Depuis plusieurs décennies, la France soutient activement les emplois de services à la personne, au point que ce secteur compte 1,2 million de salariés aujourd’hui. Pourtant, derrière ce succès apparent, cette stratégie ne crée qu’un faible nombre d’emplois en comparaison de son coût public. Elle contribuerait aussi à une polarisation de notre société, avec de « nouveaux pauvres » au service de “nouveaux riches ». Nathalie Morel, co-auteure du livre « Le retour des domestiques » (éd. Seuil) et chercheuse au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques et au Centre d’études européennes et de politiques comparées, détaille les raisons de cette montée des inégalités et envisage des politiques plus justes.
Les trois dernières décennies ont été marquées par une remontée des inégalités dans les pays occidentaux. Cette polarisation des situations sociales s’est manifestée sur le marché du travail par une disparition des emplois intermédiaires, au profit des emplois les plus qualifiés et les moins qualifiés. Cela s’accompagne par une recrudescence de l’emploi « domestique », alors qu’il avait fortement décru en Europe au cours du 20e siècle. Certes, ces « emplois domestiques » – terme par lequel nous désignons des emplois à domicile auprès de particuliers – diffèrent, dans leur forme, du passé. Le domestique vivant au domicile de ses maîtres a été remplacé par le, – ou plutôt la -, salariée, intervenant dans différents domiciles pour accomplir des tâches de ménage, de repassage, de garde d’enfant ou d’accompagnement des personnes âgées. Mais la dimension subalterne de ces emplois « au service de » demeure par la sous-valorisation qui caractérise nombre de ces emplois et la relation interpersonnelle – et fortement asymétrique – qui s’y noue. Ce retour de l’emploi domestique est notamment encouragé par des politiques publiques mises en œuvre dans différents pays européens, et tout particulièrement en France.
En France, une politique publique est mise en œuvre depuis le début des années 1990 pour promouvoir ce que l’on nomme maintenant les “services à la personne”. Aujourd’hui, ce sont 1,23 million de salariés (hors assistantes maternelles) qui exercent ces activités, soit environ 5,5 % de l’emploi salarié total. Ces emplois, notamment ceux d’employés de maison et d’auxiliaires de vie qui représentent la majeure partie des salariés de ce secteur, sont par ailleurs parmi les plus dégradés sur le marché du travail en termes de qualité de l’emploi : revenus faibles, temps partiels courts, pénibilité du travail et protection sociale limitée.
Cette politique publique menée par la France prend notamment la forme d’incitations fiscales. Celles-ci permettent aux ménages achetant ces services de bénéficier d’un crédit d’impôt de 50% du montant des dépenses engagées, jusqu’à un plafond de 12 000 euros par an (15 000 euros pour les ménages avec jeune enfant ou personne âgée à charge). Ces incitations sont promues avec le double objectif de développer l’emploi peu qualifié dans les services, – dont la croissance est censée compenser le déclin de l’emploi industriel -, et de répondre à de nouveaux besoins sociaux, tels que la prise en charge de la dépendance et la garde d’enfant. L’objectif de notre ouvrage est d’évaluer l’impact de ces politiques à la fois au regard des objectifs qui lui ont été assignés et au regard des nouvelles inégalités que ces politiques structurent.
Nous montrons que cette politique échoue sur ses deux versants : le nombre d’emplois créés attribuables au crédit d’impôt est faible, pour un coût public par emploi équivalent temps plein créé très largement supérieur à ce que serait le coût d’un financement direct de ces nouveaux emplois. En outre, du fait de la faible structuration du secteur où prédomine l’emploi de gré à gré, et de temps partiels faibles assortis à de très faibles salaires, ces emplois constituent une trappe à précarité. Cette politique est également caractérisée par un profil fortement anti-redistributif : ce sont essentiellement les ménages les plus aisés qui achètent des services et qui bénéficient de ce dispositif fiscal. Ceci renforce les inégalités d’accès aux services répondant à des besoins sociaux.
Cette stratégie économique fonde la croissance en emploi sur les inégalités sociales et sur le développement d’un « précariat féminin subventionné ». Concernant le marché du travail, l’effet de ces politiques va dans le sens d’un affaiblissement de la réglementation et d’un approfondissement de la dualisation : on assiste au développement sous patronage de l’État d’un vaste secteur d’emplois dégradés avec protection sociale réduite. Ceci n’est pas la conséquence d’une réalité technologique implacable et d’une faiblesse intrinsèque de la productivité de ces services. C’est un choix de dualisation de la société, qui bénéficie doublement aux plus qualifiés : par une croissance des inégalités de rémunération et par des prix réduits par les salaires bas, les faibles protections sociales et les subventions fiscales.
