Tout projet a besoin de financement. Que l’on parle de l’État, des entreprises ou des ménages, leur financement peut se faire par fonds propres ou par l’emprunt. Si autrefois les emprunts étaient dans les mains de créanciers privés ou de grandes banques ; ce sont aujourd’hui les marchés financiers qui en assurent une grande partie. Réunissant une multitude d’acteurs dans un système mondial connecté, les marchés financiers sont devenus le système nerveux de nos économies. Comme un réseau d’information sur la viabilité des projets, il transmet des données d’un bout de la planète à l’autre, sans se soucier de l’impact des flux financiers sur la vie quotidienne. De surcroît, le système peut se gripper, devenir sujet à des comportements irrationnels et de spéculation, tout en apportant des profits considérables aux acteurs au cœur du secteur financier.
Aux yeux du public, la finance a ainsi une image peu flatteuse, révélée au grand jour par la crise financière de 2008. En s’appuyant sur cette image, François Hollande déclare en campagne présidentielle dans son discours du Bourget le 22 janvier 2012 que son « véritable adversaire, […] c’est le monde de la finance ». Le secteur financier échappe-t-il au contrôle politique ? Que savons-nous sur les ressorts et l’équilibre de pouvoir entre industrie financière et politique ? Dix ans après les crises financière de 2008 et de la dette souveraine de la zone euro de 2010, comment évaluer la gouvernance du secteur financier et ses impacts sur nos sociétés ?
Avec un regard comparatif et de longue durée, les contributions de ce numéro mettent en lumière les tensions entre finance mondialisée, politique et sociétés. Depuis la fin du régime de Bretton Woods et ses barrières aux flux des capitaux, cette tension est un défi particulier pour nos démocraties contemporaines, les demandes des électorats pouvant être en conflit avec les préférences des marchés dont les acteurs publics et privés ont besoin. En même temps, la règlementation évolue dans une tentative de mieux maîtriser la finance et de lui imposer des objectifs sociétaux. Une analyse de cette évolution permet de montrer que la politique n’a pas laissé toute la place aux logiques du marché, mais essaye de l’encadrer de manière parfois très interventionniste, parfois très indécise. De cette ambiguïté découle une place plus importante de la finance dans nos vies, avec une volatilité accrue des flux de capitaux et un impact notable sur la distribution des richesses.
Dans un aperçu historique, Nicolas Delalande montre que le financement public a été un défi démocratique depuis des siècles. Dans les années suivant la 2nde guerre mondiale, le » capitalisme encadré », marqué par les contrôles des capitaux, constitue une exception notable. Depuis les années 1970 la financiarisation de l’économie et des sociétés amplifie les tensions entre impératifs des marchés et demandes des citoyens.
Pour autant, comme le démontrent Pamfili Antipa et Quoc-Anh Do, dans leur article, Légiférer pour s’enrichir, les institutions démocratiques ne sont pas nécessairement garantes de l’intérêt public. C’est ce que laisse entrevoir leur analyse de la mise en place de la politique monétaire en Grande-Bretagne au début du 19e siècle. A l’issue d’une recherche approfondie, ils y montrent que des intérêts privés ont considérablement biaisé la décision politique.
La politique joue aussi un rôle crucial lors des moments historiques de basculement vers le marché. En constituant une histoire orale de la crise de la dette souveraine qui a frappé l’Amérique Latine dans les années 1980, Jérôme Sgard rompt avec les analyses qui mettent en avant le rôle des marchés dans sa résolution. Il souligne l’émergence inédite de coordination multilatérale à travers le Fonds monétaire international et le rôle prépondérant des États dans l’organisation des initiatives privées des banques.
Il n’en reste pas moins que l’équilibre entre impératifs politiques et logique de marché est délicat à trouver. La politique répondant à des objectifs nationaux, tandis que la réglementation des marchés nécessite une coordination à des échelles plus grandes, le cadre réglementaire peut être long et laborieux à faire émerger. C’est l’histoire que raconte Pierre François dans son article sur la réglementation du marché des assureurs au niveau européen. En analysant l’harmonisation de la notion du risque par la directive européenne « Solvabilité 2 », il montre que l’encadrement des activités assurantielles nécessite de nombreuses exceptions dans chaque État, contrariant son ambition initiale d’intégrer le marché européen.
Le financement par les marchés entraîne de nombreuses contraintes, que ça soit pour les entreprises ou pour les ménages. Pour les entreprises cotées en bourses, le formalisme de leurs rapports d’activités et de leur communication financière a été l’objet de nombreuses études. Dans un article consacré à la finance entrepreneuriale, Martin Guiraudeau montre que cette formalisation est un enjeu même pour les jeunes entreprises qui doivent convaincre des investisseurs spécialisés dans les projets à haut risque. Il serait donc erroné de croire que les jeunes entrepreneurs séduisent les investisseurs à travers des relations interpersonnelles, comme il est souvent avancé.
Au sein des ménages, la vie quotidienne n’a pas été épargnée par la financiarisation. Jeanne Lazarus analyse comment l’État tente de faire face à l’exposition des citoyens aux marchés financiers, leur volatilité et risques économiques. Dans son article traitant des politiques publiques face à la financiarisation de la vie quotidienne, Jeanne Lazarus montre que le gouvernement français met en place des instruments de protection publique et collective. Il y va non seulement de la réglementation des activités bancaires et financières, mais aussi de la formation financière des citoyens, les préparant à la participation au marché.
Enfin, l’impact de la finance sur l’évolution des inégalités socio-économiques est au cœur de l’indignation publique. Dans son article, Moins de finance, moins d’inégalités ? Dix ans après la crise, Olivier Godechot se penche sur des données récentes pour apprécier si la contribution du secteur financier à l’augmentation des inégalités reste aussi importante que dans les années pré-crise. En effet, on pourrait s’attendre à ce qu’aujourd’hui, mieux encadré, le secteur financier ait moins d’impact sur les inégalités. Ce qui ressort de ces recherches est que l’évolution diverge significativement d’un pays à l’autre. Alors que la croissance conjointe de la finance et des inégalités se tasse ou s’inverse au Canada, en Suède ou en Allemagne, elle reste importante ailleurs. Comme démontré pour le secteur de l’assurance, l’intervention politique reste visiblement marquée par les contextes nationaux, alors même que la finance est un secteur des plus mondialisés.
Par ces contributions, l’enjeu majeur que constitue la régulation du système financier se dessine dans sa complexité. Pourvoyeur de capitaux indispensables, il génère des défis sociaux et politiques importants auxquels les États doivent faire face. Tâche ardue, car si les États restent des acteurs cruciaux du pilotage de la finance, leur contrôle est fragmenté et certaines activités échappent à leurs autorités. Pour nos sociétés, l’augmentation du poids de la finance dans la vie quotidienne reste ainsi une des transformations majeures des temps modernes.
Cornelia Woll, Sciences Po/CEE, MaxPo et LIEPP