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Comment le travail est devenu un concept révolutionnaire

Révolte des Canuts de 1834. Gravure sur bois coloriée, BNF. Domaine public

Karl Marx, painted portrait. Crédits : Courtesy of Organ Museum, Thierry Ehrmann, CC BY 2.0, Flickr

À la veille de la révolution de 1848, les fondateurs du socialisme contemporain, en premier lieu Karl Marx et Pierre-Joseph Proudhon, considèrent la classe ouvrière comme une entité unifiée, un sujet révolutionnaire dont l’action permettrait de renverser le système capitaliste et d’instaurer le socialisme. Ces idées étaient alors assez nouvelles : vingt ans auparavant, les ouvriers étaient rarement considérés comme une classe sociale, et encore moins comme le sujet politique d’une idéologie socialiste. Le monde du travail était souvent pensé, y compris par les ouvriers eux-mêmes, comme divisé en métiers. Les raisons de ce basculement sont nombreuses, mais elles tiennent notamment à l’émergence d’une nouvelle conception du travail, considérée comme seule activité ayant de la valeur, économiquement, politiquement et moralement. Cette approche se dédouble rapidement et vient fonder deux discours sur le travail, l’un libéral et l’autre socialiste.

« Enrichissez-vous ! »

L’idée de classe ouvrière, groupe unifié défini par une activité commensurable appelée travail, n’est pas une invention des penseurs révolutionnaires. C’est d’abord un élément central de la pensée physiocratique du XVIIIe siècle, qui distinguait trois classes : les « productifs », les « propriétaires » et une troisième classe, dite « stérile », définie précisément par le travail non agricole(1)Marie-France Piguet, Classe, histoire du mot et genèse du concept: des Physiocrates aux historiens de la Restauration, Presses universitaires de Lyon, 1996.. Dans les années 1820, cette vision de la société divisée entre des classes définies par leur position dans le processus de production s’intègre à la conception de l’histoire développée par des historiens libéraux tels qu’Augustin Thierry, et plus encore François Guizot, chef de file des Doctrinaires. Selon ces derniers, les institutions politiques modernes, celles du gouvernement représentatif, sont liées à la montée des « classes moyennes », à savoir la bourgeoisie. Les ouvriers sont considérés par les libéraux, héritiers des idées de 1789, non comme faisant partie d’un système organique de métiers, mais comme des individus libres. Ils doivent être poussés à rejoindre la classe moyenne en s’enrichissant par leur travail — ce que Guizot résumera en 1843 par la formule saisissante « Enrichissez-vous » en réponse aux demandes d’extension du droit de vote. Car le travail, pour les Doctrinaires, n’est pas suffisant pour pouvoir exercer des droits politiques, en particulier le vote, alors réservé à 5 % environ des hommes adultes. Seules les capacités, c’est-à-dire les membres les plus aptes de la société, les plus riches, sont censés disposer des ressources nécessaires pour voter.
Cette dévalorisation politique du travail s’aiguise avec la révolution de 1830, qui fait pourtant apparaître la puissance des ouvriers parisiens. En trois jours, la monarchie restaurée en 1815 est vaincue, le duc d’Orléans prend la place de Charles X et François Guizot entre au gouvernement. Mais dès l’arrivée des libéraux au pouvoir, l’agitation ouvrière s’étend, notamment à Paris et à Lyon, jusqu’à l’insurrection des canuts lyonnais en novembre 1831. Les ouvriers, considérés d’un bloc, apparaissent comme un danger politique, des « barbares », selon l’expression du libéral Saint-Marc Girardin dans le Journal des Débats en décembre 1831, qu’il s’agit d’éduquer en permettant aux plus méritants d’atteindre, par leur travail, la propriété. Et en attendant, il s’agit de connaître ces ouvriers et de comprendre pourquoi ils constituent un tel danger.

Révolte des Canuts de 1834. Gravure sur bois coloriée, BNF. Domaine public

En 1834-1835, l’Académie des sciences morales et politiques charge l’un de ses membres éminents, le médecin Louis-René Villermé, de réaliser une vaste étude sur « l’état physique et moral des classes ouvrières »(2)François Jarrige et Thomas Le Roux, « Naissance de l’enquête : les hygiénistes, Villermé et les ouvriers autour de 1840 », in Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine: entre pratiques scientifiques et passions politiques, Éric Geerkens et al. (dir), La Découverte, 2019.. Après une longue carrière dans l’armée et une étude sur les prisons, Villermé est à l’avant-garde d’un nouveau mouvement de réformateurs hygiénistes qui entendent diagnostiquer et guérir les « infirmités sociales »(3)Annales d’hygiène publique et de médecine légale, prospectus, 1829.. Tout au long de son étude, Villermé tente d’établir que la pauvreté des ouvriers est un problème moral. Les conditions de vie des ouvriers sont meilleures que jamais, mais il leur manque les valeurs morales nécessaires pour s’enrichir, et souvent ils ne sont « misérables que par leur propre faute » : « Travailler mais jouir semble être la devise de la plupart d’entre eux »(4)Louis René Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie., vol. 2,, Jules Renouard, 1840.. Toute l’ambiguïté morale du travail tel que le conçoit Villermé est que si c’est une activité nécessaire et essentiellement moralisatrice, c’est aussi celle par laquelle les travailleurs, au contact les uns des autres, peuvent être contaminés par de mauvaises mœurs et des idées dangereuses.

