Côme Salvaire, doctorant au Centre de recherches internationales, consacre sa thèse à l’architecture des organisations politiques des villes via le prisme de la gestion des déchets. Il s'intéresse en particulier à Lagos et Mexico. Aperçu de ses premiers travaux sur la gestion des déchets à Lagos.
L’environnement, un terrain d’autonomisation des villes
Les villes s’affirment aujourd’hui à l’avant-garde de la lutte contre la dégradation de l’environnement. Face à des États qu’elles dépeignent comme trop statiques, les grandes villes revendiquent leur capacité d’action dans le domaine environnemental, allant jusqu’à bousculer les échelons nationaux. Organisées en réseaux, tels que C40 Cities, elles invoquent l’émergence d’une diplomatie interurbaine en rupture avec la diplomatie des États-nations, capable de produire une coopération environnementale plus réactive et ambitieuse que ne le permettent les traités internationaux. Pour les maires et gouverneurs des métropoles, la gestion du changement environnemental apparaît comme un terrain d’opportunités pour la revendication d’une plus forte autonomie vis-à-vis des États.
Les politiques environnementales : un vecteur de dépolitisation ?
Pour autant, l’inscription des grandes villes mondiales dans le consensus environnemental global suscite une interrogation de premier ordre au sein de la recherche urbaine. De nombreux chercheur.e.s constatent l’effet de dépolitisation induit par les contraintes environnementales au niveau urbain. L’impératif « vert » ne servirait-il pas la mise en place d’une nouvelle ingénierie environnementale qui fait fi du débat et de la contestation politique au sein des villes ? Si l’action publique dans le domaine environnemental est aujourd’hui un terrain privilégié de renforcement et d’autonomisation des gouvernements urbains, quels acteurs et groupes sociaux en tirent profit ? Quels en sont les effets sur les structures politiques des métropoles ?
Inflation démographique et nouvelle architecture “politique”
Lagos, capitale économique du Nigeria, devenue aujourd’hui la mégalopole la plus peuplée d’Afrique subsaharienne constitue un laboratoire urbain particulièrement riche et notamment dans ce domaine spécifique qu’est la gestion des déchets.
Pris dans un mouvement d’urbanisation rapide dans les années 1980, Lagos et ses quatorze millions d’habitants sont confrontés depuis cette période, qui a coïncidé avec un très fort retrait des services urbains, à la gestion d’une nouvelle contrainte environnementale qui a poussé le tissu urbain à saturation au tournant du millénaire. Le développement d’une infrastructure de gestion des ordures depuis une dizaine d’années est allé de pair avec la transformation des structures institutionnelles et politiques de Lagos.
Nouveaux outils, nouvelles puissances
La mise en place d’une nouvelle chaîne d’acteurs pour l’organisation de la circulation des déchets au sein de la ville, débutée en 2005, s’est appuyée sur le déploiement de nouveaux instruments politiques (régulations, fiscalité) qui transforment profondément la scène politique de cette métropole africaine.
Dans la mesure où les régulations et nouveaux instruments de taxation rendent plus difficile le ramassage des ordures par les collecteurs informels, qui génèrent eux-même une rente informelle captée par les hommes politiques locaux et fonctionnaires de terrain, le réseau de gestion des déchets devient un allié technique puissant pour d’autres acteurs au niveau métropolitain.
L’infrastructure ouvre de nouvelles possibilités de contrôle spatial (organisation des flux de déchets, réorganisation des espaces pour permettre la collecte) qui contrastent avec le mode territorial en place depuis les année 1980, qui vise à maîtriser chaque quartier en l’intégrant dans des réseaux clientélistes. Les acteurs puissants, à commencer par l’État de Lagos, construisent et exploitent les possibilités offertes par le contrôle spatial. La noblesse locale, traditionnellement au cœur du contrôle territorial des quartiers de la ville, tend à se rapprocher du centre politique pour investir pleinement les nouvelles modalités portées par l’infrastructure de gestion des ordures.
Une gestion “propre” comme outil d’exclusion
La lutte de pouvoir qui s’articule autour du déchet a des conséquences importantes sur la vie des habitants, en particulier dans les quartiers les plus marginalisés. Ces derniers, n’ayant pas les ressources nécessaires pour s’adapter aux modes de contrôle spatiaux induits par l’infrastructure et dans l’incapacité de s’y « brancher », se trouvent fragilisés face au centre politique. Ainsi, le gouverneur de Lagos a appelé en novembre 2016 à la destruction des quartiers construits sur pilotis au-dessus de la lagune, où vivent plus de 300 000 personnes. Plusieurs dizaines de milliers d’habitants ont d’ores et déjà été chassés de chez eux. Ces destructions sont largement justifiées par un discours environnemental.
Un devenir incertain
A travers le déchet, on peut ainsi lire les transformations des rapports de pouvoir au sein des sociétés urbaines. Alors qu’il nous apparaît comme un objet neutre par excellence, le déchet est un « allié » politique crucial dans la formation des gouvernements urbains. En outre, le cas de Lagos montre que les pressions climatiques ou géologiques, une fois constituées en opportunités politiques, peuvent transformer la scène politique locale, et sont susceptibles d’accentuer les forces d’exclusion au sein des grandes villes.
Lire aussi
“It’s like a civil war”: in Lagos, land clearances can be fatal by Côme Salvaire and Charlie Mitchell, Citymetrics, Déc. 2016
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