Pourquoi les acteurs internationaux des politiques de développement s’intéressent-ils aux liens entre genre et climat ? Quels liens existent-ils entre le système de genre et celui du changement climatique dans les politiques des acteurs internationaux du développement ? Telles sont les questions que l’Agence française de développement a posé à une équipe de chercheurs de Sciences Po avec l’objectif de mieux en comprendre les enjeux et de définir sa politique en prenant en compte sa propre valeur ajoutée. C’est une équipe pluridisciplinaire*, composée de politistes et économistes, qui a permis de conduire cette recherche précise et innovante. Trois de ses membres en exposent ici les résultats.
Maxime Forest : Les liens entre le rapport des sociétés à leur environnement et celui entre les sexes ont été explorés dès les années 1970 par les différents courants de l’éco-féminisme. Le plus souvent, cette conjugaison s’est placée dans une perspective essentialisant un rapport différent des femmes à la nature. D’autres fois, il s’agissait d’établir un parallèle entre le système patriarcal et un autre système, fondé sur la captation et la marchandisation des ressources naturelles, héritier de la période coloniale.
Toutefois, c’est l’émergence de l’agenda de la lutte contre les changements climatiques, à compter des années 1990 et son intensification à mesure de l’accélération de ces changements, qui a fait émerger au niveau des acteurs du développement international et de l’action pour le climat, l’articulation entre la lutte pour les droits des femmes — et pour les droits liés au genre en général — et la lutte contre les dérèglements climatiques.
Les questions soulevées deviennent moins théoriques, et s’intéressent à l’impact différencié de ces dérèglements et de leurs conséquences en fonction du genre, de la position des femmes et des hommes dans la société, de leurs accès à l’éducation, à la santé, à la propriété, etc. Dans une moindre mesure, ces acteurs se penchent aussi sur la contribution des femmes aux mesures visant l’adaptation, l’atténuation et la résilience face aux changements climatiques, notamment sous l’angle de la transition dite « verte ». Si, comme le montre notre étude, les façons d’envisager ce lien sont assez restrictives, l’idée qu’un modèle de société qui reproduit des inégalités fondamentales entre les sexes soit aussi producteur d’une transformation de nos milieux de vie, fait son chemin parmi une poignée acteurs de la lutte contre le changement climatique.
Christlord Foreste : Le gender mainstreaming, à savoir l’intégration transversale du genre dans les politiques publiques, constitue une clé d’entrée des actions politiques de développement depuis la seconde Décennie des Nations Unies pour les droits de la femme (1985-1995), en passant par la conférence de Pékin en 1995, jusqu’à l’adoption des Objectifs de Développement du Millénaire en 2000. Mais c’est au cours des conférences des parties (COP) de la seconde moitié des années 2010,et plus particulièrement à travers le programme de Lima en 2014, qu’un agenda articulant l’enjeu « genre et climat » a été mis en place. Jusque-là, depuis le Sommet de la Terre de Rio de 1992, l’expansion de l’approche genre et développement et celle du gender mainstreaming avaient émergé de manière parallèle..
Paul Malliet : Ce projet était une occasion en or de le faire ! La réunion de ces deux disciplines est importante dans la compréhension des politiques économiques, notamment pour ce qui relève des cadres interprétatifs de pensée économique à partir desquels ces politiques sont élaborées. Notre travail a permis de prendre du recul par rapport à une présupposée objectivité de la science économique. Les résultats de cette étude montrent très bien la multiplicité de ces politiques et comment les différents acteurs du développement (bailleurs internationaux, ONG, agences nationales de développement) s’en emparent pour inscrire leur action.
Les méthodes quantitatives ne sont pas l’apanage des économistes, et dans le cadre de cette étude, le choix a été fait de s’inscrire dans l’approche méthodologique de l’analyse des cadres interprétatifs issue de la science politique (Critical Frame Analysis en anglais). Cette méthode vise à mener une analyse sémantique d’un corpus de textes, de comparer les discours selon différentes grilles, telles que leur origine institutionnelle, les concepts fondamentaux auxquels ils sont associés ou la façon dont ils combinent certains termes précis. Au-delà de ces considérations méthodologiques, interroger de manière critique les façons dont s’articulent les problématiques de genre et de climat selon les acteurs permet d’établir une cartographie des discours autour de ces enjeux.
Christlord Foreste : Notre analyse permet de saisir les différents cadrages des enjeux de genre et de changement climatique. Nous en avons repéré huit. Parmi eux : l’intégration du genre dans l’action climatique d’urgence au prisme des vulnérabilités, un cadrage qui privilégie les interventions d’urgence dans le contexte des catastrophes naturelles en prenant en compte la pauvreté, l’analphabétisme, l’exposition des filles et des femmes, violences basées sur le genre et l’exploitation sexuelle.
Maxime Forest : Un autre cadre interprétatif repéré par notre analyse appréhende le lien entre genre et climat sous l’angle du rôle des femmes comme agents économiques. Celles-ci sont envisagées comme une ressource inexploitée de la transition vers des économies décarbonées, qu’il conviendrait de les former. Il serait aussi important de leur octroyer davantage d’autonomie financière et juridique afin qu’elles puissent contribuer à cette transformation de nos économies : c’est ce qu’on appelle les « smart economics », une science économique qui intègre préoccupations sociales et environnementales. Cette approche, fondée sur une rationalité économique, selon laquelle l’égalité des sexes progressera à mesure que l’on démontrera qu’elle produit des dividendes économiques et sociaux pour les sociétés humaines. Très présent dans notre corpus, non seulement parmi les bailleurs multilatéraux comme le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale, mais aussi parmi les agences nationales de développement et certaines ONG, ce cadre interprétatif démontre la prégnance de ces approches économiques, prétendument objectives, qu’une économie féministe serait plus pertinente.