Le travail, outil de lutte contre le libéralisme

Parallèlement, dans les années 1830, la situation des travailleurs devient un élément clé de l’opposition aux libéraux désormais au pouvoir. Des socialistes, des républicains et des ouvriers s’organisent pour former une coalition centrée sur l’idée qu’il existe bien une classe ouvrière, unifiée par le travail, souffrant d’une exclusion politique illégitime et d’un système d’exploitation moralement injuste. Une partie des disciples de Saint-Simon jouent un rôle majeur dans ce processus.
Comme les physiocrates, Saint-Simon voit la société comme composée de classes définies par leur position dans le processus de production. Mais selon lui le travail industriel, loin d’être stérile, est en fait la seule activité économiquement utile. Cela le conduit à formuler le paradoxe fondateur de cette classe qu’il appelle le prolétariat : la classe ouvrière est la plus utile, la plus nombreuse, et c’est pourtant la plus pauvre.

Claude Henri de Rouvroy de Saint-Simon. Domaine public

Après la mort de leur inspirateur, les saint-simoniens s’organisent en une Église fondée sur le concept d’un « Nouveau Christianisme» qu’ils tentent de diffuser, notamment auprès des ouvriers. Ils sont bientôt suivis par les sociétés républicaines qui fleurissent après la révolution de 1830. Les républicains aussi présentent la classe ouvrière comme unifiée, mais surtout comme caractérisée par son exclusion politique, puisqu’elle n’a pas le droit de vote. La Société des Droits de l’Homme, créée en 1832, s’adresse ainsi explicitement aux ouvriers : « L’association comptera principalement sur l’appui de ceux qui, déshérités de leurs droits politiques, à peine protégés par les lois civiles, faites par les riches et pour les riches, succombent sous l’excès du travail et le fardeau des charges publiques ; sur l’appui de ceux à qui la nature impose le devoir de ressaisir, ne fût-ce qu’en faveur de leurs enfants, leur titre et leur dignité d’homme et de citoyen. »(5)Exposé des principes républicains de la Société des Droits de l’Homme et du Citoyen, s.d., p. 11-12.
Seule une République donnerait aux ouvriers (les ouvrières ne sont pas prises en compte, alors qu’elles représentent un tiers de la classe ouvrière…), avec le droit de vote, la place qu’ils méritent, celle de sujet politique central.

