Les injonctions à l’écocitoyenneté et à l’engagement dans la transition écologique sont partout. L’idée paraît évidente : en transformant nos pratiques individuelles de consommation, nos modes de déplacement et nos manières d’habiter, nous en serions les vertueux acteurs. Pourtant des données d’enquêtes récentes montrent que les marges de manœuvre offertes aux individus sont ténues et que la relation causale entre préoccupations exprimées et actions concrètes s’avère fragile.
Dans leur ouvrage La conversion écologique des Français : contradiction et clivages (PUF, 2023), les sociologues Philippe Coulangeon, Yoann Demoli, Maël Ginsburger et Ivaylo Petev mettent en parallèle la diffusion de pratiques écologiques avec l’évolution de nos modes de vie toujours marquée par la croissance continue du volume des biens électroménagers puis électroniques, des véhicules automobiles, souvent plus lourds et plus puissants, ou la consommation d’aliments ultra- transformés contenant des matières premières de provenance lointaine.
Si l’on en croit les enquêtes, les Français se déclarent aujourd’hui inquiets des dégradations environnementales et de leurs conséquences. Mais on remarque un niveau d’écoanxiété plus faible chez les moins diplômés. Apparaît aussi un sentiment de défiance à l’égard du progrès technique. Cette défiance affecte surtout les individus les plus diplômés, plutôt urbains, nés entre les années 1970 et le début des années 1990, pourvus d’un revenu assez élevé et situés politiquement à gauche. La défiance apparaît moindre dans les générations les plus anciennes.
L’analyse de Philippe Coulangeon et de ses co-auteurs révèle des clivages plus profonds lorsque l’on étudie les modes de vie les plus polluants. Le premier distingue les ménages selon le volume des achats, les déplacements automobiles et les équipements. Les auteurs identifient d’un côté les familles aisées, qui vivent en zone rurale ou périurbaine avec des niveaux de consommation élevés, et de l’autre, plus sobres, les ménages composés de personnes seules ou les couples de revenu modeste, vivant dans de petits logements loués en zone urbaine. Une sobriété qu’il est aisé de mettre en lien avec un faible niveau de ressources.
L’orientation éthique et écologique des pratiques (consommation locale, biologique, alimentation moins carnée…) permet aussi de différencier les modes de vie des ménages. Cette orientation éthique est plus fréquente dans les ménages de faible taille, plus âgés, vivant dans de petits logements et dotés d’un capital culturel élevé. Si certaines de ces pratiques permettent aux individus de manifester activement leurs préoccupations environnementales, celles-ci ne s’inscrivent pas nécessairement dans des modes de vie plus frugaux. Le plus souvent, cette frugalité n’est pas un choix, mais bien le produit d’une forme d’exclusion sociale.
Les modes de vie s’ordonnent aussi autour d’un ancrage plus ou moins local, plus ou moins global, entre, d’un côté, des agriculteurs et ouvriers ruraux ou de petites villes qui recourent peu aux transports de longue distance, et, de l’autre, des jeunes ménages de cadres, dans des grandes métropoles urbaines, habitués aux voyages en avion.
Les sociologues proposent donc de distinguer quatre profils de consommation/pollution typiques, quatre styles de vie ou d’empreinte environnementale :
Au total, aucune catégorie ne peut se prévaloir d’une forme d’exemplarité écologique.
Au vu de ces résultats, les auteurs proposent de reconsidérer les inégalités sociales du point de vue des dégradations que nos modes de vie font peser sur l’environnement. Ainsi, les politiques de sensibilisation devraient céder la place à des politiques publiques ciblant les déterminants structurels et les conditions sociales qui entraînent les pratiques les plus nuisibles. Les défis de la transition écologique imposent de repenser les termes de la question sociale. La justice sociale était traditionnellement pensée sous l’angle du partage des bénéfices de la croissance ; l’urgence écologique amène à reformuler la question. Comprendre la manière dont les groupes sociaux polluent est nécessaire pour aménager une transition juste, capable de prendre en compte les coûts différenciés qu’elle fait porter sur les individus.
Philippe Coulangeon est directeur de recherche CNRS au Centre de recherche sur les inégalités (CRIS). Ses recherches se situent à l’interface de la sociologie de la culture et de la sociologie des inégalités et des classes sociales. Il s’intéresse à la stratification sociale des goûts et des pratiques culturelles, ainsi qu’aux questions de démocratisation de la culture. Maël Ginsburger poursuit au CRIS une thèse de doctorat sur les pratiques environnementales, les inégalités sociales et les styles de consommation en France depuis 1985. Yoann Demoli est maître de conférences en sociologie au Laboratoire PRINTEMPS, UFR des sciences sociales, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Ivaylo D. Petev est chargé de recherche du CNRS au Centre de recherche en économie et en statistique (CREST) où il dirige le département de sociologie quantitative. Il explore les questions liées aux inégalités de consommation et de mode de vie, aux pratiques environnementales et à la discrimination.