par Carlo Barone, Observatoire sociologique du changement
En matière d’éducation, les femmes surpassent désormais les hommes : leurs taux de réussite aux diplômes dans le secondaire et l’enseignement supérieur sont nettement plus élevés dans quasiment tous les pays de l’OCDE(1)En France 26% des femmes, contre 23% des hommes, ont en 2020 un diplôme de niveau Bac+3. Source INSEE.. Grâce à ces progrès, les écarts de rémunération et de carrière entre les sexes se sont considérablement réduits au cours des dernières décennies. Aujourd’hui, les femmes accèdent autant que les hommes aux emplois diplômés.
Cependant, lorsque l’on examine leurs domaines d’études, les femmes restent sous-représentées dans certains emplois, en particulier les mieux rémunérés comme l’ingénierie et les TIC. Au contraire, elles sont surreprésentées dans d’autres emplois ou secteurs, caractérisés par des revenus inférieurs à la moyenne, tels que le domaine artistique ou les sciences humaines.
On constate aussi que la ségrégation entre les sexes dans l’enseignement supérieur est très résistante au changement, y compris dans les cohortes les plus récentes.
Or, cette ségrégation dans les métiers et les secteurs est l’un des facteurs principaux expliquant l’écart salarial entre les hommes et les femmes. Il faut donc comprendre comment et quand elle se génère, afin de la contrer par des politiques efficaces. Malheureusement, ses ressorts ont été peu étudiés. Si plusieurs hypothèses ont été proposées, les preuves empiriques restent rares et surtout limitées aux États-Unis.
Pour éclaircir cette énigme, Carlo Barone et Estelle Herbaut ont exploité une riche enquête longitudinale à grande échelle, réalisée en France par l’office statistique du Ministère de l’Éducation nationale (DEPP). Elle permet de suivre une cohorte d’étudiants depuis leur entrée dans l’enseignement secondaire jusqu’à la fin de leur cursus supérieur. Les auteurs ont ainsi utilisé un ensemble de données recueillies auprès d’élèves, d’enseignants, de parents et de plusieurs sources administratives(2)Estelle Herbaut, Carlo Barone, “Explaining gender segregation in higher education: longitudinal evidence on the French case”, British Journal of Sociology of Education, 2021..
L’argument le plus courant pour expliquer cette ségrégation genrée est d’avancer que les filles ont moins de compétences en mathématiques et en sciences. Elles choisiraient ainsi moins souvent des disciplines et des métiers à forte dominante mathématique comme l’ingénierie. Cependant, des enquêtes internationales telles que PISA (Programme for International Student Assessment de l’OCDE) ou TIMSS (Trends in International Mathematics and Science Study) indiquent que dans la plupart des pays de l’OCDE, les écarts de niveau en mathématiques entre les sexes sont faibles. Ceux dans les matières scientifiques encore plus faibles, voire réussissent parfois plus aux filles dans certains pays.
Certes, les garçons sont surreprésentés dans la partie supérieure de la distribution des compétences en mathématiques, ce qui pourrait améliorer leur accès aux domaines relevant des sciences et techniques. Mais les résultats obtenus par Carlo Barone et Estelle Herbaut indiquent que le modeste avantage des garçons en mathématiques ne joue en fait aucun rôle explicatif dans cette ségrégation. Par ailleurs, on peut noter que les filles sont actuellement surreprésentées dans certains domaines scientifiques comme la biologie et la médecine, et même… certaines filières mathématiques, un fait qui est probablement lié à leur intérêt pour l’enseignement. Les compétences peuvent aussi se lire dans l’autre sens. Les filles réussissent beaucoup mieux que les garçons en linguistique et en sciences humaines. Par conséquent, elles pourraient être tentées de choisir ces domaines où elles sont très performantes. Cette seconde explication met l’accent sur les forces et les atouts des filles plutôt que sur leurs faiblesses. Mais l’étude de Barone et Herbaut indique que cette explication ne tient pas non plus. Dans l’ensemble, les écarts de compétences entre les filles et les garçons importent peu.
Pourrait-on avancer que les filles sont moins carriéristes que les garçons ? Qu’elles attacheraient moins d’importance aux revenus ou au prestige de leurs futures professions ? Cette troisième clé n’est pas plus opérante. L’étude révèle que les différences entre les sexes à cet égard sont faibles et jouent un rôle encore moins important pour induire une ségrégation genrée dans le parcours éducatif et la carrière. Par conséquent, l’argument selon lequel les filles ne sont pas assez ambitieuses pour se lancer dans des carrières scientifiques s’avère aussi faible que l’argument selon lequel elles ne sont pas assez qualifiées pour les assumer. Cette conclusion confirme surtout les résultats d’une précédente étude que Carlo Barone a mené en Italie, en utilisant la même approche analytique, ce qui suggère que cette conclusion n’est pas spécifique au cas français (3)Carlo Barone and Giulia Assirelli – “Gender Segregation in Higher Education: An Empirical Test of Seven Explanations”, Higher Education, 2020..
Les deux clés suivantes font référence aux stéréotypes de genre véhiculés par les enseignants et les parents. Les auteurs se montrent prudents sur ces questions, faute de pouvoir recueillir des données robustes. Contrairement aux données sur l’acquisition de compétences, le niveau scolaire ou les choix de carrière, il est difficile de mesurer les stéréotypes des adultes à l’aide de données d’enquête. Cela dit, leur pouvoir explicatif semble limité et nous savons d’après d’autres travaux que, du moins pour les enseignants, il y a des raisons de croire qu’ils jouent un rôle limité dans la résilience de la ségrégation genrée dans l’enseignement supérieur.