D’un travail collectif à la propriété collective

Le point de divergence le plus important des saint-simoniens et de leurs alliés avec les libéraux est l’idée que le travail, s’il est correctement compris, est la clé d’une réorganisation complète de la société. Selon eux, selon un argument repris et développé dans les années 1840 par des socialistes comme Louis Blanc, Pierre-Joseph Proudhon, ou Constantin Pecqueur, le travail est moralement supérieur parce qu’il s’agit d’une activité marquée par la collaboration plutôt que par la compétition. Par conséquent, le système de propriété privée, immoral et condamnant les travailleurs à la pauvreté, devrait être remplacé par une association générale des travailleurs. De nombreux militants situés à l’intersection du monde ouvrier, du républicanisme et du socialisme défendent alors cette idée, comme le typographe Jules Leroux (6)Ludovic Frobert et Michael Drolet, Jules Leroux, d’une philosophie économique barbare, Editions Le Bord de l’eau, 2022.
Jules Leroux, frère de Pierre Leroux, lui aussi typographe, saint-simonien et premier à avoir formulé le concept de socialisme, est alors engagé dans le mouvement ouvrier parisien. En 1833, à l’occasion d’une réunion de typographes à Paris, il publie une brochure, Aux ouvriers typographes. De la nécessité de fonder une association ayant pour but de rendre les ouvriers propriétaires des instruments de travail, dans laquelle il développe son concept d’association. Réfutant l’importance des différences entre métiers, il définit les ouvriers comme partageant une condition commune, marquée par la soumission aux maîtres :
« Les ouvriers, quelle que soit leur profession, ont un sort égal au nôtre. Ils sont tous, dans les mains de leurs maîtres, des instruments de fortune ; ils sont tous soumis aux chances diverses de la concurrence ; tous ils ont une existence misérable, un salaire précaire et insuffisant. »(7)Jules Leroux, Aux ouvriers typographes. De la nécessité de fonder une association ayant pour but de rendre les ouvriers propriétaires de leur instrument de travail, Imprimerie de L.-E. Herhan, 1833, p. 9.
Cette condition commune n’est pas la liberté, mais « l’isolement » : dans le système libéral qu’il combat, « la classe n’existe pas, il n’y a que des individus »(8) Ibid., p. 11.. Cela met les travailleurs dans une situation immorale de concurrence, alors qu’ils devraient collaborer. Et pour Leroux, l’association entre les ouvriers est le seul moyen pour les ouvriers de s’émanciper, en devenant collectivement propriétaires de leur travail.
La conception du travail sous-jacente à cette défense de l’association ouvrière est développée par Jules Leroux dans d’autres textes, et en particulier dans la notice « Travail » de l’Encyclopédie nouvelle, un grand projet collectif dirigé par Pierre Leroux et Jean Reynaud(9)Vincent Bourdeau, « Un encyclopédisme républicain sous la monarchie de Juillet : Jean Reynaud (1806-1863) et l’Encyclopédie nouvelle », in Les encyclopédismes en France à l’ère des révolutions (1789-1850), Vincent Bourdeau, Jean-Luc Chappey et Julien Vincent (dir), « Les Cahiers de la MSHE », Presses universitaires de Franche-Comté, 2020.. Jules Leroux y rédige la plupart des articles économiques. Dans « Travail », il définit le travail de manière à la fois individuelle et collective, puisque les objets et les résultats sont « le produit de l’immensité des travaux, des ondes rayonnantes de l’infinie multitude des créatures passées, présentes et futures »(10)Encyclopédie nouvelle dictionnaire philosophique, scientifique, littéraire et industriel, offrant le tableau des connaissances humaines au 19. siècle par une société de savants et de littérateurs: SAP-ZOR, Libraire de Charles Gosselin, 1842, p. 523-530.. Il remet en cause la société d’alors, selon lui fondée sur la seule reconnaissance du « travail fini », individuel, au détriment du « travail infini », c’est-à-dire de la production collective de tous les êtres. Contre ce « régime propriétaire » immoral, il plaide pour une reconnaissance de la « vraie nature du travail », comme base d’une unité fondamentale de l’humanité au-delà de la fausse division en classes. Dans sa conception, la découverte de la véritable nature du travail entraînerait nécessairement « une réorganisation complète de la société » par la propriété collective des moyens de production et la dissolution de l’État dans une société réorganisée par l’association des travailleurs. Le travail ainsi saisi devient alors le pivot par lequel la société peut se trouver régénérée.
Lors de la révolution de 1848, cette conception du travail, apanage d’une classe ouvrière définie comme unifiée, injustement exclue de la politique et exploitée, deviendra la base d’une idéologie radicale, la République démocratique et sociale, éphémère mais dont le souvenir irriguera ensuite l’histoire du mouvement social.

Samuel Hayat, CEVIPOF

Chargé de recherche CNRS au CEVIPOF, Samuel Hayat travaille principalement sur la représentation politique et sur les révolutions et les mouvements ouvriers du XIXe siècle, au croisement de l’histoire des idées, de la sociologie historique et de la théorie politique. Voir ses publications.

 

Notes

Notes
1 Marie-France Piguet, Classe, histoire du mot et genèse du concept: des Physiocrates aux historiens de la Restauration, Presses universitaires de Lyon, 1996.
2 François Jarrige et Thomas Le Roux, « Naissance de l’enquête : les hygiénistes, Villermé et les ouvriers autour de 1840 », in Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine: entre pratiques scientifiques et passions politiques, Éric Geerkens et al. (dir), La Découverte, 2019.
3 Annales d’hygiène publique et de médecine légale, prospectus, 1829.
4 Louis René Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie., vol. 2,, Jules Renouard, 1840.
5 Exposé des principes républicains de la Société des Droits de l’Homme et du Citoyen, s.d., p. 11-12
6 Ludovic Frobert et Michael Drolet, Jules Leroux, d’une philosophie économique barbare, Editions Le Bord de l’eau, 2022.
7 Jules Leroux, Aux ouvriers typographes. De la nécessité de fonder une association ayant pour but de rendre les ouvriers propriétaires de leur instrument de travail, Imprimerie de L.-E. Herhan, 1833, p. 9.
8 Ibid., p. 11.
9 Vincent Bourdeau, « Un encyclopédisme républicain sous la monarchie de Juillet : Jean Reynaud (1806-1863) et l’Encyclopédie nouvelle », in Les encyclopédismes en France à l’ère des révolutions (1789-1850), Vincent Bourdeau, Jean-Luc Chappey et Julien Vincent (dir), « Les Cahiers de la MSHE », Presses universitaires de Franche-Comté, 2020.
10 Encyclopédie nouvelle dictionnaire philosophique, scientifique, littéraire et industriel, offrant le tableau des connaissances humaines au 19. siècle par une société de savants et de littérateurs: SAP-ZOR, Libraire de Charles Gosselin, 1842, p. 523-530.