par Jean-Noël Jouzel, CSO*
Chargé de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations (CSO), Jean-Noël Jouzel consacre ses recherches aux controverses liées aux enjeux de santé. Il s’intéresse aux pesticides et à la reconnaissance de leurs effets sur la santé des agriculteurs et de leurs riverains. Il publie Pesticides. Comment ignorer ce que l’on sait (Presses de Sciences po, 2019). Présentation.
Cinq années après le classement par le Centre international de recherche sur le cancer du glyphosate comme cancérogène probable, les controverses autour de cette substance sont toujours vives.
Les données scientifiques, limitées mais consistantes, mettent en évidence les effets cancérogènes du glyphosate sur la santé des agriculteurs qui épandent les produits de traitement en contenant cette matière active. Pourtant, aussi bien les industriels qui le commercialisent que les agences publiques qui en évaluent les risques assurent que les nuisances de ces produits sont sous contrôle.
Au-delà du cas du glyphosate, cette controverse illustre les conflits relatifs à la protection de la main d’œuvre agricole exposée aux pesticides. Par définition toxiques, ces produits font, de longue date, l’objet de politiques publiques visant à protéger la santé des populations humaines exposées et plus particulièrement celles des travailleurs de l’agriculture qui sont de loin les plus touchés. Dès le milieu du siècle dernier, aux États-Unis comme en Europe, ces politiques ont pris la forme d’une autorisation administrative de mise sur le marché adossée à une évaluation réglementaire des risques. Cette dernière établit pour chaque pesticide une dose acceptable d’exposition et fixe les conditions d’usage qui garantissent que cette dose ne sera pas dépassée lorsque les produits seront épandus sur les champs.
Misant sur l’idée que, correctement informés des dangers des pesticides et des « bonnes pratiques » censées assurer leur protection, les agriculteurs peuvent utiliser sans risque les produits, ces politiques d’ « usage contrôlé » des pesticides reposent sur la diffusion, auprès des travailleurs agricoles, de recommandations d’hygiène via l’étiquette des produits, telles que le port de combinaisons et de gants. Or, au cours des dernières décennies, des enquêtes épidémiologiques sont venues battre en brèche cette idée, en mettant en évidence la sur-incidence de certaines pathologies chroniques chez les agriculteurs exposés aux pesticides. Ces travaux font état de risques accrus d’apparition de la maladie de Parkinson, du cancer de la prostate ainsi que d’hémopathies malignes. Si ces données sont encore en cours d’acquisition, elles mettent déjà en lumière les failles des politiques d’usage contrôlé.
Pourtant, la rhétorique s’appuyant sur l’usage contrôlé reste centrale dans les discours de justification qui entourent le recours massif aux pesticides en agriculture, comme l’a montré l’affaire du glyphosate.
Commercialisant le RoundUp, herbicide le plus vendu au monde et contenant du glyphosate, la société Monsanto a rappelé, suite au classement de cette substance comme cancérogène probable, qu’elle a « une longue histoire d’usage contrôlé. Partout dans le monde, les experts chargés de l’évaluer depuis quatre décennies sont massivement parvenus à la conclusion suivant laquelle le glyphosate, utilisé conformément aux indications de l’étiquette, ne représente pas un risque déraisonnable d’effets nocifs pour les populations humaines » (Monsanto, « IARC’s report on glyphosate », 21 avril 2017). De fait, les agences d’évaluation des risques des pesticides du monde entier se sont peu ou prou alignées sur cet avis, à l’image de l’agence australienne : « notre position est de considérer que tous les produits commercialisés qui contiennent du glyphosate sont sûrs dès lors qu’ils sont utilisés conformément aux instructions présentes sur leur étiquette » (Autorité australienne des pesticides et des médicaments vétérinaires, 3 août 2017).
Si cette croyance industrielle et institutionnelle dans le possible usage contrôlé des pesticides résiste ainsi à l’accumulation de données épidémiologiques contraires, c’est qu’elle plonge ses racines dans une histoire déjà ancienne où la politique, l’économie et la science n’ont cessé de se croiser pour construire et consolider des justifications à l’emploi massif des pesticides en agriculture. Nées dans les années 1950 aux États-Unis, creuset du productivisme agricole et de l’intensification du recours aux pesticides, les modalités réglementaires d’estimation de l’exposition professionnelle aux pesticides se sont étendues vers les pays européens à partir des années 1980.
Cette diffusion à l’échelle internationale de la mesure des contaminations de la main d’œuvre agricole a eu lieu sous l’effet de la mondialisation accrue des flux de marchandises agricoles. De fait, l’existence de particularités domestiques en matière d’évaluation des risques des pesticides était considérée comme induisant des biais de concurrence dommageables. Il en a découlé une dynamique d’harmonisation : en dépit de variations nationales, toutes les agences qui évaluent les risques des pesticides s’accordent sur un principe fondamental, suivant lequel l’estimation réglementaire de l’exposition professionnelle aux pesticides repose uniquement sur des données recueillies auprès d’agriculteurs se conformant aux bonnes pratiques mentionnées sur l’étiquette des produits testés.
C’est ici que le bât blesse : ces bonnes pratiques apparaissent assez virtuelles au regard de la réalité des conditions de travail en agriculture. C’est ce que montrent des données collectées par des épidémiologistes comme par des ergonomes, qui soulignent la difficulté que représente pour les agriculteurs le respect systématique des préconisations d’hygiène censées les protéger. Ces données devraient en toute logique conduire les agences d’évaluation des risques à réviser leurs modalités d’estimation des expositions des agriculteurs aux pesticides et à les adosser à des données recueillies dans des conditions plus représentatives des situations de travail réelles.
Cependant, le coût d’une telle révision apparaît prohibitif, puisqu’elle rouvrirait inévitablement des débats clos de longue date et qui ont débouché sur une standardisation de la mesure de l’exposition, et remettrait en cause toute l’infrastructure épistémique de l’évaluation des risques. Il en résulte un statu quo dont les agriculteurs font doublement les frais : non seulement l’emploi des pesticides met leur santé en péril, mais une démarche basée sur la réalité des pratiques les mettrait en position d’être jugés responsables de leurs propres souffrances. Ne pouvant respecter scrupuleusement les consignes des étiquettes, leurs conduites sont jugées négligentes quant aux bonnes pratiques agricoles par les acteurs industriels et institutionnels de l’évaluation des risques.
Tel est le prix de la standardisation de l’évaluation des risques des pesticides, pilier de la transnationalisation des flux de produits agricoles.
Chargé de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations, Jean-Noël Jouzel travaille sur les controverses liées aux enjeux de santé environnementale. Ses travaux portent en particulier sur les causes de la méconnaissance des maladies professionnelles provoquées par l’exposition des travailleurs aux produits toxiques. Ses recherches participent à l’essor actuel des travaux sur la construction sociale de l’ignorance.
Jean-Noël Jouzel – Pesticides. Comment ignorer ce que l’on sait , Presses de Sciences po, 2019
Jean-Noël Jouzel – Pesticides et santé humaine : entre toxicologie et épidémiologie, Cogito, 2018