Christlord Foreste : Et un troisième cadrage assez fréquent met l’accent sur l’intégration transversale du genre (gender mainstreaming) dans l’agenda climat. Ce dernier est non seulement mobilisé en tant que méthode — laquelle consiste à intégrer la dimension du genre dans l’ensemble des champs d’intervention, programmes ou projets des acteurs du développement, mais aussi et surtout comme une force motrice facilitant l’intégration du genre dans l’agenda sur le climat. Entendu comme cela, les outils, essentiellement techniques (boîtes à outils, checklists, lignes directrices, budgétisation sensible au genre) du gender mainstreaming ouvrent la voie à des politiques sur le climat plus sensibles à la dimension genre.
Maxime Forest : Notre étude montre également la survivance de discours autour de l’empouvoirement (empowerment) des femmes, très présents dans les politiques de développement, mais qui se limitent souvent, à des actions spécifiques visant les filles et les femmes, sans remettre en cause les rapports de pouvoir producteurs des inégalités de genre. Nous avons aussi décelé la montée en puissance d’un cadre, baptisé « Women as mother Earth’s keepers », associant les discours éco-féministes des années 1970 et 1980. Cette approche se traduit notamment par l’attention portée aux savoirs traditionnels, notamment depuis la COP de Lima en 2014. par Je pense par exemple à la mobilisation du concept de Pacha Mama, la « terre-mère » des cosmogonies andines.
Nous avons aussi voulu tester une des nos hypothèses selon laquelle de nouveaux discours émergent, instruits par la matérialité des rapports de genre et les conséquences directes du changement climatique sur leur évolution. Nous avons d’abord testé si le genre était considéré comme un levier de transformation dans la perspective d’une transition juste et de la justice climatique. Instruite par la pensée féministe, il s’agit de modifier les rapports de pouvoir entre les femmes et les hommes et entre différents groupes afin de parvenir à des sociétés plus justes et plus durables. Ce cadre se révèle aller de pair avec une notion du genre plus englobante et par conséquent, moins binaire. Une deuxième orientation dont nous avons testé l’existence est l’articulation du genre avec d’autres facteurs d’inégalité ou de discrimination tels que l’âge, le statut social, le handicap afin d’appréhender leurs impacts sur les changements climatiques. De fait, cette approche existe bien, inclusive et différenciée qui prend en considération les groupes les plus marginalisés, tels que les populations indigènes, les travailleurs à domicile ou les membres des collectifs LGBTQ. En revanche, notre troisième hypothèse supposant l’émergence d’une approche associant les enjeux du genre et climat sous l’angle de la pensée décoloniale, n’a guère été confirmée, ce discours étant très peu présent dans notre corpus.
Paul Malliet : Cette étude s’inscrit pleinement dans la vocation opérationnelle de l’Agence française de développement, commanditaire de ce travail. Son idée était d’affiner sa compréhension de la façon dont est perçue l’articulation entre les problématiques de genre et de climat par les acteurs internationaux des politiques de développement, pour in fine élaborer sa propre grille de lecture et d’analyse de ces sujets.
Christlord Foreste : Si la commande émanait de l’AFD, et permet à l’agence de mieux se positionner et de poursuivre sa montée en puissance sur les enjeux liés au genre et aux changements climatiques, l’étude présente un intérêt pour l’ensemble des agences homologues et des acteurs du développement. Sur cette base, celles-ci peuvent mieux saisir les limites de leurs approches actuelles, mais aussi davantage se distinguer les unes des autres dans leurs manières de traiter de ces enjeux.
Maxime Forest : Ce travail est sans précédent de par l’ampleur du corpus analysé (près de 800 textes de références soit plusieurs dizaines de milliers de pages, rédigées en anglais, espagnol et français) et par sa méthode. Il suscite déjà de fortes attentes, notamment de la part des bailleurs multilatéraux, telles que les banques de développement, auxquels il a été présenté lors du Finance in Common Summit qui s’est tenu en amont du G20 d’octobre 2021. Il est aussi attendu dans la perspective de la prochaine commission de l’ONU sur le statut de la femme de mars 2022, dédiée aux enjeux genre et climat.
Plusieurs documents sont en cours de préparation avec l’AFD pour sa diffusion plus large, en attendant des publications académiques que permettent la méthodologie rigoureuse utilisée et le caractère innovant du sujet. Notre volonté commune est également de mettre rapidement à disposition l’intégralité du corpus, ainsi que notre grille de codage, afin de permettre aux acteurs de mieux s’orienter dans ce débat.
À plus court terme encore, ce travail est à l’origine d’une seconde commande de la part de l’AFD, consacrée à l’articulation des enjeux genre et « communs ». Ces deux approches ayant jusqu’à présent très peu dialogué. Or, il est primordial de comprendre la relation entre les questions de genre et la notion de « communs », cette dernière renvoyant à des modes de gestion (privée, étatique ou communautaire) de biens communs aussi différents que les ressources halieutiques ou les données personnelles produites par les nouvelles technologies.
*Cette recherche a été menée par l’Agence française de développement (AFD), le Programme de recherche et d’enseignement des savoirs sur le genre de Sciences Po (PRESAGE) et l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Six chercheuses et chercheurs y ont contribué : Maxime Forest, chercheur Sciences Po-PRESAGE, Christlord Foreste, assistante de recherche à l’OFCE, Meriem Hamdi-Cherif, économiste à l’OFCE, Paul Malliet, économiste à l’OFCE, Hélène Périvier, économiste à l’OFCE et directrice du Programme PRESAGE, et Serge Rabier, chargé de recherche à l’AFD.