Le rôle prégnant des stéréotypes inconscients
Qu’est-ce qui peut donc se cacher derrière les différents choix des filles et des garçons ? Un des facteurs qui semble important est lié aux préférences genrées pour des professions spécifiques. Si les filles attachent autant d’importance que les garçons aux revenus et à la stabilité de l’emploi, elles sont particulièrement attirées par les professions orientées vers les soins, comme celles de psychologue, d’enseignante ou de travailleur social.
Les garçons sont eux plus intéressés par les emplois à orientation technique. On pourrait dire que les filles sont plus motivées pour interagir avec les gens pour les aider, tandis que les garçons sont plus attirés par la manipulation des objets et des relations spatiales. Si nous pensons aux jouets que les filles et les garçons reçoivent dans leur petite enfance, nous voyons comment ces préférences professionnelles révèlent le pouvoir persistant de stéréotypes de genre et de pratiques de socialisation.
Les choix d’orientation au lycée sont un autre facteur explicatif clé. Le genre compte de façon importante dans le choix des matières et des spécialités dans les filières générales (bac scientifique, économique et social, littéraire) et dans les filières technologiques ou professionnelles. Les effectifs de filles dominent dans les cursus de design, de santé et de services sociaux, tandis que les garçons se dirigent plus volontiers vers les programmes d’études axés sur l’industrie. Ces différences dans les parcours au lycée circonscrivent les domaines d’études supérieures accessibles et se répercutent dans leur carrière future. Il est intéressant de noter que l’étude susmentionnée sur le cas italien présente les mêmes schémas, avec de forts effets de dépendance dans le choix de filière au secondaire et dans le supérieur.
Globalement, les analyses de Carlo Barone et Estelle Herbaut suggèrent que les étudiants adoptent un double filtre de sélection : ils considèrent les domaines qu’ils seront en capacité de suivre et se projettent dans ceux qu’ils aimeraient fréquenter, offrant un débouché professionnel.
On constate d’abord que les deux filtres ne conduisent pas toujours à préférer nettement un domaine d’étude. Des travaux précédents ont montré que les étudiants peuvent rester longtemps indécis, hésitant entre deux ou trois domaines jusqu’au dernier moment. De plus, les étudiants sont souvent mal informés sur les débouchés et perspectives offertes sur le marché du travail par les différentes filières. On constate en effet que les interventions visant à apporter des informations d’orientation ont pu réduire cette ségrégation. Deux récentes études randomisées permettent de l’observer : un groupe d’étudiants que l’on a informé longuement sur le déroulé de carrière, l’état du marché du travail et les rémunérations selon la filière d’enseignement choisie a fait des choix moins genrés que le groupe témoin qui n’a pas reçu ces indications. Plus précisément, ce sont les choix des filles – et uniquement elles – qui ont évolué. Elles se sont moins dirigées vers des filières de l’enseignement supérieur typiquement féminines telles que humanité ou psychologie, et vers plus de filières neutres telles que économie ou droit, avec des conséquences sur les emplois correspondants(4)Carlo Barone, Antonio Schizzerotto, Giovanni Abbiati, and Gianluca Argentin – “Information Barriers, Social Inequality, and Plans for Higher Education: Evidence from a Field Experiment”, European Sociological Review, 2017.
Les auteurs soulignent aussi que cette ségrégation court tout au long de la scolarité. Cela suggère d’intervenir le plus tôt possible, lorsque les élèves font des choix d’orientation, parfois dès le premier cycle du secondaire. Or, la plupart des programmes visant à réduire cette ségrégation ne sont proposés qu’à la fin du lycée. Par ailleurs, ils consistent le plus souvent en de courtes interventions valorisant auprès des élèves des modèles de genre atypiques : des chercheuses en sciences dures par exemple pour tenter de contrer les stéréotypes. Malheureusement, une récente analyse systémique de ce type d’interventions indique qu’elles sont largement inefficaces. Ceci n’est pas surprenant, car elles arrivent trop tardivement dans le processus de choix de discipline et de carrière. Intervenir plus tôt et plus longuement paraît essentiel.
Une double stratégie pourrait ainsi être proposée aux décideurs politiques : jouer la complémentarité entre des interventions précoces durant la scolarité jouant sur la construction des aspirations professionnelles et des interventions de nature informationnelles plus précises et ciblées envers les étudiants indécis, lorsque l’heure du choix approche.
Carlo Barone est professeur de sociologie spécialisé dans l’éducation et la stratification sociale et chercheur à l’Observatoire sociologique du changement (OSC). Il est affilié au Laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques (LIEPP) où il dirige l’axe Politiques éducatives. Il utilise couramment des bases de données internationales permettant de dévoiler les ressorts de la mobilité sociale et des ségrégations, tout au long de la vie, dans une perspective comparatiste. Il met en œuvre des méthodes expérimentales et des interventions de terrain, comme c’est le cas actuellement sur l’aide à la lecture familiale en école primaire.
Notes[+]
↑1 | En France 26% des femmes, contre 23% des hommes, ont en 2020 un diplôme de niveau Bac+3. Source INSEE. |
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↑2 | Estelle Herbaut, Carlo Barone, “Explaining gender segregation in higher education: longitudinal evidence on the French case”, British Journal of Sociology of Education, 2021. |
↑3 | Carlo Barone and Giulia Assirelli – “Gender Segregation in Higher Education: An Empirical Test of Seven Explanations”, Higher Education, 2020. |
↑4 | Carlo Barone, Antonio Schizzerotto, Giovanni Abbiati, and Gianluca Argentin – “Information Barriers, Social Inequality, and Plans for Higher Education: Evidence from a Field Experiment”, European Sociological Review, 2017 |