On pourrait penser que le temps des croyances est révolu dans nos sociétés imprégnées de laïcité et désabusées des idéologies. Il n’en est rien. C’est ce que montre et explique, l’essai collectif “Croire et faire croire. Usages politiques de la croyance”, dirigé par Anne Muxel, chercheuse au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF). Réunissant un ensemble de contributions, il nous éclaire sur les nouvelles modalités, les nouveaux champs et usages de la croyance. Interview.
Qu’est-ce qu’une croyance ? Croit-on encore dans la France d’aujourd’hui ?
Anne Muxel – La croyance est une matrice au sein de laquelle se développent les mentalités et les représentations d’une société à un moment donné de son histoire. Elle exprime les répertoires de sens et les cartes mentales auxquels font appel les individus pour se repérer dans le monde social et politique. La croyance a plusieurs dimensions : elle est un dispositif qui nourrit et articule la capacité de croire et de faire croire, mais aussi la certitude et le doute en tant que forces de subversion. Se passer de croire est une éventualité peu réaliste, voire impossible. Certes, la société française figure parmi les plus sécularisées d’Europe, mais les croyances n’ont pas disparu, loin de là. Cependant, elles sont de plus en plus éclatées, compartimentées. Elles s’expriment au travers d’une mosaïque de références, de modèles et de finalités. Même les croyances collectives – par exemple le rapport aux idéologies ou à des valeurs telles que les droits de l’homme – se sont particularisées et individualisées.
Votre ouvrage fait appel à des domaines tels que la littérature et les arts visuels (cinéma, peinture). En quoi le rapprochement de ces disciplines avec les sciences sociales et humaines est-il fécond ?
A.M – Ce livre propose en effet d’éclairer les mutations et les recompositions de la croyance à partir d’une diversité de regards. La croyance opère dans tous les secteurs de la vie sociale, de la famille à la politique, en passant par les choix privés, religieux et culturels. On pourra lire des chapitres très divers, portant sur la représentation de la prière dans l’histoire de la peinture, sur la manière de mettre en scène le pouvoir au cinéma, sur la difficile transaction des enfants de collaborateurs avec ce à quoi avaient pu croire leurs parents, ou encore sur la façon dont les mères considèrent l’engagement djihadiste de leurs enfants.
Vous montrez un lien entre croyance et politique….
A.M – Un certain nombre de contributions mettent en évidence une prolifération des institutions du croire, et donc des croyances, qui vont de pair avec un affaiblissement de la croyance en la politique. Les nouvelles formes du populisme par exemple, accompagnent le déclin des idéologies politiques constituées, tout en promouvant une idéologie faible, éclectique, capable de répondre à la diversité des frustrations et des malaises identitaires. Nul étonnement à ce qu’il attire notamment les jeunes générations.
Comment situez-vous cet ouvrage par rapport aux deux précédents que vous avez aussi dirigés à savoir “La vie privée des convictions” et “Temps et politique. Les recompositions de l’identité” ?
A.M – Ces trois ouvrages constituent une série qui résulte d’un travail sur la thématique « Politique, affectivité, intimité » que j’ai conduit ces cinq dernières années. Le but était de déporter certains questionnements de science politique en s’appuyant sur des champs disciplinaires tels que l’histoire, la psychanalyse, la philosophie ou encore la littérature et le cinéma, et d’étudier la construction des identités politiques, la temporalité et la durabilité des engagements, ou encore la fin des idéologies, sous des angles encore peu explorés. Dans “La vie privée des convictions” nous analysons les liens entre sphère privée et sphère publique, ce que j’ai appelé la « politisation intime » des individus. Nous y démontrons que chacun élabore ses choix à partir de critères fondés sur des notions de ressemblance et de proximité. Ce qui fait que la sphère privée est un terrain à part entière de l’aventure démocratique. Dans “Temps et politique. Les recompositions de l’identité”, nous nous penchons sur les recompositions des identités politiques et l’impact des temporalités historiques, sociales et biographiques sur le rapport au politique. Il met au jour la manière dont le politique est travaillé par le temps, qu’il s’agisse du temps collectif des générations ou de celui, plus intime, des âges de la vie. “Croire et faire croire” clôt cette série en s’attaquant à ce socle essentiel de l’ordre social et politique qu’est la la croyance.
Anne Muxel est directrice de recherches CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF). Elle travaille dans le domaine des attitudes et des comportements politiques, en privilégiant d’une part la sociologie électorale et d’autre part les phénomènes de socialisation politique, de transmission intergénérationnelle et de construction de la mémoire.