout en mobilisant une enquête numérique. C’est par exemple l’approche mise en place par les expériences du design participatif au médialab. Ces expériences consistent à explorer des enjeux techniques et politiques controversés en recueillant leurs traces, leurs descriptions et leurs histoires dans les mondes en ligne, pour les amener dans un espace où ils peuvent être interrogés (Ricci, 2019). En transformant des données et des visualisations numériques en objet tangibles, un public réuni lors d’ateliers est invité à une série d’exercices spéculatifs. Dans le projet NATURPRADI (Ricci et al., 2017), un ensemble de visualisations, produites grâce à la collecte de plus d’un an de tweets sur la nature urbaine à Paris, ont été soumises à des chercheurs, experts et citoyens. Il leur a été demandé de lire, d’annoter, de mettre en évidence et de modifier des visualisations. Ils ont produit de nouveaux récits composés avec des objets moins visibles ou réduits au silence par les représentations fournies avec les méthodes numériques. Autre exemple, l’exposition Cozy/Flat est née d’une extraction de toutes les annonces AirBnB à Milan permettant de récupérer les photos d’appartements et extraire de manière algorithmique les objets qu’elles contiennent. Agencement cartographique et sériel d’une multiplicité de photos de locations, le dispositif permet de rendre visible et d’interroger les effets d’homogénéisation culturelle des dynamiques de gentrification favorisées par la plateforme. Exposition, débat public ou ateliers, ces expérimentations permettent de connecter les capacités de représentation du numérique avec la forme très réflexive des échanges en coprésence.
Par exemple, les outils d’exploitation de données ont été utilisés pour développer le site Ricardo qui permet de naviguer dans une base de données sur le commerce mondial depuis le début du XIXe siècle.
Loin de se limiter à son rôle de boîte à outils avancés, le médialab anime des réflexions sur les usages scientifiques du numérique au travers son séminaire de recherche ou de publications telles que l’Enquête sur les modes d’existence dont l’apport aux concepts et aux pratiques des humanités numériques a été majeur ou encore Ce que le big data fait à l’analyse sociologique des textes.
À ces travaux, il faut ajouter que le numérique est au cœur de dispositifs d’archivages, qu’il s’agisse de sondages, d’enquêtes qualitatives ou de documents numérisés. C’est par exemple le cas de ce qui est réalisé par le Centre de données socio-politiques (CDSP) et le Centre de recherches politiques (CEVIPOF) à l’occasion d’élections.
Aujourd’hui, toutes les unités de recherche de Sciences Po intègrent le numérique à leurs recherches ; un mouvement accéléré grâce au recrutement régulier de chercheur.e.s mobilisé.e.s par les questions liées au numérique.
À ce collectif, il faut ajouter les ingénieur.e.s de recherche ainsi les doctorant.e.s qui explorent des sujets aussi divers que l’intelligence artificielle, les impacts du numériques sur les villes et sur les industries, les normales sociales ou encore la surveillance.
Visant à intensifier les échanges au sein de cette communauté, le médialab et le Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP), soutenus par la direction scientifique ont créé tout récemment le séminaire Transitions numériques (TransNum).
Autre élément témoignant du volontarisme de Sciences Po pour encourager cette croissance : les financements internes accordés à des projets de recherche numériques et le soutien pour l’obtention de financements externes, publics et privés.
Consulter la liste des chercheur.es., ingénieur.e.s, post-docs et doctorant.e.s impliqué.e.s dans les recherches numériques à Sciences Po et quelques projets
Bibliographie
Le numérique comme outil de recherche
Références complémentaires