Oui, elles concernent aussi la couverture des besoins sociaux : la France fait le choix d’une privatisation du « soin » avec des effets inégalitaires de plus en plus marqués. En effet, avec l’évolution démographique une partie de ces services est consacrée à l’accompagnement des personnes âgées dépendantes. Or, ces soins se développent principalement dans le secteur privé (associatif ou à but lucratif), avec des inégalités territoriales et économiques importantes. Ceci n’est pas le fait d’une incapacité des politiques publiques à contrer cette tendance du marché à s’étendre sur le secteur sanitaire. C’est la volonté des politiques publiques de développer un secteur privé pour répondre à ces besoins, du moins pour la partie de la population la plus aisée. Les inégalités en termes de garde des enfants en bas-âge et le développement de modes de garde privés plutôt que collectifs, témoignent également de cette volonté.
Enfin, elles concernent aussi les modes de vie puisque cette politique contribue à la polarisation entre ménages, avec la possibilité pour les plus aisés d’acheter à bas coût un supplément de temps libre en déléguant les tâches domestiques à des femmes précarisées. Ainsi, si pour l’essentiel les « domestiques » vivant chez leur maître ont cédé la place aux « services à la personne » avec des salariées qui interviennent au domicile de plusieurs clients, la politique de soutien aux services à la personne n’en marque pas moins un retour de la domesticité.
D’autres pays en Europe soutiennent également les services domestiques mais c’est en France que ce soutien est le plus massif. La Belgique a développé un système de “titres-service” subventionnés permettant d’acheter des services domestiques mais il faut pour cela faire appel à un organisme agréé (l’emploi direct n’est pas possible) et cela ne concerne que des services de ménage ; les services de soin (dépendance, garde d’enfant) ne sont pas concernés par ce dispositif. La Suède a introduit un dispositif très similaire à la France en 2007, soit un crédit d’impôt équivalent à 50% de la somme engagée jusqu’à un plafond de 5 000 euros par personne (soit 10 000 euros pour un couple). Là encore, pour bénéficier de ce crédit d’impôt les ménages doivent passer par une entreprise. Le dispositif s’est avéré tout aussi anti-redistributif qu’en France, et le plafond a été depuis divisé par deux. De manière générale, les différents dispositifs que l’on trouve en Europe tendent aux mêmes résultats : des emplois dégradés au bénéfice des ménages les plus aisés.
Les dépenses socio-fiscales en faveur des services à la personne représentent un coût important pour les finances publiques (6,6 milliards d’euros) et s’avèrent peu efficaces comme le montre notre ouvrage. Cette politique est pourtant peu remise en cause. La principale justification reste qu’il n’existerait pas de solution alternative pour trouver des emplois aux moins qualifiés. Pour autant, nous arguons que d’autres alternatives sont envisageables, sans destruction d’emploi. Étant donné les diagnostics que nous avons établis, nous mettons en exergue l’opportunité de :
1. séparer la politique de réponse à des besoins sociaux (garde d’enfants et aides aux publics fragiles) d’une part et la politique de l’emploi visant les autres services (dits ‘de confort’ comme le ménage, le repassage) d’autre part ;
2. pour les services de confort, baisser substantiellement le plafond annuel de dépenses éligibles ;
3. répondre aux besoins sociaux croissants par le financement direct des services (assorti d’un contrôle de qualité), voire de la provision publique des services, en utilisant notamment le basculement des économies réalisées par l’abaissement du plafond des dépenses éligibles. Il ne s’agit pas là de trois propositions de réformes indépendantes mais d’une modification unique et cohérente.
* Nathalie Morel, assistant professor en science politique, chercheuse au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po (CEE) et au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques de Sciences Po (LIEPP) où elle codirige de l’axe “Politiques socio-fiscales”. Ses travaux portent notamment sur les politiques de prise en charge des jeunes enfants et des personnes dépendantes (care), sur les politiques d’investissement social, et sur les politiques de soutien aux emplois domestiques. * Clément Carbonnier est codirecteur de l’axe “Politiques socio-fiscales” du LIEPP. Maître de conférences en économie à l’université de Cergy-Pontoise, chercheur au THEMA, conseiller scientifique au CAE. Il travaille sur l’impact de la fiscalité sur les comportements des agents économiques.