par Caterina Froio
Assistant Professor au Centre d’études européennes et de politique comparée.
La présence en ligne d’organisations, d’activistes et de personnalités de droite extrême et la diffusion de leurs idées par le biais des réseaux sociaux sont en train de devenir l’épouvantail de la majorité des commentateurs et commentatrices de la vie politique. Si les chercheur.e.s s’accordent à dire que les réseaux sociaux permettent à ces entrepreneurs politiques de diffuser leurs idées, il reste encore à comprendre comment ces échanges se produisent et quels sont leurs contenus.
Voulant à répondre à ces questions, j’ai mené une recherche* avec Bharath Ganesh (Oxford Internet Institute) dont nous avons exposé les résultats dans la revue European Societies : The transnationalisation of far right discourse on Twitter.
Nous y avons étudié différentes formations d’extrême droite, c’est-à-dire des partis politiques et mouvements sociaux qui se caractérisent par leur ethnocentrisme et leur vision autoritaire de la société, suivant la définition de Cas Mudde présentée dans l’ouvrage Populist Radical Right Parties in Europe (Cambridge University Press, 2007).
Il s’agissait pour nous d’examiner les échanges sur Twitter entre ces formations, leurs activistes et leurs leaders dans quatre pays d’Europe Occidentale : France, Italie, Allemagne, Royaume-Uni. L’idée était d’identifier – malgré les spécificités nationales – les réseaux communs de diffusion, définir leurs caractéristiques, les idées qu’ils partagent et qui en sont les promoteurs. Pour cela, nous avons étudié les circulations transnationales de leurs discours numériques.
Partant du constat généralement établi qu’Internet est un refuge parfait pour l’expression politique d’extrême-droite (en raison de la facilité d’accès et des faibles coûts qu’il génère), et en observant l’absence de travaux sur la question des réseaux sociaux, nous avons souhaité comprendre si et comment Twitter peut permettre à ces communautés politiques de diffuser leurs idées au-delà des frontières nationales.
En effet, de nombreux travaux sur les extrêmes-droites historiques ou contemporaines ont montré que les discours ethnocentrés qui les caractérisent ne sont pas incompatibles avec leur volonté de s’étendre à l’international ou de coopérer avec des organisations étrangères.
Nous avons défini la transnationalisation de l’extrême-droite comme une focalisation sur un même thème. Autrement dit, l’extrême-droite est transnationale dès que des groupes liés appartenant à plus d’un pays partagent certains thèmes et développent une interprétation commune de la réalité sociale. Dans l’univers de Twitter, cette transnationalisation doit en toute logique se traduire par la mise en place d’échanges transnationaux sur des thèmes communs.
Ce travail s’appuie sur une base de données inédite couvrant les audiences numériques d’extrême-droite de France, d’Italie, d’Allemagne et du Royaume-Uni. Il s’agit des pays qui diffèrent considérablement quant à l’importance des partis d’extrême droite dans les urnes et quant à l’intensité des mobilisations de rue.
Pour chaque pays, un échantillon initial qui inclut une dizaine de comptes Twitter a été construit. Suivant la technique d’échantillonnage du purposive sampling, nous avons sélectionné les comptes Twitter en fonction de leur importance et de la diversité de leur nature (partis, mouvements, personnalités). Nous avons ensuite collecté les retweets de ces comptes (supposés manifester l’approbation du discours retweeté) sur les années 2016 et 2017, afin d’obtenir un échantillon systématique de retweetants significatifs des quatre pays étudiés.
Grâce à l’analyse des réseaux, nous avons pu détecter les liens transnationaux entre les organisations d’extrême droite sur la base de retweets effectués par des usagers d’extrême droite entre un pays et l’autre.
Nous avons ensuite codé les retweets en fonction de leurs contenus et avons comparé ces derniers aux contenus retweetés au sein des communautés nationales. Enfin, en isolant les effets de chaque variable, nous avons quantifié la probabilité que certains enjeux spécifiques (tels que l’économie, l’immigration, etc) ou les discours de certaines formations et/ou leaders en particuliers, soient retweettés dans des autres pays. Enfin, nous avons analysé les contenus pour décrire les cadrages interprétatifs accompagnant ces échanges.
Les résultats exposés dans le graphique ci-dessous se basent sur 6.454 retweetants identifiés comme ayant retweetté plus d’une fois un message d’extrême-droite. Sur les 55 983 retweets que nous avons identifiés, seuls 1617, soit à peine 3%, se sont avérés franchir les frontières.
Les résultats montrent aussi qu’un tweet a 47% de chances de devenir transnational s’il est émis par un parti politique (une formation participant aux élections), mais seulement 25% s’il ne l’est que par un simple mouvement (tel que la English Defense League). Parmi les retweets transnationaux, on retrouve deux thèmes particulièrement prégnants : l’économie et l’immigration, deux thèmes pour lesquels nous avons identifié 30% de chances d’être retweetés au niveau transnational.
Plus précisément, deux cadrages interprétatifs s’imposent comme transnationaux. Premièrement, l’islamophobie, décrivant les musulmans à la fois comme une menace culturelle et sécuritaire pour l’Occident, surfant sur les craintes d’invasion et de remplacement ethnique et sur la vision de l’islam comme une religion monolithique, fondamentaliste et idéologique. L’extrême-droite se positionne ainsi, de manière paradoxale, comme défenseure des libertés individuelles (comme celles des femmes ou des personnes LGBTQ) supposément typiques de l’identité nationale. Deuxièmement, le nativisme économique, qui valorise l’économie comme un moyen de servir les intérêts de la nation et de ses nationaux, s’abstrayant ainsi du clivage classique État-marché.
On observe en définitive une limitation de la dimension transnationale de l’extrême-droite sur Twitter, démentant ainsi l’idée d’une « internationale brune » (« dark international »). L’hétérogénéité idéologique qui caractérise cette famille idéologique apparaît comme trop importante pour être dépassée, y compris virtuellement, sauf pour des thèmes consensuels comme l’islam ou le nativisme économique. Cela s’observe par exemple avec les tweets qui ciblent les représentants politiques, qui ne parviennent pas à dépasser les frontières nationales de chaque formation d’extrême-droite, alors qu’il s’agit d’un thème commun à toutes, car la dénonciation des élites se fait à travers des références spécifiquement nationales.
En somme, cette recherche invite à questionner l’idée reçue de l’existence d’une “internationale brune”, au moins sur Twitter, à partir d’un constat majeur : sur Twitter les idées d’extrêmes droite sont diffusées au niveau transnational mais ces échanges restent limités à très peu de thèmes qui sont cependant centraux dans l’idéologie de l’extrême droite. Cela invite à considérer non seulement à la xénophobie sur internet, mais aussi à examiner le sentiment d’insécurité économique et à comment celui-ci peut se concilier tant avec une demande d’intervention de l’État en économie qu’avec une demande de “laisser-faire”. Seules de futures recherches sur d’autres formes de transnationalisme, réseaux sociaux, couvrant des périodes plus longues pourront nous informer plus précisément sur ces tendances.
* Cette recherche a été menée dans le cadre d’un projet de recherche VoxPol financé par l’Union européenne. Il s’appuie sur un réseau académique qui étudie l’importance, les contours, les fonctions et impacts de l’extrémisme politique violent en ligne et les réponses qui en résultent. En savoir plus (eng)
Caterina Froio est Assistant Professor en science politique/e-politics au Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE). Ses recherches s’intéressent aux partis politiques, à l’extrémisme de droite, à la digitalisation et aux formes de participation politique. En savoir plus